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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXXilP  ANNÉE.  —  SECONDE  PÉRIODE 


TOME  XUV.   —   !«'  MARS  1863. 


PARIS.  —  IMPRIMERI,E  DE  J.  CLAYÊ 

nUE    SAINT-BENOIT,    7 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 

XXXIIP  ANNÉE.  —  SECONDE   PÉRIODE 


TOME  QUARANTE-QUATRIÈME 


PARIS 


BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE     SAINT-BENOIT,    20 

1863 


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M'-'-'  LA  QUINTINIE 


PREMIÈRE     LETTRE. 
A    M.     HONORÉ    LEMONTIER,    A    PARIS. 


Aix  en  Savoie»  l**"  juin  1861. 

Eh  bien!  oui,  père,  j'ai  du  chagrin,  tu  l'as  deviné,  tu  l'as  senti. 
Elle  ne  m'aime  pas  ! 

Qui,  elle?  Tu  voyais  bien,  tu  comprenais  bien,  au  désordre  de  mes 
lettres,  et  tu  sais  bien  qu'à  mon  âge,  et  de  l'humeur  dont  tu  m'as 
fait,  il  n'y  a  qu'un  rêve  :  être  aiméj  et  qu'une  souffrance  :  aimer  sans 
espoir. 

Surtout  ne  t'afflige  pas  :  je  ne  suis  pas  faible,  ni  lâche,  ni  fou,  ni 
ingrat.  Je  sais  que  si  je  me  laissais  abattre,  je  te  briserais  le  cœur. 
Je  lutterai,  je  lutte.  N'aie  pas  peur,  ton  enfant  tâchera  d'être  un 
homme. 

Je  suis  agité  ce  soir.  Je  m'efforcerai  d'être  calme  demain.  Je  ne 
sortirai  pas,  et  je  passerai  ma  journée,  s'il  le  faut,  à  te  raconter 
mon  histoire.  Prends  patience.  Je  crois  que  ce  récit  me  fera  du  bien. 
Trois  semaines  d'émotion  sans  t'ouvrir  mon  cœur,  c'était  trop.  J'é- 
touffe. A  demain,  père.  Tu  sais  que  d'abord  et  avant  tout  je  t'aime 
de  toute  mon  âme. 

Emile. 

deuxième   lettre. 

A    M.    HONORÉ    LEMONTIER,    A    PARIS. 

Aix  en  Savoie,  2  juin  1861. 

M'y  voici.  11  pleut.  Je  me  suis  enfermé  dans  l'espèce  de  chalet 
apocryphe  que  j'habite  à  côté  d'Aix.  Je  ne  veux  m' occuper  que  de 


6  REFUE    DES    DEUX    MONDES. 

toi  aujourd'hui.  Ne  me  gronde  pas  si  j'écris  comme  un  chat.  C'est 
déjà  beaucoup  que  de  pouvoir  écrire. 

Elle  a  vingt-deux  ans.  C'est  trop  pour  moi,  n'est-ce  pas?  Je  me  le 
suis  dit.  C'est,  en  raison  de  la  précocité  de  son  sexe  et  de  l'expé- 
rience qu'elle  a  peut-être  déjà  du  monde,  dix  ans  de  plus  que  mes 
vingt-quatre  ans;  mais  quand  je  l'ai  vue  d'abord,  je  l'ai  crue  beau- 
coup plus  jeune.  Son  premier  aspect  est  celui  d'une  enfant. 

Tu  vois  que  ce  n'est  pas  d'Élise  Marsanne  que  je  te  parle.  Élise 
est  une  charmante  personne.  J'ai  fait  tout  mon  possible  pour  désirer 
d'être  son  mari.  Tu  le  désirais,  toi,  et  tu  avais  raison.  Elle  est  la 
fdle  de  ton  ami,  elle  est  mon  amie  d'enfance.  Je  suis  venu  ici  soits 
prétexte  de  flâner  comme  elle,  et  au  fond  pour  te  complaire  en  m'at- 
tachant  à  cette  belle  et  chère  enfant.  Eh  bien!  je  ne  sais  quel  refus 
obstiné  s'est  fait  en  nous.  Je  n'ai  jamais  pu  venir  à  bout  de  l'aimer 
autrement  que  comme  ma  sœur,  et  on  n'épouse  pas  sa  sœur. 

Ne  dis  pas  que  je  suis  capricieux,  non.  Je  n'ai  point  encore  fini 
d'être  naïf,  et  surtout  je  n'ai  pas  travaillé  à  cesser  de  l'être;  cela,  je 
te  le  jure  ! 

Et  puis  il  n'y  a  pas  de  ma  faute  !  Si  Élise  m'eût  aimé,...  que  sait- 
on?...  Mais  point.  Élise  est  toujours  notre  Lisette  si  gaie,  si  franche, 
si  gentille,  et,  disons-le  aussi  sans  reproche,  si  positive  !  Toujours 
la  même  raison  enjouée,  le  même  esprit  d'ordre,  les  mêmes  rires 
en  présence  de  tout  ce  qui  sent  Y  exagération.  C'est  comme  cela,  ti\ 
sais  bien,  qu'elle  appelle  tout  ce  qui  émeut  un  peu  vivement  les 
autres,  et  il  ne  dépend  pas  de  moi  de  n'être  pas  facile  à  émouvoir, 
si  bien  que  je  suis  un  exagéré  à  ses  yeux,  et  qu'elle  me  pardonne 
d'être  comme  je  suis.  Elle  est  bien  bonne,  j'en  suis  très  reconnais- 
sant; mais  ce  continuel  pardon  amical  me  laisse  calme,  et  tu  m'as 
permis  de  ne  pas  me  marier  sans  amour. 

Lucie  a  donc  vingt-deux  ans.  Lucie  est  brune,  assez  grande;... 
elle  a  des  yeux...  Eh  bien  !  non,  je  ne  peux  pas  te  décrire  Lucie... 
Demande-moi  la  couleur  des  yeux  et  des  cheveux  d'Élise,  comment 
sont  faits  ses  doigts  et  ses  bagues ,  comment  elle  s'habille  :  je  sais 
tout  cela,  et  je  pourrais  t'en  faire  un  portrait  aussi  minutieusement 
étudié  que  si  j'étais  peintre;  mais  Lucie,  non!  Pour  moi,  son  image 
remplit  le  monde  et  ne  saurait  être  concentrée.  Mon  cœur  m'étouffe, 
et  ma  main  tremble  rien  qu'à  écrire  son  nom  ! 

Son  père  est  le  général  La  Quintinie,  que  tu  ne  connais  pas,  je 
pense,  et  qui  commande  dans  je  ne  sais  quel  département.  Descend- 
il  du  La  Quintinie  des  jardins  du  temps  de  Louis  XIV?  Peu  importe. 
Le  grand-père  maternel  de  Lucie,  xM.  de  Turdy,  habite  un  château 
qu'il  a  sur  le  lac  du  Bourget.  Lucie  a  été  élevée  par  ce  grand-père 
et  par  une  grand' tante  avec  laquelle  elle  passe  les  hivers  à  Chain- 
béry.  L'été,  elle  habite  sans  sa  tan-te  le  manoir  de  l'aïeul. 


MADEMOISELLE    LA    QUIiNTIlNIE.  / 

Elle  a  passé  deux  ou  trois  ans  à  Paris  dans  le  couvent  où  était 
Élise  Marsanne.  Malgré  une  certaine  différence  d'âge,  elles  s'ai- 
maient beaucoup,  et  en  venant  à  Aix,  Élise  se  faisait  une  grande  fête 
de  la  revoir.  Elle  a  été  tout  de  suite  lui  rendre  visite  avec  sa  mère. 
Le  soir  même,  elle  m'a  parlé  d'elle.  —  Si  vous  connaissiez  Lucie, 
me  disait -elle,  vous  n'auriez  pas  assez  de  mots  à  grand  effet  dans 
votre  vocabulaire  exalté  pour  dire  l'impression  qu'elle  vous  cause- 
rait. 

—  C'est  donc  une  merveille? 

—  Ah  !  une  merveille!  Voilà  déjà!  —  Et  la  bonne  Élise  de  rire. 
Moi  aussi,  je  riais.  Le  surlendemain,  j'ai  rencontré  Lucie  chez  ces 

dames.  Élise  me  regardait  en  riant  toujours.  J'étais  très  calme,  très 
froid,  si  froid  et  si  calme  que,  Lucie  partie,  j'ai  dit  à  Élise  que  son 
amie  était  très  bien. 

Mais  le  coup  était  porté,  vois-tu!  Si  j'avais  dit  seulement  trois 
paroles,  je  me  serais  trahi  et  rendu  ridicule,  j'aimais  Lucie.  Pour- 
quoi? Oui,  au  fait,  pourquoi  Lucie  et  pas  une  autre?  Il  y  en  a  ici  à 
choisir  pour  objet  de  mes  rêves,  des  demoiselles  plus  ou  moins  à 
marier,  des  brunes,  des  blondes,  des  Anglaises  sentimentales,  des 
Parisiennes  pimpantes,  des  Allemandes  toutes  roses,  des  Italiennes 
toutes  pâles.  Lucie  n'est  rien  de  tout  cela.  Elle  n'est  peut-être  pas 
jolie;  je  n'en  sais  rien.  Elle  m'a  regardé,  elle  m'a  salué,  je  lui  ai  dit 
trois  mots  insignifians,  j'avais  probablement  l'air  stupide.  Elle  m'a 
vaguement  souri,  et  avec  tout  cela  elle  m'a  pris  mon  cœur  comme 
si  elle  me  le  tirait  de  la  poitrine  avec  ses  deux  mains,  et  elle  l'a  em- 
porté avec  elle,  probablement  sans  y  attacher  plus  d'importance  qu'à 
une  feuille  que  l'on  cueille  ^  passant  et  par  distraction  à  une 
branche  du  chemin. 

Père,  toi  qui  as  aimé,  est-ce  comme  cela  qu'on  devient  amou- 
reux d'une  femme?  Se  rend-on  compte  de  ce  qui  vous  plaît  en  elle? 
Est-on  dans  son  bon  sens  quand  cette  flèche  vous  arrive  sans  qu'on 
l'ait  prévue,  sans  qu'on  ait  eu  le  temps  de  s'en  préserver?  Oh!  le 
vieux  Gupidon  avec  son  carquois  et  son  arc!  Je  n'avais  jamais  songé 
que  ces  emblèmes  fussent  l'explication  de  l'éternel  phénomène,  de 
l'événement  fatal,  aussi  vieux  que  le  monde,  et  aussi  vrai  il  y  a 
quatre  mille  ans  qu'il  l'est  encore  aujourd'hui! 

Mais  je  suis  peut-être  fou  !  Dans  le  temps  de  froid  examen  où  nous 
vivons,  doit-on  être  ainsi  la  proie  des  antiques  fatalités  et  des  in- 
stincts aveugles?  Ne  doit-on  pas  raisonner  tout,  même  l'amour,  et  se 
dire,  comme  plusieurs  que  je  connais  :  A  quoi  cela  me  mènera-t-il? 
Tu  ne  m'as  pourtant  pas  appris  cela,  toi  !  Tu  ne  m'as  pas  recom- 
mandé de  veiller  sur  les  élans  spontanés  de  mon  cœur!  11  m'a  sem- 
blé au  contraire  que  tu  désirais  me  le  conserver  chaud  et  entier: 
mais  tu  pensais  que  j'aimerais  Élise  et  que  mon  bonheur  viendrait 


8  REYUE   DES    DEUX    MONDES. 

d'elle.  Je  l'ai  cherché  ailleurs,  ou  plutôt  la  fatalité  m'a  appelé  ail- 
leurs, car  me  voilà  malheureux.  Du  moins  je  souffre.  Et  je  vis  pour- 
tant! et  je  ne  sais  pas  guérir! 

C'est  bien  vulgaire,  il  me  semble!  Je  me  fais  l'effet  d'un  amou- 
reux classique.  Vorrei  e  non  vorrei.  Je  ne  sais  ce  que  c'est,  je  ne 
sais  ce  que  j'ai,  et  je  ne  sais  pas  le  dire,  à  toi,  médecin  de  mon  âme. 
J'ai  l'orgueil  profondément  irrité,  et  par  momens  je  suis  honteux 
de  moi.  Aide-moi  donc  à  me  retrouver  !  Je  ne  comprends  pas  ce  que 
je  suis  devenu. 

Le  jour  où  pour  la  première  fois  j'ai  vu  Lucie,  j'ai  passé  la  soirée 
à  me  promener  avec  Henri.  Il  a  vu,  à  mon  silence,  qu'il  y  avait  en 
moi  du  changement,  et  il  m'a  dit  en  riant  :  Tu  es  donc  amoureux? 
J'ai  nié,  et  puis  j'ai  avoué. 

—  Eh  bien!  m'a-t-il  dit,  je  la  connais  cette  Lucie,  elle  est  riche, 
mais  tu  l'es  aussi.  Vos  situations  se  valent,  et  on  ne  lui  connaît  pas 
d'engagemens.  Sa  famille  est  très  considérée,  la  tienne  aussi;  je  ne 
vois  pas  d'obstacles.  Fais-toi  aimer. 

Fais-toi  aimer!  comme  si  cela  était  aussi  facile  que  de  se  faire 
voir  !  J'ai  été  si  épouvanté  d'un  conseil  où  je  sentais  toute  mon  âme 
et  tout  mon  repos  en  jeu,  que  je  l'ai  repoussé  vivement.  Je  ne  sais 
quelle  sotte  honte  m'a  fait  mentir  après  la  sincérité  du  premier  aveu  : 
j'ai  prétendu  que  je  n'étais  pas  épris  au  point  de  faire  la  moindre 
démarche  avant  d'avoir  réfléchi  et  surtout  avant  de  t' avoir  consulté. 

Pour  le  dernier  point,  je  sentais  bien  que  je  te  devais  la  première 
confidence.  Eh  bien!  j'ai  osé  encore  moins  avec  toi  qu'avec  moi- 
même.  Il  m'a  semblé  qu'un  sentiment  si  subitement  éclos  te  ferait 
sourire,  à  moins  d'être  exprimé  avec  une  certaine  mesure;  j'ai  es- 
sayé de  t'écrire  raisonnablement  que  j'avais  perdu  la  raison.  Je  n'ai 
pas  pu  résoudre  un  pareil  problème. 

Le  lendemain,  comme  je  flottais  dans  cette  agitation  vague  et 
terrible,  le  hasard  ou  plutôt  ma  destinée  m'a  conduit  au  château 
de  Turdy.  Il  avait  été  convenu  que  j'irais  avec  M'"^  Marsanne  et  sa 
fille  à  l'abbaye  de  Hautecombe,  que  nous  connaissions  déjà,  mais 
où  nous  n'avions  pas  visité  la  fontaine  intermittente ,  dite  des  Mer- 
veilles. C'est  une  attrape  bien  conditionnée;  mais  le  lac,  vu  de  la 
hauteur,  est  si  joli!  Et  puis  Élise  et  sa  mère  étaient  gaies;  Henri, 
qui  nous  servait  de  cicérone ^  est  toujours  parfaitement  aimable;  les 
petits  bateaux  du  lac  sont  trop  petits  et  parfaitement  incommodes, 
mais  ils  sont  bien  menés  par  de  bons  Savoyards  enjoués  et  obli- 
geans,  et  notre  promenade,  riante  par  elle-même,  pouvait  supporter 
beaucoup  de  déceptions. 

Comme  nous  redescendions  le  lac.  Élise  proposa  de  me  montrer 
de  près  le  château  de  Turdy,  qui  est  sur  la  même  rive  que  l'ab- 
baye, à  peu  près  en  firf*  f^^i\-les-Bains.  Le  cœur  me  battit  bien 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  9 

fort;  mais  j'eus  l'air  de  ne  m' intéresser  qu'au  château,  et  nos  bate- 
liers nous  déposèrent  à  un  petit  port  composé  de  quelques  maisons 
de  pêcheurs  ombragées  de  beaux  arbres  et  tapies  à  la  rive,  dans 
l'échancrure  d'un  rocher. 

Tu  connais  ce  beau  pays  de  Savoie;  je  ne  sais  si  tu  te  rap'peUes 
cette  localité,  tout  ce  rivage  du  lac,  du  côté  que  ferme  à  pic  la  mu- 
raille dentelée  appelée  la  chaîne  des  monts  du  Tchaty  du  Chat  en 
langue  vulgaire.  Nous  avons  vu  ensemble  de  plus  grands  lacs  et  de 
plus  hautes  montagnes  ;  mais  celles-ci  ont  une  élégance  de  formes 
et  une  limpidité  de  couleur  qui  me  charment.  Ce  beau  calcaire  du 
Jura  se  refuse  aux  teintes  sombres  de  l'humidité  et  aux  souillures 
pittoresques  de  la  décrépitude.  Le  vieux  manoir  de  Turdy,  édifice 
élégant  dans  sa  force  et  planté  à  mi-côte  de  la  montagne,  mire  dans 
le  lac  trop  bleu  peut-être  sa  face  carrée,  peut-être  trop  blanche. 
Les  constructions  du  chemin  de  fer  sur  la  rive  opposée  sont  trop 
blanches  aussi,  mais  elles  ne  jurent  pas  sur  les  roches  pâles  et  nues 
qu'elles  décorent  de  tourelles  et  de  portiques  encorbellés  à  l'entrée 
et  à  la  sortie  de  chaque  tunnel.  Il  y  en  a,  je  crois,  huit  ou  dix  le 
long  du  lac  que  côtoie  la  voie  ferrée.  Voilà  les  riantes  fortifications 
de  l'âge  moderne,  et  je  n'ai  pu  me  refuser  à  cette  réflexion  qu'Élise 
n'a  pas  voulu  prendre  au  sérieux,  et  qui  me  frappait  pourtant 
comme  une  idée  saine  et  rassurante  pour  l'avenir  :  c'est  que  les 
tours  à  mâchicoulis  et  les  monumentales  barrières  de  cette  région  ne 
ferment  plus  la  communication  entre  les  peuples,  mais  qu'elles 
l'ouvrent  au  contraire  avec  les  forces  souveraines  de  l'industrie,  à 
travers  les  flancs  compacts  des  montagnes,  obstacles  que  la  nature 
elle-même  semblait  avoir  voulu  poser  à  l'échange  des  relations  so- 
ciales, et  que  l'homme  a  pu  et  voulu  vaincre. 

La  partie  du  Jura  que  je  te  décris,  par  manière  de  calmant, 
avant  de  te  faire  entrer  dans  mon  orage  intérieur,  est  donc  surpre- 
nante de  couleur  fraîche  et  d'aspect  théâtral.  C'est  bien  le  pays  que 
la  faahion  européenne  a  pu  adopter  pour  ses  promenades  de  santé 
ou  de  plaisir.  Des  routes  magnifiques ,  des  constructions  coquettes, 
des  chalets  luxueux,  d'antiques  manoirs  rajeunis,  des  cultures  vi- 
vaces,  un  grand  air  de  bien-être  et  de  propreté  chez  les  habitans 
enrichis  par  l'affluence  des  étrangers,  tout  cela  ne  parlerait  pas 
assez  à  l'imagination  de  l'artiste,  si,  à  deux  pas  du  riant  vallon 
d'Aix  et  du  paisible  lac,  la  nature  ne  reprenait  sa  libre  et  forte  allure 
alpestre.  J'ai  pu  en  juger  lorsque,  arrivés  à  Turdy,  nous  nous  sommes 
trouvés  tout  d'un  coup  sur  la  terrasse  formée  par  le  vaste  sommet 
du  massif  carré  du  vieux  château.  De  là  on  domine  tout  le  lac,  long» 
étroit,  sinueux  et  ressemblant  à  un  large  fleuve  du  Nouveau-Monde; 
mais  quel  fleuve  a  cette  transparence  de  saphir  et  ces  miroitemens 
irisés? 


10  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Le  msînoir  de  Turdy  n*est  pas  loin  de  l'extrémité  du  lac ,  côté  de 
Chambéry.  Il  est  situé  à  deux  ou  trois  heures  de  marche  verticale, 
juste  au-dessous  de  la  Dent-du-Chat^  la  ])ointe  la  plus  élevée  de 
cette  crête  marmoréenne  qui  presse  le  rivage  en  plongeant  tout 
droit  dans  le  flot,  et  assis  sur  un  rocher  qui  dépasse  et  mouvementé 
un  peu  la  ligne  trop  roide  de  ce  rivage  abrupt.  Ce  rocher  est  assez 
vaste  pour  porter  un  paysage  entier  de  jardins  et  de  fabriques  ad- 
mirablement posé  dans  ses  ondulations.  Le  manoir  est  d'un  beau 
style  et  de  taille  à  figurer  sans  mesquinerie  parmi  les  escarpemens 
qui  le  portent  et  le  dominent.  Il  est  complètement  inhabité,  quoi- 
que en  bon  état  de  réparation  extérieure;  mais  probablement  il  fau- 
drait, pour  arranger  l'intérieur,  des  dépenses  trop  considérables, 
et  généralement  les  habitans  du  pays  préfèrent  accoler,  au  pied  ou 
au  flanc  de  ces  vastes  et  incommodes  constructions  de  leurs  pères, 
des  logis  modernes  à  la  mode  anglaise  ou  suisse.  Celui  de  Turdy  est 
bas  et  occupe  une  ligne  assez  longue,  avec  des  ailes  en  retour. 
Ombragé  d'un  gros  massif  de  beaux  arbres,  il  est  comme  caché  et 
abrité  par  la  forteresse  contre  le  couronnement  de  laquelle  il  s'ap- 
puie, tournant  le  dos  au  lac  et  ne  regardant  pas  même  en  face  de 
lui  la  muraille  austère  de  la  montagne,  qui  lui  est  cachée  par  les  gros 
tilleuls  du  jardin.  En  revanche  une  large  échappée  de  vue  à  gauche, 
sur  la  terrasse  en  demi-cercle  de  ce  jardin,  permet  d'embrasser 
toute  la  vallée  de  Cliambéry,  à  laquelle  l'extrémité  du  lac  sert  de 
premier  plan,  et  dont  le  profond  horizon  est  fermé  par  les  glaciers 
majestueux  des  grandes  alpes  de  neige.  Mais  la  vue  générale  du  site 
est  à  prendre  sur  le  toit  plat  du  vieux  château.  De  là  on  voit  s'ouvrir 
magnifiquement  la  gorge  qui  serre  le  lac ,  et  on  peut  compter  les 
nombreux  plans  et  méandres  de  la  vallée  de  Chambéry,  large  et 
long  soulèvement  bosselé,  fouillé,  craqué  et  disloqué  dans  tous  les 
sens,  et  enfin  aflaissé  dans  son  ensemble  désordonné,  au  milieu  du 
soulèvement  resté  debout  des  montagnes  environnantes. 

C'est  un  beau  spectacle  que  celui  de  cette  nature  en  ruine  que 
décore  une  splendide  végétation,  vierge  en  apparence,  bien  que 
partout  dirigée  ou  utilisée  par  la  main  de  l'homme.  Elle  est  si  ga- 
zonnée,  si  arrosée,  si  lavée  et  si  fraîche  de  ton,  cette  nature  savoi- 
sienne,  qu'on  peut  lui  reprocher  quelquefois,  surtout  aux  environs 
d'Aix,  d'être  un  peu  vignette  anglaise,  paysage  romantiques  com- 
posé et  colorié  à  plaisir.  D'autre  part,  les  cultures,  où,  comme  en 
Italie,  la  vigne  court  en  guirlandes  sur  les  arbres,  mais  ici  avec  une 
coquetterie  plus  arrangée,  ont  un  air  de  fête  champêtre  qui  manque 
ua  peu  de  naïveté.  Heureusement  à  deux  pas  de  là  le  roc  nu  avec 
des  chutes  d'eau  dans  ses  brisures,  les  ravins  profondément  tran- 
chés et  charriant  des  blocs  au  milieu  des  prairies,  les  arbres  et  les 
terres  entraînés  par  les  orages,  montrent  bien  que  la  beauté  primi- 


MADEMOISELLE    LA   QUINTINIE.  11 

tive  conserve  ici  une  certaine  habitude  terrible,  et  que  ni  le  touriste 
de  la  belle  saison  ni  le  patient  et  laborieux  paysan  de  la  montagne 
ne  l'ont  encore  soumise  entièrement  à  leur  profit  ou  à  leur  plaisir. 

Je  regardais  ce  grand ,  fier  et  doux  tableau ,  songeant  au  plaisir 
de  vivre  là,  près  d'une  femme  aimée,  lorsqu'une  voix  déjà  connue 
comme  si  je  l'eusse  entendue  toute  ma  vie  me  fit  tressaillir  et  frisson- 
ner :  c'était  M"®  La  Quintinie,  qu'on  nous  avait  dite  absente,  et  qui 
rentrait  de  la  promenade  avec  son  grand-père.  Elle  accourait  embras- 
ser Élise,  et  M""^  Marsanne  se  hâta  de  me  présenter  à  M.  de  Turdy. 

C'est  un  .grand  vieillard  maigre,  poli,  un  peu  timide,  assez  insi- 
gnifiant à  première  vue,  mais  que  je  ne  pouvais  cependant  pas  re- 
garder sans  intérêt,  car  il  avait  une  réputation  de  grande  honora- 
bilité, et  je  savais  déjà  que  Lucie  l'adore.  Il  m'accueillit  avec  cette 
politesse  provinciale  qu'on  raille  à  Paris,  mais  que  je  trouve  fort 
l3onne  et  fort  agréable  quand  elle  n'est  pas  exagérée,  et  c'était  ici  le 
cas.  On  nous  fit  entrer  au  salon,  et  il  n'y  eut  pas  moyen  de  s'en 
aller.  Lucie  retenait  obstinément  ces  dames  à  dîner.  M.  de  Turdy, 
qui  connaissait  un  peu  Henri,  nous  retint  tous  les  deux.  On  renvoya 
nos  bateliers,  on  se  chargeait  de  nous  faire  reconduire  le  soir. 

C'est  ainsi  que  je  me  suis  trouvé  introduit  et  accepté  dans  la 
maison  de  Lucie,  non  comme  un  prétendant  qui  n'eût  peut-être 
jamais  osé  se  présenter,  mais  comme  un  hôte  et  un  ami  de  plus  que 
le  hasard  protège.  Je  ne  sais  pas  trop  ce  qui  s'est  passé  avant  et 
pendant  le  dîner.  Je  ne  sais  pas  mieux  dire  dans  quel  état  d'émo- 
tion bizarre  je  me  trouvais.  J'avais  des  envies  nerveuses  de  rire  et 
de  pleurer,  et  si  j'eusse  bu  autre  chose  que  de  l'eau,  je  me  serais 
cru  surpris  par  l'ivresse. 

Peu  à  peu  je  me  suis  retrouvé  en  rencontrant  deux  ou  trois  fois 
les  yeux  de  Lucie  fixés  sur  moi  et  comme  étonnés.  J'ai  repris  l'ai- 
sance que  donne  l'habitude  du  monde,  mais  non  le  calme  intérieur. 
La  voix  de  Lucie,  extraordinairement  forte  et  douce  en  même  temps, 
me  frappait  de  secousses  électriques  chaque  fois  qu'elle  s'élevait 
au-dessus  du  diapason  de  la  causerie  intime.  Cette  voix  a,  je  t'as- 
sure, une  puissance  fascinatrice,  et  je  crois  même  qu'elle  est,  en  ce 
qui  me  concerne  du  moins,  la  plus  grande  séduction  extérieure  de 
Lucie.  Elle  est  parfois  vibrante  comme  l'airain  et  remplit  le  milieu 
où  elle  résonne  comme  une  sorte  de  commandement  majestueux. 
Son  rire  est  si  franc,  si  large,  si  chantant,  qu'il  n'y  a  pas  d'orage 
qu'il  ne  doive  couvrir  ou  disperser.  Une  interpellation  directe  de 
cette  voix  à  son  diapason  élevé  est  comme  un  appel  aux  armes  dans 
le  tournoi  de  la  conversation.  Et  puis,  dès  qu'elle  a  engagé  un 
échange  quelconque  de  paroles,  elle  s'emplit  d'une  suavité  qui 
semble  verser  des  torrens  de  tendresse  et  d'abandon,  quelque  insi- 
gnifiant que  soit  le  fond  de  l'entretien. 


12  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Ceci  ne  veut  pas  dire  que  Lucie  parle  avec  frivolité  sur  quoi  que 
ce  soit.  Au  contraire,  elle  est  sérieuse  sous  un  grand  air  de  gaîté 
juvénile;  mais  je  veux  te  faire  comprendre  qu'avant  de  l'apprécier 
dans  son  intelligence  on  est  déjà  subjugué  par  son  accent. 

Son  regard  est  comme  sa  voix,  il  est  franc  et  doux,  non  pas  hardi, 
mais  brave,  trop  souvent  distrait  peut-être,  mais  toujours  pénétrant 
quand  on  l'obtient  en  plein  visage,  et  bienveillant  pour  peu  qu'on 
le  mérite.  Ses  yeux  sont  d'une  limpidité  que  je  n'ai  jamais  trouvée 
dans  les  yeux  noirs.  Ils  ne  sont  pas  noirs  du  reste,  du  moins  je  les 
vois  d'un  ton  orangé  quand  je  parviens  à  me  rendre  compte  de 
quelque  particularité  en  la  regardant,  car,  malgré  mon  habitude  de 
contempler  avec  un  soin  égal  l'ensemble  et  les  détails  de  toute  chose 
et  de  tout  être,  ce  qui  me  domine  dans  l'aspect  de  Lucie,  c'est  l'en- 
semble. Cela  tient  à  ce  qu'il  m'est  impossible  de  la  regarder  de 
sang-froid.  Je  ne  sais  quel  vertige  flotte  autour  d'elle;  c'est  comme 
le  frissonnement  d'un  nimbe. 

Mais  comme  je  dois  t'impatienter  avec  mon  récit  qui  n'avance 
pas!  Ce  jour-là,  il  ne  se  passa  rien  du  tout  entre  elle  et  moi,  rien 
d'apparent  du  moins.  Nous  étions  parfaitement  étrangers  l'un  à 
l'autre,  et  je  me  taisais  dans  la  crainte  de  perdre  une  seule  de  ses 
paroles  ou  de  me  distraire  de  l'émotion  délicieuse  où  je  me  sentais 
plongé.  Qu'a-t-elle  dit?  a-t-elle  dit  quelque  chose?  De  quoi  a-t-on 
parlé  autour  de  nous  ce  jour-là?  Je  n'en  sais  absolument  rien.  J'é- 
tais dans  un  état  surprenant;  il  me  semblait  faire  un  rêve  de  som- 
nambule, marcher  au  bord  d'un  précipice  avec  aisance  et  savourer 
l'enivrement  de  l'abîme  avec  la  confiance  d'un  fou. 

J'ai  été  seulement  frappé  de  la  manière  dont  elle  m'a  dit  adieu. 
M.  de  Turdy  engageait  Henri  à  revenir  souvent  le  voir,  et  comme  il 
s'était  aperçu  de  mon  admiration  pour  le  beau  site  où  s'élève  sa 
demeure,  il  m'invitait  à  revenir  aussi.  Sa  petite-fille  et  lui  nous  ont 
reconduits  jusqu'au  bord  du  lac,  où  deux  barques  nous  attendaient. 
Dans  la  première,  qui  est  celle  de  M.  de  Turdy,  il  n'y  a,  en  sus  des 
bateliers,  de  place  que  pour  deux  personnes.  C'est  un  de  ces  petits 
canots  elfilés  qui  nagent  avec  une  vitesse  étonnante.  M'"»"  Marsanne 
et  sa  fille  s'assirent  dans  cette  barque  et  passèrent  devant.  Il  y  en 
avait  une  plus  grande  pour  Henri  et  pour  moi;  celle-ci  s'appelait 
leg  Amt'g,  la  première  s'appelle  Lnric.  Je  compris  que  M.  de  Turdy 
n'admettait  jamais  d'autre  passager  que  lui-même  avec  sa  petite- 
fille,  et  je  lui  en  sus  un  gré  infini.  Ces  embarcations  sont  si  étroites 
qu'il  n'y  a  vraiment  aucune  pudeur  à  y  entasser  des  femmes  études 
hommes.  En  nous  quittant,  M.  de  Turdy  nous  cria  :  au  revoir,  et 
Lucie  répéta  d'une  voix  franche  ce  mot,  qui  ne  s'adressait  qu'à  moi 
pai*  le  fait  du  hasard.  J'étais  entré  le  dernier  dans  la  barque,  j'avais 
encore  un  pied  sur  le  rivage,  et  Henri  était  déjà  au  bout  de  la 


MADEMOISELLE    LA   QUINTINIE.  13 

proue,  prétendant  ramer  à  la  place  du  batelier  pour  ne  pas  prendre 
froid. 

Il  eut  bientôt  assez  de  cette  gymnastique.  Le  lac  est  plus  îai-ge 
qu'il  ne  paraît.  Henri  vint  donc  s'asseoir  près  de  moi.  La  lune  était 
resplendissante,  et  le  ciel,  criblé  d'étoiles,  ressemblait  à  un  ciel  de 
Naples.  Je  ne  voulais  parler  que  de  ce  beau  spectacle,  mais  Henri 
me  parla  de  Lucie.  —  Eh  !  me  dit-il,  il  va  bien,  il  va  même  très 
bien,  ton  mariage!  C'est  très  romanesque,  et  pourtant  cela  va  tout 
seul. 

J'étais  épouvanté  de  cette  ouverture,  je  la  trouvais  insensée,  et  si 
tout  autre  qu'Henri  Valmare  me  l'eût  faite,  je  crois  que  je  me  serais 
fâché.  Me  parler  avec  cette  légèreté,  cette  liberté  d'esprit  du  but 
terrible  et  sacré  de  l'amour,  et  cela  au  début  du  premier  sentiment, 
à  riuvasion  du  premier  trouble,  c'était  me  traiter  comme  on  ferait 
d'un  oiseau  que  l'on  précipiterait  sans  ailes  dans  l'inconnu  de  l'es- 
pace. Je  ne  répondis  point.  Je  sais  qu'Henri  est  bon  quand  même. 
C'est  le  plus  intime,  sinon  le  plus  sympathique  de  mes  amis  d'en- 
fance. Il  a  ton  estime  et  ton  affection  ;  mais  tu  avais  bien  raison  de 
me  dire  :  «  Vous  ne  vous  comprendrez  pas  toujours.  »  Le  fait  est 
que  déjà  nous  ne  nous  comprenions  plus  du  tout,  et  que  sa  précipi- 
tation me  semblait  un  outrage  à  la  divine  pureté  de  mon  premier, 
rêve. 

Il  ne  s'inquiéta  guère  de  mon  silence.  — J'ai  beaucoup  parlé  de  toi 
à  M.  de  Turdy,  reprit-il.  Comme  il  me  questionnait  sur  ton  compte, 
frappé  qu'il  était  de  ton  heureuse  physionomie,  je  lui  ai  raconté 
toute  ta  vie,  la  manière  dont  ton  père,  resté  veuf  de  bonne  heure, 
t'a  élevé  lui-même,  à  lui  tout  seul  et  à  sa  manière,  en  homme  très 
fort,  très  admirable  et  très  original  qu'il  est,  comme  quoi  cet  ex- 
cellent père  avait  réussi  à  faire  de  toi  un  garçon  charmant,  cheva- 
leresque, poétique,  un  véritable  Amadis  des  Gaules.  J'ai  dit  tout 
cela  sans  rire,  parce  que  j'aime  ton  père  et  toi,  parce  que,  tout  en 
vous  trouvant  singuliers,  je  vous  estime  à  l'égal  de  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  dans  le  monde,  et  mon  vieux  Turdy,  qui  n'est  pas  mal  don 
Quichotte  non  plus,  a  pris  feu  tout  de  suite.  Il  ne  m'a  pas  demandé 
si  tu  étais  riche  ou  pauvre,  mais  si  tu  étais  occupé.  J'ai  répondu  : 
//  s'occupe^  ce  qui  n'est  peut-être  pas  la  même  chose;  mais  il  n'a 
point  paru  faire  de  distinction,  et  je  te  jure  que  tu  as  fait  sa  con- 
quête et  par  conséquent  celle  de  sa  charmante  petite-fille,  qui  ne 
voit  que  par  ses  yeux. 

Je  ne  répondais  toujours  point.  Je  ne  voulais  ni  approuver  la  pré- 
cipitation d'Henri,  ni  le  dégoûter  de  me  rendre  service,  car  je  sen- 
tais bien  qu'il  pouvait  seul  suppléer  à  ma  timidité...  D'où  vient  que 
cette  brusque  façon  de  me  pousser  dans  ma  destinée  me  faisait 
souffrir? 


f4  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

II  remarqua  mon  silence  et  parut  s*en  inquiéter.  — Après  ça,  me 
dit-il,  peut-être  t'es-tu  moqué  de  moi  en  me  disant  que  tu  étais 
épris  de  M"*'  La  Quintinie,  et  peut-être  au  fond  penses-tu  toujours 
à  M"*  Mai'sanne? 

—  Dis-moi,  lui  répondis-je,  que  tu  es  amoureux  d' Élise,  et  lais- 
sons l'autre  tranquille.  Pauvre  jeune  fille,  si  riante  et  si  heureuse, 
qu  a-t-elle  fait  d'excentrique  ou  de  hasardé  aujourd'hui,  pour  que 
deux  écoliers  en  vacances  se  permettent  d'épier  le  premier  batte- 
ment de  son  cœur  et  de  disposer  de  sa  vie  dans  leurs  rêves? 

Henri  se  prit  à  rire,  et  puis  tout  d'un  coup  il  me  développa  d'un 
ton  fort  sérieux,  et  pour  la  première  fois,  ses  théories  sur  l'amour 
et  le  mariage.  «  Mon  cher  ami,  dit-il,  libre  à  toi  de  te  prendre  pour 
un  écolier;  mais  moi,  je  sens  que  je  suis  un  homme,  et  un  homme 
de  mon  temps,  qui  plus  est.  A  vingt-cinq  ans,  j'en  ai,  à  beaijpoup 
d'égards,  cinquante.  Tu  ne  m'en  fais  pas  ton  compliment,  je  le 
sais,  je  t'en  dispense.  Je  n'ai  pas  la  prétention  de  te  servir  de  mo- 
dèle, et  je  ne  me  permets  pas  de  vouloir  rien  déranger  au  système 
d'éducation  que  ton  père  t'a  appliqué.  Je  suis  ce  qu'on  m'a  fait,  ce 
que  le  monde  d'aujourd'hui  fait  de  tous  les  jeunes  gens  qui  ne  se 
présentent  pas  à  lui  armés  de  toutes  pièces  par  la  déesse  Minerve, 
^et  cuirassés  de  théories  plus  ou  moins  transcendantes.  Je  ne  suis 
pas  venu  au  monde,  comme  toi,  avec  une  fortune  bien  établie.  Mon 
père  a  mangé  gaîment  la  sienne  sans  trop  songer  à  mon  avenir, 
c'était  son  droit.  Il  m'a  procuré  un  emploi  assez  lucratif  dans  un 
ministère.  Je  suis  un  homme  occupé^  moi,  et  je  n'en  suis  pas  plus 
fier,  car  mon  occupation  ne  sert  absolument  à  rien  et  ne  me  prend 
pas  une  parcelle  de  mon  intelligence ,  de  mon  cœur  .ou  de  ma  vo- 
fonté.  Je  suis  un  privilégié  qui  ne  feint  même  pas  de  travailler,  vu 
qu'il  est  fier  et  méprise  l'hypocrisie,  un  être  complètement  inu- 
tile à  la  société,  et  qui  ne  se  soucie  pas  plus  d'elle  qu'elle  ne  se 
soucie  de  lui.  Mon  père  s'est  servi  d'une  influence  acquise  par  ses 
opinions;  moi,  je  n'ai  pas  encore  d'opinions  politiques,  et  comme  je 
suis  un  honnête  garçon,  je  ne  feins  pas  plus  d'en  avoir  que  je  ne 
feins  de  prendre  mon  emploi  au  sérieux.  Je  sais  très  bien  qu'en 
perdant  mon  père  je  resterai  sans  appui,  et  que  si  j'ai  affaire  alors 
à  des  supérieurs  zélés,  à  des  pédans  administratifs,  je  perdrai  ma 
place.  Voilà  pourquoi  je  songe  à  me  marier  pendant  que  j'ai  cette 
place,  qui  fait  de  moi  ce  qu'on  appelle  un  parti  sortable.  Qui  dit  ma- 
riage dit  donc  affaire  dans  la  position  où  je  suis;  cette  position,  je 
ne  me  la  suis  pas  faite,  je  l'ai  subie.  Je  n'aurais  pas  mieux  de- 
mandé que  d'être  un  homme  de  mérite,  mais  on  ne  m'a  pas  donné 
roccasion  de  le  devenir.  J'y  suppléerai  par  ma  volonté  quand  je  me 
sentirai  mûr.  Je  réfléchirai,  j'écrirai  ou  j'agirai;  je  serai  quelque 
chose.  Il  n'est  pas  permis  de  ne  rien  être  au  temps  où  nous  vivons. 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  15 

Ce  que  je  produirai,  je  ne  le  sais  pas  encore,  mais  je  sais  la  philo- 
sophie que  j'aurai,  et  je  veux  bien  te  la  dire  d'avance. 

«  Je  ne  sais  absolument  rien  de  la  vie  future,  voilà  pourquoi  je 
ne  la  nie  pas;  mais  je  ne  force  pas  non  plus  mon  imagination  pour 
y  croire.  Toute  ma  religion  consiste  à  accepter  la  vie  présente  telle 
qu'elle  est,  et  à  ne  pas  chercher  querelle  à  Dieu  sur  son  peu  de 
durée.  J'accepte  aussi  la  courte  mesure  d'intelligence  qu'il  m'a  don- 
née, ainsi  qu'à  la  plupart  de  mes  semblables,  et  ma  vertu  consiste 
à  n'en  pas  faire  le  mauvais  usage  de  préférer  le  laid  au  beau,  le 
mal  au  bien.  Donc  je  ne  ferai  jamais  d'action  perverse  et  je  n'aurai 
pas  de  vices,  ce  qui  ne  sera  pas  une  conduite  trop  vulgaire;  je  n'ai 
pas  de  goût  pour  ce  qui  est  vulgaire. 

«  Te  voilà  fixé  sur  mes  principes  de  religion  et  de  moralité.  Ils 
tiennent,  comme  tu  le  vois,  en  deux  mots  :  tolérance  et  bon  goût. 
C'est  assez,  si  ces  deux  mots-là  sont  sérieux. 

u  Passons  au  chapitre  du  sentiment.  Je  suis  passionné,  avec  l'ima- 
gination froide,  c'est-à-dire  que  je  suis  jeune,  que  je  n'ai  abusé  de 
rien,  que  j'ai  encore  des  sens,  et  que  je  suis  très  capable  d'aimer 
une  femme  à  la  condition  qu'elle  sera  ma  femme  et  que  je  pourrai 
l'estimer.  Je  n'estime  pas  les  femmes  en  général.  Toutes  celles  que 
j'ai  connues  intimement  jouaient  un  rôle  quelconque,  et  se  sont 
classées  dans  mon  souvenir  comme  des  actrices  plus  ou  moins  ha- 
biles; mais  celle  que  je  choisirai  sera  forcée  d'être  naturelle,  vu 
qu'elle  ne  fera  aucun  effet  et  n'aura  aucune  prise  sur  moi,  si  elle 
ne  l'est  pas.  Qu'elle  soit  du  reste  tout  ce  qu'il  lui  plaira  d'être,  sé- 
rieuse ou  frivole,  artiste  ou  bourgeoise  d'esprit,  pieuse  ou  philo- 
sophe, ambitieuse  ou  modeste,  mondaine  ou  cénobitique,  pourvu 
qu'elle  soit  de  bonne  foi  dans  le  caractère  qu'elle  me  montrera  et 
honnête  dans  la  satisfaction  de  ses  instincts,  je  lui  laisserai  sa  libre 
initiative.  Elle  sera  fidèle,  c'est  tout  ce  qu'il  me  faut,  et  jamais  ridi- 
cule, j'en  réponds,  j'y  veillerai;  je  saurai  la  choisir,  te  dis-je,  et  je 
l'aiderai  à  marcher  droit,  je  l'y  contraindrai  au  besoin.  Je  n'ai  donc 
aucune  frayeur  du  mariage,  j'en  remplirai  consciencieusement  tous 
les  devoirs,  et  je  me  ferai  respecter,  je  me  le  suis  juré  à  moi-même. 

«  J'ai  dit.  Tu  connais  à  présent  celui  qui  te  parle.  Je  passe  au 
fait  présent,  au  sujet  qui  t'occupe.  Élise  Marsanne  me  plaît;  elle 
est,  jusqu'à  ce  jour,  la  seule  femme  dont  je  puisse  dire  :  Je  peux 
l'aimer;  mais  je  ne  l'aime  point  encore,  je  n'ai  pas  lâché  la  bride  à 
la  vivacité  de  mon  goût  pour  elle.  Dis-moi  franchement,  et  une  fois 
pour  toutes,  que  tu  renonces  à  elle  et  que  ton  père  t'autorise  à  n'y 
plus  songer,  et  demain  je  te  dirai  peut-être  que  je  suis  amoureux 
d'elle,  si  ce  mot-là  te  paraît  nécessaire  au  sérieux  de  mes  projets.  » 

J'ai  voulu,  cher  père,  te  rapporter  aussi  textuellement  que  pos- 
sible tout  ce  discours  de  notre  ami,  parce  que  M™®  Marsanne,  voyant 


i$  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

que  je  ne  recherche  pas  sa  fille,  te  consultera  probablement  avant 
d'écouter  un  autre  prétendant.  Peut-être  que  tout  cela  ne  t'apprend 
rien,  qu'elle  t'a  déjà  écrit  la  tournure  que  prenaient  les  choses  en 
ce  qui  concerne  Élise,  et  que  depuis  longtemps  tu  as  pénétré  le  ca- 
ractère et  les  idées  d'Henri.  Peut-être  que  tu  les  as  pesés  dans  ta 
sagesse,  et  que  tu  as  déjà  porté  ton  jugement.  Permets-moi  cepen- 
dant de  te  dire  le  mien.  Élise  Marsanne  et  Henri  Valmare  me  sem- 
blent faits  l'un  pour  l'autre,  et  j'ai  quelque  sujet  de  croire  qu'ils 
s'entendent  déjà  fort  bien. 

Quant  à  mon  avis,...  qu'importe?  Puis-je  dire  que  j'ai  un  avis, 
une  théorie  quelconque  à  opposer  au  programme  que  mon  ami  s'est 
fait  sur  l'amour  et  le  mariage?  Non  en  vérité,  je  n'avais  pas  encore 
beaucoup  pensé  au  mariage,  moi,  et,  depuis  que  j'aime,  tout  se 
résume  pour  moi  dans  le  besoin  de  l'amour  éternel,  de  l'amour  ex- 
clusif. Le  mot  de  mariage  ne  m'offre  pas  un  sens  à  part,  et  je  ne 
peux  rien  discuter  à  ce  sujet  avec  Henri,  qui  fait  de  l'amour  une 
sorte  de  satisfaction  physique  légitime,  énergique  et  amicale,  mais 
où  il  semble  que  les  croyances,  les  opinions,  les  idées  en  un  mot 
doivent  faire  éternellement  deux  lits. 

Je  lui  jurai  que  ni  toi  ni  moi  n'apporterions  d'obstacle  à  ses  pro- 
jets, et  je  le  priai  de  ne  pas  se  préoccuper  des  miens  à  ce  point  de 
vue. 

Deux  jours  après,  nous  fûmes  rendre  notre  visite  à  M.  de  Turdy. 
M  était  seul.  Sa  petite-fille  va  de  temps  en  temps  voir  sa  tante  à 
Chambéry.  Les  jeunes  personnes  du  monde  vont  rarement  ainsi 
seules  dans  leur  voiture.  Moi  je  n'y  trouvais  rien  à  redire,  je  devais 
croire  et  je  crois  à  la  fidélité  et  au  dévouement  des  vieux  serviteurs 
auxcpiels  M.  de  Turdy  confie  son  unique  enfant;  mais  Henri,  qui  est 
plus  occupé  que  moi  des  usages,  a  demandé  assez  naïvement  au 
vieillard  si  les  jeunes  Savoyardes  jouissaient  de  la  liberté  qu'on  ac- 
corde aux  demoiselles  anglaises.  —  Non,  pas  du  tout,  a-t-il  ré- 
pondu; mais  ma  Lucie  n'est  plus  une  petite  pensionnaire.  Elle  n'a 
pas  de  mère,  sa  tante  est  infirme,  et  moi,  je  suis  bien  vieux;  je  me 
déplace  difficilement.  Son  père  n'est  ici  que  lorsqu'il  peut  dérober 
quelques  jours  à  ses  fonctions  militaires.  Lucie  a  le  cœur  partagé 
entre  nous  trois;  elle  ne  peut  guère  suivre  le  général,  qui  n'est  ja- 
mais installé  que  provisoirement,  et  qui,  étant  toujours  censé  en  ac- 
tivité de  service,  se  flatte  toujours  d'entrer  en  campagne  à  la  pre- 
mière occasion.  C'est  un  bon  père  que  mon  gendre,  et  il  voit  que 
Lucie  est  plus  convenablement  et  pjus  heureusement  fixée  dans  la 
vieille  famille  sédentaire  que  dans  une  ville  de  garnison.  11  a  donc 
bien  voulu  me  faire  jusqu'ici  le  sacrifice  de  me  laisser  mon  bâton  de 
vieillesse,  et  je  lui  en  sais  un  gré  extrême.  C'est  un  homme  excel- 
Jent,  bien  qu'un  peu  imposant  de  manières. 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  17 

En  prononçant  ce  mot  à' imposant^  M.  de  Turdy  eut  une  sorte  de 
mystérieux  sourire  qui  me  frappa,  mais  qui  ne  m'a  pas  été  expliqué. 
Il  continua  de  motiver  à  nos  yeux,  avec  une  condescendance  qui 
me  frappa  aussi,  l'espèce  de  liberté  dont  jouit  sa  petite-fille,  et  c'est 
alors  seulement  que  j'appris  l'âge  de  Lucie.  Je  ne  le  soupçonnais 
pas  :  je  lui  avais  donné  de  seize  à  dix-sept  ans.  —  Elle  est  majeure 
depuis  un  an,  nous  dit-il,  et  je  trouve  qu'il  serait  ridicule  de  l'as- 
treindre à  toutes  les  minuties  de  l'étiquette  nécessaire  aux  petites 
ingénues.  Elle  est  arrivée  à  la  jeunesse  complète,  entourée  de  tant 
d'estime  et  de  respect,  que  nous  croyons  juste,  sa  tante  et  moi,  de 
lui  laisser  recueillir  un  peu  le  bénéfice  de  sa  raison  et  de  sa  piété. 

Puis,  s' adressant  à  Henri,  il  ajouta  :  —  Vous  trouverez  peut-être 
ce  dernier  mot  un  peu  rauque  dans  ma  bouche  de  mécréant;  mais 
je  veux  vous  dire,  —  devant  votre  jeune  ami  précisément,  —  que 
je  me  suis  fort  amendé  depuis  un  an  ou  deux.  Il  est  temps,  n'est-il 
pas  vrai?  N'allez  pourtant  pas  me  croire  converti!  Les  capucinades 
sont  fort  de  mode  en  ce  temps-ci.  Moi,  j'ai  passé  l'âge  où  elles 
pourraient  être  utiles,  et  je  m'en  tiendrai  à  la  chose  qui  m'a  suffi 
jusqu'à  ce  jour.  Je  nie  le  Dieu  personnel,  voyant,  écoutant,  veillant 
et  réglementant  la  création  à  la  manière  d'un  administrateur  émé- 
rite.  Si  Dieu  existe,  il  n'a,  selon  moi,  de  comptes  à  rendre  à  per- 
sonne de  sa  gestion,  et  il  l'abandonne  aux  lois  établies  par  la  force 
des  choses.  Je  sais  que  vous  n'êtes  pas  beaucoup  plus  spiritualiste 
que  moi,  mon  cher  Valmare;  mais  votre  jeune  ami,.,  dont  j'ignore 
absolument  les  opinions... 

Je  lui  demandai  si  c'était  une  question  qu'il  më  faisait  l'honneur 
de  m'adresser. 

—  Non,  reprit-il,  je  n'ai  pas  ce  droit-là,  et  d'ailleurs  je  recon- 
nais aujourd'hui  que  je  ne  l'ai  envers  personne.  Il  fut  un  temps  où 
j'étais  un  peu  fanatique  d'incrédulité,  et  où  les  momeries  me  pous- 
saient à  bout.  J'ai  mis  de  l'eau  dans  mon  vin,  ou  plutôt  ma  petite- 
fille  a  baptisé  mon  breuvage,  et  je  me  suis  laissé  faire.  Elle  m'a 
reproché  mon  intolérance;  elle  m'a  juré  qu'elle  respectait  mes  idées, 
qu'elle  ne  chercherait  jamais  à  me  les  ôter,  et  elle  m'a  tenu  parole. 
Enfin  ma  petite  dévote  a  remporté  la  victoire.  Je  ne  dis  plus  rien, 
je  laisse  à  chacun  sa  fantaisie,  je  ne  me  moque  plus  des  pratiques; 
je  ne  réclame  plus  la  liberté  de  conscience,  puisqu'on  me  l'accorde 
à  moi-même.  Qu'en  pensez-vous? 

11  me  regardait.  Je  ne  sais  ce  que  j'allais  répondre,  peut-être 
n'aurais-je  pas  du  tout  répondu,  lorsque  M'*''  La  Quintinie  entra.  Je 
ne  m'y  attendais  pas.  Elle  était  venue  par  le  lac,  elle  avait  monté 
la  côte  à  pied  et  s'était  introduite  sans  fracas  par  le  jardin;  elle 
avait  laissé  son  chapeau  sur  un  banc,  elle  se  trouva  assise  au  milieu 

TOME  XUV.  2 


48  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

de  nous  après  avoir  baisé  le  front  blanc  et  luisant  de  son  grand- 
père,  comme  si,  ayant  assisté  à  la  conversation,  elle  le  remerciait 
de  ce  qu'il  venait  de  dire. 

Je  crois  qu'elle  avait  efTectivement  surpris  et  deviné  ses  dernières 
paroles,  car  elle  se  tourna  gaîment  vers  Henri  en  lui  disant  :  Vous 
n'allez  pas  soutenir  le  contraire,  monsieur  Valmare? 

—  Je  n'avais  pas  la  parole,  répondit  Henri  en  me  désignant. 
Voici  l'oracle  consulté. 

—  Un  oracle!  déjà?  s'écria  Lucie  avec  son  beau  rir,e  moqueur  et 
caressant. 

—  Quand  on  est  oracle  à  mon  âge,  lui  répondis-je,  on  reste 
muet,  ou  l'on  s'en  tire  par  des  énigmes. 

—  Ni  l'un  ni  l'autre,  reprit-elle,  ou  bien  l'on  n'est  qu'un  faux 
oracle,  c'est-à-dire  rien.  Moi,  je  sais  que  vous  êtes  quelque  chose, 
on  nous  l'a  dit,  et  je  crois  de  tout  mon  cœur  que  vous  êtes  quel- 
qu'un. Il  faut  parler  et  dire  de  bonne  foi  tout  ce  que  vous  pensez. 

n  me  sembla  qu'elle  me  faisait  subir  à  dessein  un  interrogatoire, 
que  son  grand-père  s'y  prêtait,  qu'il  avait  amené  cela,  et  qu'elle  en 
tirerait  parti  avec  adresse,  tout  en  y  mettant  une  apparence  d'im- 
prévu. 

Pensait-on  "déjà  que  je  me  présentais,  que  je  m'offrais  sans  re- 
tour? Henri  avait-il  déjà,  dès  ma  première  visite,  trahi  le  secret  de 
mon  mutisme  effaré?  Henri,  si  prudent  pour  lui-même  dans  la  vie, 
était-il  à  ce  point  imprudent  pour  les  autres?  Je  me  crus  placé  sur 
la  sellette,  et  j'eus  un  mouvement  de  terreur  et  de  dépit  si  prononcé 
que  je  faillis  m' enfuir  sans  dire  un  mot. 

Lucie  vit  mon  air  éperdu.  Je  crois  que  je  rougissais  comme  un 
enfant.  Elle  fut  très  gaie,  et  d'une  gaîté  dont  il  était  impossible  de 
se  piquer,  car  cet  accent  de  bonté  qui  est  en  elle ,  ce  ton  de  bon- 
homie presque  fraternelle  dès  le  premier  abord,  est  une  séduction 
dont  je  ne  puis  te  donner  l'idée.  Elle  prétendit  que  j'étais  en  proie 
au  vertige  des  pythonisses,  que  je  regardais  la  fenêtre,  et  elle  cou- 
rut la  fermer,  assurant  que  j'avais  le  projet  de  m' envoler  pour  sous- 
traire le  secret  des  dieux  à  la  vaine  curiosité  des  mortels.  Quand 
j'eus  ri  et  plaisanté  à  mon  tour,  j'espérai  en  être  quitte;  mais  Henri, 
qui  voulait  absolument  me  faire  briller ^  y  revint,  et  Lucie  insista.  Je 
pris  mon  parti  alors  avec  la  témérité  que  soulève  en  moi  la  moindre 
apparence  de  persécution.  C'est  de  mon  âge,  et  c'était  mon  droit. 
Je  veux  tâcher  de  me  bien  rappeler  ce  que  j'ai  dit  ce  jour-là,  car 
dès  ce  jour- là  j'ai  brûlé  mes  vaisseaux  et  compromis  sans  retour 
mon  rêve  d'amour  et  de  bonheur. 

J'ai  dit  que  les  oracles  n'étaient  pas  responsables  de  leurs  arrêts, 
qu'ils  étaient  la  proie  toute  passive  d'une  vérité  infernale  ou  céleste 


MADEMOISELLE    LA   QUINTINIE.  1^ 

agissant  en  dehors  d'eux  ou  malgré  eux.  Là-dessus  j'ai  déclaré  que 
je  ne  voyais  pas  matière  à  prononcer,  parce  que  je  ne  me  trouvais 
aux  prises  en  ce  moment  avec  aucune  foi  réelle.  M.  de  Turdy,  en 
accordant  à  sa  petite-fille  le  droit  de  croire  au  Dieu  personnel,  ces- 
sait d'être  l'incrédule  qu'il  avait  la  prétention  d'être.  M"^  La  Quin- 
tinie,  en  respectant  l'incrédulité  de  son  grand-père,  abandonnait 
les  voies  de  l'orthodoxie.  Il  n'y  avait  plus  de  doctrine  dès  qu'il  y 
avait  transaction.  L'oracle,  voyant  des  idées  aussi  confuses  troubler 
son  atmosphère,  demandait  à  descendre  du  trépied  et  à  garder  ses 
inspirations  pour  lui-même. 

—  C'est-à-dire,  répondit  M"^  La  Quintinie,  que  vous  accaparez 
pour  vous  tout  seul  la  vérité  suprême.  C'est  fort  vilain!  c'e^  de 
l'égoïsme!  Mais  vous  en  avez  dit  assez,  malgré  vous,  pour  que  j'en 
fasse  mon  profit,  et  je  crois  que  j'ai  eu  tort  de  faire  si  bon  marché 
du  peu  de  foi  de  mon  grand-père.  Pourtant,  si  j'étais  ergoteuse,  je 
vous  dirais  que  vous  me  donnez  raison,  car,  si  mon  grand-père,  en 
tolérant  mes  idées  religieuses,  a  fait  un  pas  vers  la  foi,  je  reste  or- 
thodoxe en  me  réconciliant  avec  une  âme  à  demi  convertie. 

Elle  disait  cela  d'un  ton  très  net  et  tout  en  caressant  le  vieillard, 
qui,  souriant  et  vaincu,  me  regardait  comme  pour  me  demander 
s'il  était  possible  de  résister  à  ce  bel  apôtre. 

Je  résistai  pourtant  sans  trop  savoir  pourquoi;  je  me  sentais 
poussé  à  la  révolte  par  un  instinct  de  loyauté.  Plus  on  se  sent  épris, 
plus  on  doit  offrir  sérieusement  son  âme,  et  il  n'y  aurait  rien  de 
sérieux  dans  la  prudence  évasive.  Je  soutins  donc  mon  assertion. 
Je  ne  voulus  rien  céder.  Je  déclarai  que,  si  j'avais  une  doctrine 
de  foi  bien  arrêtée,  il  me  serait  impossible  de  la  modifier  au  gré 
de  mes  affections  ou  de  mes  sympathies. 

~  Savez-vous  que  cela  est  effrayant?  objecta  M"*"  La  Quintinie. 
Vous  dites  :  Si  f  avais  une  doctrine!  Donc  vous  n'en  avez  pas,  et 
avec  cela  vous  êtes  plus  intolérant  que  ceux  qui  en  ont  une  ! 

Je  répondis  qu'une  doctrine  ne  s'improvisait  pas  à  mon  âge,  que 
je  travaillerais  de  toute  mon  âme  à  m' éclairer,  et  que  je  me  prépa- 
rais à  croire  et  à  penser  par  un  grand  respect  envers  l'essence 
même  de  la  foi,  comme  un  homme  qui  va  franchir  quelque  dange- 
reux passage  s'assure  contre  le  vertige  et  consulte  sa  volonté. 

Lucie  me  regardait  attentivement,  comme  si  elle  eût  étudié  de 
sang- froid  ma  fermeté  intérieure  dans  les  lignes  de  mon  visage; 
puis,  après  un  instant  de  silence,  elle  dit  d'un  ton  très  sérieux  : 
—  Je  crois  que  vous  avez  raison,  et  que  cet  apprentissage  d' austé- 
rité intellectuelle  vous  mènera  à  la  vérité! 

Henri  prit  cela  pour  des  paroles  d'encouragement.  Moi,  je  sentis 
que  le  ton  et  le  regard  de  Lucie  me  faisaient  vaguement  beaucoup 


20  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  mal;  mais  quand  Henri  me  demanda  ensuite  pourquoi,  je  ne  sus 
pas  le  lui  dire. 

On  parla  d'autre  chose,  et  nous  prîmes  congé.  Notre  visite  avait 
duré  plus  longtemps  qu'il  n'était  strictement  convenable;  mais,  loin 
de  nous  le  faire  sentir,  on  nous  invita  à  une  promenade  à  laquelle 
M'"*  Marsiinne  et  sa  fille,  ainsi  que  deux  ou  trois  autres  personnes, 
allaient  être  conviées.  M.  de  Turdy  chargea  Henri  de  prendre  jour 
avec  ces  dames  et  de  lui  écrire  leur  décision. 

M'"*  Marsanne  me  prit  à  part  le  soir  même  pour  me  demander 
comment  s'était  passée  ma  seconde  visite  à  Turdy.  Je  lui  en  rendis 
compte  sincèrement.  Comme  jamais  il  n'a  été  question  entre  elle  et 
moi  des  projets  que  vous  aviez  faits  ensemble  et  que  je  suis  censé, 
aussi  bien  qu'Élise,  les  ignorer  absolument,  je  crus  devoir  exprimer 
sans  détour  mon  admiration  pour  Lucie  et  ma  sympathie  pour  son 
grand-père.  «  Prends  garde,  mon  cher  Emile,  répondit  notre  amie. 
M"^  La  Quintinie  a  refusé  plusieurs  partis,  et,  bien  qu'elle  n'ait  pas 
affiché  une  résolution  décisive,  sa  famille  craint  qu'elle  ne  tourne 
tout  doucement  à  l'habitude  du  célibat.  11  faut  que  je  t'apprenne  ce 
que  c'est  que  Lucie.  Je  ne  le  sais  réellement  que  depuis  deux  ou 
trois  jours,  ayant  été  aux  informations  auprès  des  personnes  du  pays. 

«  Lucie  n'est  pas  seulement  une  charmante  fille  que  mon  Élise  a 
connue  très  gaie  et  très  intelligente  au  couvent;  c'est  à  présent  une 
personne  plus  que  distinguée  :  c'est,  dit-on,  une  femme  réellement 
supérieure.  Elle  a  tant  de  goût  et  de  bon  sens  qu'elle  le  cache  plu- 
tôt qu'elle  ne  le  montre;  mais  il  paraît  qu'elle  est  aussi  instruite 
qu'une  femme  peut  l'être  et  qu'elle  a  un  grand  talent  de  musicienne, 
avec  cela  un  caractère  qui,  par  le  courage  et  l'élévation,  ne  paraît 
pas  de  son  sexe.  Tout  en  la  chérissant.  Élise  se  moque  un  peu  d'elle 
entre  nous.  Moi,  je  suis  moins  sceptique  que  ma  fille,  et  je  vois  dans 
M"'  La  Quintinie  une  personne  qui  ne  se  décidera  pas  aisément  au 
mariage,  parce  qu'elle  a  le  droit  d'exiger  beaucoup  et  parce  qu'elle 
ne  connaît  pas  les  petites  ambitions,  l'ennui  de  l'oisiveté,  le  besoin 
de  paraître,  enfin  toutes  les  petites  raisons  qui  déterminent  la  plu- 
part des  jeunes  filles. 

.  «  Si  j'étais  sa  mère,  poursuivit  M'"*  Marsanne,  peut-être  la  laisse- 
rals-je  suivre  cette  voie  exceptionnelle,  à  la  condition  que  j'aurais 
pour  me  consoler  une  autre  fille  comme  Élise,  destinée  à  prendre 
la  vie  plus  terre  à  terre.  On  dit  que  le  général  La  Quintinie  n'en- 
tend pas  de  cette  oreille,  et  que  quand  il  a  le  loisil-  de  s'occuper  de 
Lucie,  il  tempête  de  la  voir  encore  fille  à  vingt-deux  ans.  Il  menace 
alors  les  vieux  parens  de  la  leur  retirer,  s'ils  ne  trouvent  pas  à  la 
marier  au  plus  vite.  Donc  le  grand-père  avait  jeté  d'abord  les  yeux 
sur  Henri  Valmare;  mais  il  paraît  qu'Henri  a  une  autre  inclination.» 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  21 

Ici  M'"*  Marsanne  sourit  d'une  manière  expressive,  et  elle  continua  : 
((  Du  moins  Henri  m'a  dit  qu'il  l'avait  fait  clairement  pressentir  dès 
les  premiers  mots  très  bienveillans  et  très  gauches  du  bonhomme 
Turdy.  Aussi  le  bonhomme  a-t-il  songé  à  toi  dès  qu'il  t'a  vu  et  qu'il 
a  su  d'Henri  qui  tu  es  et  ce  que  tu  vaux.  —  Je  laisserai  tous  mes 
biens  à  Lucie,  a-t-il  dit.  Sa  grand' tante  en  fera  autant.  Nous  n'avons 
donc  pas  à  nous  préoccuper  de  la  fortune  du  futur.  Ma  sœur  a  des 
idées  un  peu  féodales,  c'est  un  radotage  dont  je  souris.  On  passera 
sur  le  nom,  quel  qu'il  soit.  Ce  qu'il  nous  faut,  c'est  un  jeune  homme 
charmant,  très  instruit  et  d'un  caractère  un  peu  exceptionnel,  à  la 
fois  enthousiaste  et  vertueux,  comme  vous  m'avez  dépeint  M.  Emile 
Lemontier.  Celui-là  pourrait  plaire  à  ma  petite-fille,  qui  sait?  Rien 
ne  coûte  d'essayer.  N'en  dites  rien  au  jeune  homme;  mais  si  Lucie 
lui  tourne  un  peu  la  tête,  ne  le  découragez  pas,  car  de  mon  côté  je 
plaiderai  sa  cause  vivement.  » 

En  me  rapportant  les  paroles  de  M.  de  Turdy,  M'"^  Marsanne  m'a- 
vait paru,  elle,  plaider  avec  une  délicate  réserve  la  cause  des 
amours  d'Henri  et  d' Élise.  Aussi  je  me  gardai  bien  de  dire  non  au 
rêve  du  vieux  Turdy,  et  tout  en  m'y  prêtant  à  mes  risques  et  pé- 
rils, je  priai  M'"^  Marsanne  de  ne  point  t'en  écrire.  J'eus  peut-être 
tort,  mais  je  craignais  de  te  tourmenter  l'esprit.  Tu  avais  un  grand 
travail  à  terminer,  et  moi,  me  sentant  pris  trop  vite  et  trop  forte- 
ment, je  me  flattais  de  me  calmer  et  de  t'entretenir  peu  à  peu  de 
mes  espérances  sans  te  bouleverser  de  mes  anxiétés. 

Dans  tout  cela,  cher  père,  ne  te  semble-t-il  pas  que  les  per- 
sonnes graves,  le  grand-père,  M'"^  Marsanne  et  Henri,  qui  se  pique 
d'avoir  cinquante  ans,  ont  agi  bien  vite?  Je  ne  leur  en  veux  pas.'  Ils 
n'ont  pas  deviné  combien  j'étais  capable  d'aimer  avec  passion,  et 
combien  Lucie,  avec  son  air  ouvert  et  confiant,  était  en  garde  contre 
mon  amour. 

J'ai  eu  pourtant  de  grandes  illusions,  comme  tu  vas  le  voir,  des  il- 
lusions dont  je  suis  honteux  à  présent.  Je  ne  suis  pas  un  fat,  et,  sans 
faire  de  fausse  modestie,  je  ne  me  crois  pas  présomptueux.  Si  j'ai 
fait  de  très  bonnes  études,  c'est  grâce  à  toi,  qui  de  bonne  heure, 
avec  un  mélange  admirable  de  persévérance  et  de  sollicitude,  as  su 
développer,  exciter  et  contenir  tour  à  tour  les  élans  de  ma  curiosité. 
D'ailleurs  cette  soif  d'apprendre,  mon  seul  mérite,  je  la  tiens  de  toi, 
et  je  n'ai  en  moi  rien  de  bon  qui  ne  t'appartienne.  A  force  de  m'en- 
tendre  répéter  que  je  ne  suis  pas  un  garçon  vulgaire,  j'ai  dû  m'ha- 
bituer  à  le  croire;  mais  je  te  jure  que  je  n'ai  pas  ouvert  la  porte 
aux  sottes  vanités,  que  j'ai  le  respect  enthousiaste  des  supériorités 
auxquelles  je  dois  de  n'être  pas  un  esprit  trop  inférieur,  et  que  tout 
mon  orgueil  est  de  comprendre  le  bien  qui  m'a  été  fait,  le  prix  du 
beau  et  du  vrai  qui  m'ont  été  donnés. 


22  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

En  me  présentant  de  nouveau  devant  Lucie,  j'étais  donc  digne, 
sinon  de  son  estime,  du  moins  de  son  attention.  Je  lui  apportais  une 
confiance  sans  bornes  dans  son  caractère,  et  ce  n'est  pas  là  un  sen- 
timent d'infatuation  personnelle.  Je  ne  l'examinais  pas,  je  ne  me 
demandais  pas  si  mon  cœur  et  mon  imagination  la  plaçaient  trop 
haut  :  j'avais  ce  besoin  d'adorer  sans  contrôle  et  de  se  donner  sans 
réserve  qui  est  à  coup  sûr  le  fait  d'une  réelle  ingénuité  d'esprit. 

Ce  fut  à  la  cascade  de  Goux  qu'eut  lieu  notre  troisième  rencontre. 
Cette  chute  d'eau,  médiocre  comme  volume  et  comme  hauteur, 
n'en  est  pas  moins  digne  de  l'engouement  de  Jean-Jacques.  En  fait 
de  paysage,  Rousseau  était  vraiment  un  grand  artiste,  et  on  peut, 
quand  on  est  artiste  aussi,  le  suivre  avec  confiance  dans  ses  prome- 
nades. Il  avait  compris  que  le  beau  n'a  pas  besoin  d'une  grande 
mise  en  scène,  et  que  l'effet  des  choses  est  dans  l'harmonie.  Rien 
de  plus  frais  et  de  plus  suave  que  l'arrangement  naturel  de  cette 
cascatelle.  La  brisure  de  rochers  d'où  elle  s'élance  est  proportion- 
née à  son  élévation,  et  les  blocs  où  elle  disparaît  un  instant,  pour 
s'en  échapper  en  plusieurs  courans  agités,  sont  jetés  là  dans  un 
désordre  en  même  temps  hardi  et  gracieux.  Il  y  a  des  entassemens 
qui  forment  des  arches  moussues  où  l'eau  tournoie  et  bouillonne 
avec  des  bruits  charmans  et  un  mouvement  dont  la  fougue  est  plu- 
tôt joie  que  colère.  Partout  sur  ces  beaux  rochers  mouillés  fleurit 
cette  petite  plante  rose  que  tu  aimes  tant,  l'érine  alpestre,  qui  se 
tasse  et  se  presse  à  la  pierre,  en  lutte  contre  l'eau,  avec  la  coquet- 
terie des  êtres  délicats  d'aspect  qui  ont  l'organisation  forte.  J'étais 
en  train  d'examiner  ces  fleurettes  à  la  loupe  avec  Henri,  quand 
j'entendis  arriver  la  voiture  qui  amenait  M""*"*  Marsanne  avec  M"®  La 
Quintinie  et  son  grand-père.  Je  ne  crus  pas  devoir  marquer  trop 
d'empressement,  et  je  laissai  Henri  se  présenter  le  premier.  Tout  le 
monde  connaissait  la  délicatesse  de  ma  situation,  car  on  s'arrangea 
de  telle  manière  que  je  dusse  offrir  mon  bras  à  Lucie,  et  très  peu 
d'instans  après,  bien  qu'elle  ne  parût  point  songer  à  s'y  prêter,  nous 
fûmes  seuls  ensemble  au  bord  d'un  des  méandres  du  torrent,  sépa- 
rés de  nos  compagnons  par  un  groupe  de  rochers. 

Nous  étions  trop  près  de  la  cascade  pour  échanger  facilement  des 
paroles  suivies.  L'érine  alpestre  me  servit  de  prétexte  pour  nous  en 
éloigner  un  peu  et  pour  parler  de  toi.  Lucie  se  montra  dès  lors  toute 
disposée  à  m'entend re,  et  elle  me  fit  sur  ton  compte  mille  ques- 
tions charmantes.  Elle  connaît  tes  travaux,  et  elle  en  raisonne 
comme  une  femme  de  mérite  qui  n'a  pas  ou  qui  feint  de  ne  pas 
avoir  dans  la  mémoire  la  technologie  des  choses,  mais  qui  en  a  par- 
faitement compris  le  but  et  suivi  le  développement.  J'étais  ravi  de 
voir  qu'elle  n'était  étrangère  à  rien  de  ce  qui  t'intéresse.  Je  le  fus 
encore  plus  quand  je  découvris  qu'elle  connaissait  toute  ta  vie  de 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  23 

dévouement,  de  travail  et  de  dignité.  Elle  voulut  savoir  ton  âge,  ta 
figure,  tes  goûts,  tes  habitudes,  ta  manière  de  travailler,  de  parler, 
de  t'habiller,  et  quand  j'eus  répondu  à  tout,  elle  me  demanda  si  je 
te  ressemblais. 

Je  ne  te  ressemble  qu'à  demi,  et  j'avouai  humblement  qu'avec 
mes  vingt-quatre  ans  j'étais  beaucoup  moins  bien  que  toi  avec  tes 
soixante.  Elle  ne  me  sut  pas  mauvais  gré  de  l'hommage  que  j'étais 
heureux  de  te  rendre  en  toutes  choses;  mais  ce  n'est  pas  de  la  res- 
semblance extérieure  qu'elle  se  préoccupait.  Elle  voulait  savoir  si 
je  partageais  toutes  tes  idées,  et  si,  en  les  respectant  beaucoup,  je 
n'y  apportais  pas  en  moi-même  quelque  modification.  La  question 
était  directe,  sérieuse,  et  ne  me  déplut  pas.  D'autres  eussent  peut- 
être  préféré  une  femme  ne  sachant  parler  que  de  choses  frivoles, 
mais  je  ne  me  sentais  pas  mal  à  l'aise  avec  cet  esprit  net  et  sérieux 
qui  me  demandait  compte  avec  douceur  et  délicatesse  dti  fond  de 
ma  pensée.  Je  n'éprouvai  pas  le  puéril  besoin  de  la  dominer  et  de 
lui  prouver  qu'un  homme  ordinaire  en  sait  presque  toujours  plus 
long  que  la  femme  la  mieux  instruite.  Je  voyais  bien  qu'elle  en  était 
persuadée,  et  qu'en  m' interrogeant  elle  ne  me  demandait  que  cette 
solution  de  la  conscience  du  vrai  que  tout  être  humain  a  le  droit  de 
vouloir  soumettre  à  son  point  de  vue. 

Voici,  je  crois,  le  sens  fidèle  de  ma  réponse  : 

«  Mon  père  a  travaillé  quarante  ans,  cherchant  à  travers  les  pro- 
fondeurs du  passé  non  pas  tant  les  curiosités  de  l'érudition  que  les 
vérités  de  l'histoire  philosophique.  Il  n'a  été  ni  professeur,  ni  fonc- 
tionnaire sous  aucun  gouvernement.  Il  n'a  voulu  appartenir  à  au- 
cun corps  de  la  science  officielle.  Sa  fortune  et  son  peu  d'ambition 
directe  lui  ont  permis  de  conserver  une  indépendance  absolue,  ex- 
trêmement rare  dans  le  temps  où  nous  vivons.  Vous  voyez  que  le 
résultat  de  tant  de  savoir  et  de  liberté  l'a  conduit  à  repousser  les 
systèmes  de  toutes  pièces  et  à  n'admettre  qu'un  très  petit  nombre 
de  vérités  fondamentales.  Vous  êtes  étonnée ,  disiez-vous  tout  à 
l'heure,  de  trouver  dans  ses  résumés  tant  de  respect  pour  des 
croyances  qui  ne  sont  pas  les  siennes,  tant  de  mesure  et  de  douceur 
envers  les  plus  intolérans  adversaires  de  sa  philosophie  :  c'est  que 
mon  père  est  d'une  générosité  de  tempérament  dont  rien  n'appro- 
che, et  que  la  forme  amère  ou  irritée  lui  est  antipathique;  mais  ne 
croyez  pas  que  cette  douceur  d'âme  change  rien  aux  principes  qu'il 
a  une  fois  admis.  Si  vous  avez  lu  attentivement,  comme  je  le  crois, 
ses  conclusions  générales,  vous  devez  être  certaine  qu'il  n'y  a  pas 
en  lui  de  transaction  possible  avec  ceux  qui  nient  le  développement 
de  la  lumière... 

—  C'est-à-dire  avec  les  catholiques?  dit  M'^^  La  Quintinie  en  me 
regardant  fixement. 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Non-seulement  avec  les  catholiques,  repris-je,  mais  avec  les 
sectateurs  de  toute  religion  qui  cloue  la  pensée  humaine  sur  un 
dogme  immobile  et  sans  avenir. 

—  Et  vous  partagez  entièrement  cette  révolte  de  votre  père  contre 
des  croyances...  qui  sont  les  miennes,  on  vous  l'a  dit? 

—  Je  la  partage  entièrement,  répondis-je,  non-seulement  par  res- 
pect pour  son  opinion,  qui  est  celle  de  tous  les  vrais  grands  es- 
prits, mais  encore  par  la  conviction  que  mes  études,  mes  instincts 
et  mes  réflexions  m'ont  forcé  d'avoir. 

C'était  là,  n'est-ce  pas?  une  déclaration  de  guerre  bien  plus 
qu'une  déclaration  d'amour.  M"^  La  Quintinie  garda  le  silence  assez 
longtemps  pour  me  faire  croire  que  tout  était  rompu,  ou  plutôt  que 
rien  ne  serait  jamais  commencé  entre  nous.  Elle  avait  mis  sur  ses 
genoux  une  touffe  de  ces  petites  fleurs  qui  avaient  servi  à  commen- 
cer Tentretien,  et  elle  avait  l'air  déjouer  avec  sans  m' entendre. 
Tout  à  coup  elle  leva  la  tête  et  me  regarda  encore  en  disant  :  —  Il 
y  a  une  chose  certaine,  monsieur  Lemontier,  c'est  que  vous  avez  une 
franchise  rare,  et  que  c'est  une  grande  qualité.  J'aurais  bien  des 
choses  à  vous  dire,  mais  c'est  vraiment  trop  tôt.  Je  ne  peux  pas 
avoir  tant  de  confiance.  Donnez-moi  le  temps  de  vous  connaître  un 
peu  plus,  et  alors  je  me  permettrai  peut-être  de  discuter  quelque- 
fois avec  vous,  car  j'ai  beau  être  une  femme,  encore  enfant  à  bien 
des  égards,  vous  savez  que  chacun  tient  à  sa  croyance,  et  que  les 
faibles  ont  le  droit  de  se  défendre  contre  les  forts. 

—  Pourquoi  pas  tout  de  suite?  lui  demandai-je.  Étes-vous  aussi 
sincère  que  moi  quand  vous  prétendez  ne  pas  me  connaître  ?  Je  me 
suis  pourtant  donné  tout  entier,  et  vous  n'avez  rien  à  découvrir  que 
je  ne  vous  aie  livré. 

—  Vous  avez  raison,  reprit-eile,  et  je  crois  que  ce  serait  vous 
faire  injure  que  de  vous  étudier  comme  un  homme  ordinaire.  Qui 
comprend  votre  père  et  qui  vous  a  vu  un  instant  doit  vous  connaître, 
sous  peine  de  tomber  dans  une  méfiance  niaise;  mais  pourtant...  je 
ne  peux  pas  dire  un  mot  de  plus  sans  vous  faire  une  question  ab- 
surde. Répondrez- vous  à  une  question  absurde? 

Et  comme  j'hésitais  à  répondre,  cherchant  à  deviner  d'avance, 
elle  ajouta  en  riant  :  —  La  vérité  exige  quelquefois  l'absurdité.  Vous 
savez  le  fameux  credo  quia  absurdum  ! 

Mais  tout  en  riant  ainsi  elle  rougissait  beaucoup,  et  je  la  priai  de 
s'expliquer  en  rougissant  moi-même  autant  qu'elle. 

—  Eh  bien!  reprit-elle  avec  un  héroïsme  de  franchise  extraordi- 
naire, on  prétend  que  vous  ayez  conçu  pour  moi,  à  première  vue, 
une  passion  de  roman.  C'est  l5lise  qui  dit  cela,  et  pour  vous  tu-er  de 
votre  embarras,  sachez  qu'elle  prétend  que  j'ai  répondu  à  cette  pas- 
sion comme  par  une  commotion  électrique.  Vous  reconnaissez  là  le 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  25 

Style  moqueur  de  notre  amie  ;  mais  il  y  a  quelque  chose  de  vrai 
sous  cette  hyberbole.  J'ai  cru  voir  que  vous  étiez  porté  à  une  sym- 
pathie particulière  pour  moi,  et  de  mon  côté  j'ai  ressenti  pour  vous 
la  même  chose.  Voilà  les  grands  mots  lâchés;  ils  ne  sont  pas  si  ef- 
frayans  qu'ils  en  ont  l'air,  et  nous  pouvons  à  présent  nous  entendre, 
en  braves  gens  que  nous  sommes ,  pour  rire  des  attaques  de  nos 
amis,  et  pour  leur  répondre  ensuite,  sans  rire,  que  nous  nous  esti- 
mons véritablement  l'un  l'autre.  Du  moins,  quant  à  moi,  je  le  dé- 
clare. En  pouvez- vous  dire  autant  de  vous-même ,  et  ma  question 
est-elle  absurde,  indiscrète  ou  inconvenante? 

Cher  père,  je  ne  sais  pas  comment  on  dit  à  une  femme  qu'on  est 
amoureux  d'elle;  mais  je  n'ai  trouvé  rien  de  si  naturel  et  de  si  aisé 
que  de  lui  dire  qu'on  l'aime  sérieusement.  Je  l'ai  dit  à  Lucie  sans 
trouble  immodeste,  sans  génuflexion  indécente,  en  la  regardant  bien 
en  face,  comme  elle  me  regardait,  et  sans  aucun  reste  de  timidité. 
Je  lui  ai  dit  que  je  ne  savais  pas  si  c'était  de  l'amitié,  de  l'amour  ou 
de  la  passion,  vu  que  je  n'avais  aucune  expérience  de  mes  propres 
sentimens,  mais  que  je  me  sentais  lui  appartenir  entièrement.  J'ai 
ajouté  qu'elle  ne  devait  pas  se  préoccuper  de  cette  vivacité  d'im- 
pression, que  je  ne  savais  pas  encore  l'importance  et  la  durée  que 
cela  pouvait  avoir  dans  ma  vie,  que  cet  embrasement  subit  de  tout 
mon  être  pouvait  bien  tenir  à  ma  jeunesse  et  à  mon  enthousiasme 
naturel,  que  je  n'étais  pas  assez  sot  pour  m'en  faire  un  mérite  et 
pour  vouloir  qu'elle  m'en  sût  gré.  Il  n'y  avait  en  moi  qu'une  chose 
à  prendre  en  grave  considération,  mon  respect  pour  elle,  c'est-à- 
dire  une  foi  aveugle  dans  sa  loyauté  et  un  dévouement  qui  pouvait 
être  mis  à  l'épreuve  la  plus  rude  le  jour  où  il  serait  accepté. 

Je  ne  sais  pas  si  elle  fut  très  émue  en  m'écoutant.  Dès  qu'elle 
eut  compris,  elle  mit  sa  figure  dans  ses  mains,  et  elle  se  tenait 
assise,  les  coudes  appuyés  sur  ses  genoux.  C'est  tout  ce  qui  m'a 
frappé  dans  son  attitude ,  car  tu  penses  bien  que  je  n'étais  pas  de 
sang-froid  et  que  je  songeais  à  me  faire  bien  comprendre  dans  l'éner- 
gie de  ma  sincérité  beaucoup  plus  qu'à  surprendre  en  elle  un  trou- 
ble physique  quelconque.  Ce  trouble  des  sens ,  dont  pour  rien  au 
monde  je  n'eusse  voulu  profiter,  même  pour  effleurer  seulement 
son  vêtement,  ne  m'eût  rien  appris,  sinon  qu'elle  était  femme,  et 
nullement  blasée  sur  de  pareils  épanchemens.  Or  je  savais  bien 
qu  elle  est  femme;  tout  en  elle  exprime  une  vie  intense  gouvernée 
par  une  vie  intellectuelle  plus  intense  encore,  et  quant  à  l'expé- 
rience qu'elle  peut  avoir,  je  ne  croyais  pas  devoir  la  craindre.  Per- 
sonne, j'en  réponds  devant  Dieu,  ne  lui  a  jamais  exprimé  une  affec- 
tion aussi  forte  et  aussi  vraie  que  la  mienne. 

Je  vis  seulement,  quand  elle  releva  son  visage,  qu'elle  avait  caché 
quelques  larmes  et  qu'un  beau  sourire  reprenait  le  dessus,  —  Vous 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

êtes,  me  dit-elle,  la  droiture  en  personne,  puisque  du  premier  mot 
vous  risquez  Le  tout  pour  le  tout!  De  la  part  d'un  autre,  ce  que  vous 
m'avez  dit  là  m'eût  probablement  choquée;  mais,  tout  en  ayant  eu 
un  peu  mal  aux  nerfs,  je  ne  sais  trop  pourquoi,  j'ai  été  plus  touchée 
que  blessée  de  votre  hardiesse.  N'en  concluez  pas  que  je  vous  aime 
comme  vous  avez  l'air  de  m'aimer.  Sur  l'honneur,  je  ne  sais  pas  ce 
que  c'est  que  l'amour,  ni  si  je  le  saurai  jamais;  mais  je  connais  l'a- 
mitié, et  il  me  semble  que  vous  me  l'inspirez  spontanément,  comme 
un  droit  que  vous  réclameriez  au  nom  du  Dieu  qui  lit  dans  les 
âmes.  Restons-en  là  jusqu'à  nouvel  ordre.  Malgré  le  grand  mystère 
qu'on  se  recommande  autour  de  nous,  et  que  chacun  trahit  de  son 
mieux,  nous  savons  fort  bien  l'un  et  l'autre  qu'on  veut  que  nous 
nous  aimions.  Ceci  est  une  question  immense,  puisqu'elle  conduit 
ibrcément  au  mariage,  et  que  le  mariage  nous  effraie  tous  les  deux, 
n'est-il  pas  vrai? 

—  Cela  est  très  vrai  quant  à  moi,  répondis-je;  mais  cette  nouvelle 
brutalité  que  vous  exigez  de  ma  franchise  veut  être  expliquée.  Le 
mariage  est  le  contrat  le  plus  saint  et  le  plus  respectable  que  je  con- 
naisse, c'est  le  but  et  l'idéal  d'une  vie  sérieuse  et  pure.  Je  ne  me 
crois  pas  indigne  d'y  aspirer,  et  il  n'y  a  dans  mon  existence  aucun 
usage  de  ma  liberté  qui  m'en  détourne  et  qui  me  crée  des  regrets 
j)0ur  la  suite;  seulement  je  n'ai  pas  encore  assez  réfléchi  aux  devoirs 
d'un  père  de  famille,  et  je  ne  suis  pas  assez  mûr  pour  les  envisager. 
Avec  une  espérance  comme  celle  qu'on  veut  me  suggérer,  la  matu- 
rité se  ferait  peut-être  très  vite,  et  mon  père  m'y  aiderait  considé- 
rablement; mais  à  l'heure  qu'il  est,  et  tel  que  me  voilà,  surpris  par 
un  sentiment  dont  je  ne  soupçonnais  pas  la  puissance,  je  mentirais 
si  je  me  donnais  pour  un  esprit  tout  à  fait  formé,  et  je  sens  qu'avec 
vous  il  faudrait  être  cet  esprit-là.  Vous  avez  le  droit  de  l'exiger. 

Lucie  me  répondit  qu'elle  était  parfaitement  satisfaite  de  toutes 
mes  réponses  et  de  toutes  mes  idées  sur  notre  situation,  qu'elle  ne 
voyait  devant  nous  aucun  obstacle  invincible  à  l'union  désirée  par 
son  grand-père,  mais  qu'elle  ne  voyait  pas  non  plus  la  possibilité 
d'y  arrêter  si  vite  nos  pensées  et  de  prendre  spontanément  une  ré- 
solution intérieure.  —  Il  faut  nous  voir,  dit-elle,  et  causer  ensemble 
de  temps  en  temps.  Nous  y  courons  peut-être  le  risque  de  rencon- 
trer l'amour  sur  le  chemin  de  l'amitié,  puisque  ni  l'un  ni  l'autre  ne 
savons  bien  la  différence;  mais  je  crois  pouvoir  dire  sans  orgueil  que 
nous  avons  tous  les  deux  une  certaine  force  de  réflexion  à  mettre 
à  l'épreuve,  et  qu'il  n'y  a  pas  de  mal  possible  dans  nos  relations. 
Nous  avons  beaucoup  de  courage,  cela  est  certain,  et  je  n'ai  pas  de 
parti-pris  contre  le  mariage,  dont  je  me  fais  la  même  idée  que 
vous.  Il  serait  peut-être  puéril  de  nous  rencontrer  tels  que  nous 
sommes  sans  vouloir  nous  connaître ,  et  sans  laisser  à  Dieu  le  soin 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  27 

de  noirs  associer  ou  de  nous  désunir.  Je  m'en  remets  à  lui.  Je  n'ose 
pas  dire  :  Faites  comme  moi,  puisque  vous  n'êtes  pas  sûr  que  Dieu 
s'occupe  de  nos  destinées... 

Je  lui  répondis  que  je  n'avais  jamais  nié  cette  intervention  et  que 
j'aimais  à  y  croire,  que  j'y  croirais  peut-être  absolument  un  jour, 
quand  j'oserais  m'affirmer  à  moi-même  certaines  vérités  qu'on  ne 
doit  pas  admettre  par  complaisance  ou  par  enivrement. 

—  C'est  bien,  ajouta-t-elle,  et  avant  tout  pourtant  vous  consul- 
terez votre  père  ? 

—  Sans  aucun  doute. 

Elle  réfléchit  un  instant  comme  incertaine,  puis  elle  approuva  et 
prit  mon  bras  pour  aller  rejoindre  son  grand-père,  qui  était  en  tête- 
à-tête,  lui,  avec  M'"*"  Marsanne.  Certainement  ils  parlaient  de  nous, 
car  ils  sourirent  en  nous  voyant.  Lucie  alla  droit  à  eux,  et  leur  dit 
avec  beaucoup  d'assurance,  trop  d'assurance  peut-être  :  —  Eh  bien! 
nous  ne  nous  détestons  pas,  nous  nous  estimons  beaucoup,  et  nous 
voulons  bien  nous  rencontrer  de  temps  en  temps;  mais  n'en  deman- 
dez pas  davantage.  Nous  ne  nous  déciderons  à  l'étourdie  ni  l'un  ni 
l'autre.  Soyez  donc  discrets  et  patiens,  c'est  votre  affaire. 

Le  grand-père  fut  enchanté  et  me  pressa  vivement  les  mains.  Je 
causai  assez  longtemps  avec  lui.  C'est  un  vieux  raisonneur  à  idées 
étroites,  mais  dont  le  cœur  généreux  répare  la  sécheresse  intellec- 
tuelle. 11  a  une  instruction  superficielle  qui  lui  permet  de  prononcer 
sur  tout  sans  avoir  rien  approfondi.  Il  a  la  prétention  de  croire  au 
néant,  et  sa  logique  est  si  mauvaise  que  Lucie  a  dû  se  faire  reli- 
gieuse par  réaction.  Ce  n'en  est  pas  moins  un  homme  aimable  et  un 
homme  excellent  que  M.  de  Turdy.  Il  a  une  grande'  bienveillance  et 
la  naïveté  d'un  vieillard  dont  la  vie  a  été  pure.  Il  se  pique  de  com- 
prendre les  délicatesses  du  sentiment,  et  il  en  a  certes  l'instinct, 
sinon  par  expérience,  du  moins  par  habitude  de  savoir-vivre.  Je  l'ai 
pris  surtout  en  affection  à  cause  de  la  tendresse  vraiment  touchante 
qu'il  a  pour  sa  petite-fiUe.  Elle  est  son  idéal  et  son  dieu,  et  s'il  n'a 
rien  gouverné  en  elle,  il  n'a  du  moins  rien  flétri  et  rien  amoindri. 

Tout  en  s' attribuant  une  finesse  et  une  prudence  qu'il  n'a  pas,  il 
a  une  notion  vraie  des  choses  sociales,  et  il  fut  de  l'avis  de  Lucie  et 
du  mien  sur  les  convenances  morales  du  mariage.  Il  comprit  qu'on 
ne  devait  pas  faire  de  ceci  une  affaire,  surprendre  deux  volontés 
hésitantes  et  unir  deux  êtres  qui  ne  se  connaissent  pas.  Il  m'a  ra- 
conté qu'il  avait  été  marié  à  une  femme  qu'il  avait  vue  pour  la  pre- 
mière fois  la  veille  du  contrat,  et  il  m'a  laissé  deviner  qu'il  avait 
eu  avec  elle  une  vie  pâle,  régulière  et  sans  effusion.  Sa  fille,  qu'il 
avait  voulu  laisser  plus  libre,  s'était  engouée  sans  beaucoup  de  ré- 
flexion des  épaulettes  de  colonel  et  des  moustaches  noires  de  M.  La 
Quintinie.  Il  ne  paraît  pas  que  cette  union  puisse  être  qualifiée  au- 


28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

trement  que  de  paisible,  ce  qui  signifie  peut-être  ennuyée.  Enfin 
l'amour  véritable  ne  me  semble  pas  avoir  beaucoup  visité  ce  vieux 
manoir  et  cette  famille  de  Turdy.  La  grand' tante  est  restée  fille,  en 
proie  à  une  dévotion  ponctuelle  et  mondaine.  Sa  maison  est  à  Cham- 
•  béry  le  rendez-vous  de  la  vieille  aristocratie  de  la  province. 

La  conclusion  de  ces  détails  fut  que  M.  de  Turdy  se  berçait  avec 
plaisir  de  l'espoir  de  marier  Lucie  avant  de  mourir  et  qu'il  était  très 
content  de  pouvoir  écrire  au  général,  son  gendre,  qu'il  avait  mis  un 
nouveau  mariage  en  train  pour  elle  ;  mais  il  consentit  à  ne  vouloir 
rien  presser.  Il  laissa  à  Lucie  le  temps  de  la  réflexion,  sachant, 
disait-il,  qu'elle  romprait  tout,  si  on  la  tourmentait.  Il  ne  vit  pas 
d'inconvéniens  à  nous  mettre  en  rapports  ensemble,  sans  engage- 
ment réciproque.  Lucie  a  agréé  l'essai  d'autres  soins  que  les  miens, 
mais  dès  les  premiers  jours  elle  les  a  repoussés  sans  appel.  Elle  n'a 
pu  être  compromise  par  aucun  dépit,  tant  sa  réputation  est  bien 
établie.  On  me  jugeait  incapable  de  me  plaindre  en  cas  d'échec,  et 
on  avait  raison.  La  situation  a  donc  été  dessinée  ainsi,  et  jusqu'à 
présent  elle  n'a  pas  été  modifiée  par  le  fait  de  M.  de  Turdy  ni  par  le 
mien;  mais  nous  avions  compté  sans  des  obstacles  que  tu  appré- 
cieras, et  qu'aujourd'hui  je  juge  invincibles.  Je  reprends  mon  récit. 

La  journée  de  la  cascade  de  Goux  fut  charmante.  On  fit  une  lé- 
gère collation  sur  l'herbe.  Lucie  fut  gaie  comme  je  ne  l'avais  pas 
encore  vue,  et  il  ne  tint  qu'à  moi  de  croire  qu'elle  était  heureuse  ou 
remplie  d'espérances  de  bonheur.  La  gaîté  de  Lucie  n'est  pas  une 
pétulance  d'enfant  qui  s'étourdit,  c'est  une  grâce  de  femme  qui 
cherche  à  épanouir  les  autres;  on  y  sent  la  tendresse  d'une  bonne  et 
sainte  fille  qui  a  cherché  toute  sa  vie  à  dérider  le  front  de  vieillards 
aimés,  et  qui  a  trouvé  le  rayonnement  de  sa  propre  jeunesse  dans 
cette  préoccupation  touchante.  Le  vieux  Turdy  n'est  pas  gai  par  lui- 
même,  et  Lucie  a  fait  de  leur  vie  à  deux  un  éternel  sourire.  M'"*  Mar- 
sanne,  qui  me  l'avait  dépeinte  si  sérieuse,  fut  étonnée  de  l'abon- 
dance et  de  la  tenue  de  son  enjouement,  et  moi,  dont  le  cœur  ému 
était  plutôt  prêt  à  éclater  dans  les  larmes  que  dans  le  rire,  je  me 
sentis  emporté  sans  résistance  dans  un  monde  d'idées  fraîches  et 
jeunes,  dans  un  paradis  de  fleurs  et  d'oiseaux  enivrés  de  soleil. 

Lucie  est  particulièrement  et  l'on  pourrait  dire  spécialement  ai- 
mable. Je  n'avais  jamais  compris  toute  l'extension  de  ce  mot-là,  trop 
prodigué  dans  le  monde,  où  presque  tous  les  individus  sont  frottés 
d'un  certain  vernis  d'aménité  banale.  Bien  diflerente  est  cette  amé- 
nité que  le  cœur  échaufle  et  que  l'esprit  colore.  Lucie  n'est  pas  ainsi 
avec  tout  le  monde.  Elle  a  besoin  de  la  véritable  intimité  pour  s'a- 
bandonner, et  jusqu'à  ce  jour  elle  n'avait  dit  le  secret  de  son  charme 
ni  à  Henri  ni  à  moi.  Elle  ne  songea  plus  à  s'observer  dans  ce  dîner 
sur  l'herbe,  et  son  expansion  fut  éblouissante.  Elle  ne  cherche  pas 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  29 

l'esprit,  et  elle  en  a  beaucoup  quand  elle  s'anime.  Sa  plaisanterie 
du  moment  fut  un  jeu  avec  Élise,  jeu  où  Élise  brilla  et  fut  vaincue. 
Élise,  avec  son  dédain  pour  les  idées  sérieuses  et  les  sentimens  vifs, 
met  volontiers  sa  coquetterie  à  railler,  devant  Henri ,  ce  qu'elle  ap- 
pelle mes  vertus  et  ce  qu'elle  traite  de  science  théologique  dans  la 
piété  de  Lucie.  Elle  m'appelle  Grandissons  elle  appelle  Lucien  son 
vieux  bénédictin.  Je  me  laisse  railler  :  Élise  n'est  jamais  méchante 
et  ne  me  fâche  point;  mais  Lucie  a  une  manière  enjouée  de  se  dé- 
fendre. Elle  abonde  dans  le  sens  de  sa  compagne,  et  joue,  à  mourir 
de  rire,  le  rôle  de  vieux  docteur.  Elle  l'interpelle  en  termes  de  caté- 
chisme sur  les  modes,  sur  la  forme  des  éventails,  sur  la  couleur  des 
rubans;  puis  elle  lui  fait  d'une  voix  grave,  et  avec  des  intonations 
de  prédicateur  très  comiques ,  des  sermons  en  trois  points  sur  ses 
hérésies  en  fait  de  goût  et  de  parure.  Elle  lui  cite,  avec  des  arran- 
gemens  apocryphes,  les  pères  de  l'église  à  propos  de  son  ombrelle 
ou  de  ses  gants,  et  en  somme  elle  lui  démontre  qu'elle  entend  mieux 
qu'elle  ces  graves  questions  de  la  toilette  des  femmes. 

A  ce  jeu  en  succéda  un  du  même  genre,  où  elle  me  prit  à  partie 
S'jr  mes  opinions  politiques.  Gomme  je  lui  reprochais  d'être  légiti- 
miste, elle  se  mit  à  contrefaire  certains  vieux  personnages  encroûtés 
qu'elle  voit  chez  sa  tante,  que  son  grand -père  reconnut  et  nomma 
en  riant  jusqu'aux  larmes.  Évidemment  Lucie,  en  s'égayant  dans 
cette  mimique  très  réussie  et  dans  cette  caricature  d'un  langage 
arriéré  de  formes  et  d'idées,  faisait  gracieusement  la  cour  à  son 
grand-père,  j'osais  alors  dire  à  moi  aussi.  Elle  nous  abandonnait 
l'exagération,  les  travers  et  les  ridicules  du  milieu  où  nous  la  sup- 
posions rivée.  Elle  semblait  même  trahir  la  cause  du  passé  et  nous 
céder  la  gouverne  de  son  esprit  jeune  et  généreux,  prêt  à  nous 
suivre  dans  les  élans  de  la  vie.  Moi  du  moins,  je  voulais  voir  tout 
cela  dans  sa  gaîté  conciliante,  et  je  revins  de  cette  promenade 
ébloui,  charmé,  prêt  à  me  croire  préféré  à  tout  ce  que  Lucie  avait 
respecté,  accepté  ou  subi  jusque-là. 

Mon  erreur  était  complète,  l'orgueil  m'aveuglait.  Lucie  est,  je  le 
crois,  une  âme  inébranlable,  qui  fait  la  part  de  ce  qu'on  peut  ap- 
peler l'écume  des  opinions,  mais  qui  reste  fidèle  à  de  certains  prin- 
cipes et  tranquille  comme  ces  grandes  profondeurs  de  l'Océan  qui 
ne  s'aperçoivent  pas  des  caprices  du  vent  à  la  surface  du  flot.  Sa 
gaîté,  sa  douceur,  son  humeur  égale  et  facile,  auraient  dû  être  pour 
moi  la  révélation  d'un  parti-pris,  d'un  pli  à  jamais  formé  dans  le 
livre  de  sa  destinée.  Que  ce  soit  à  telle  ou  telle  page  de  son  code  in- 
térieur, cette  page  résume  sa  force,  établit  sa  résistance;  elle  n'ira 
pas  au-delà. 

Je  revis  Lucie  le  lendemain  à  Aix ,  chez  M'"^  Marsanne ,  qui  était 
un  peu  souffrante.  Elle  prolongea  sa  visite  pour  lui  tenir  compagnie. 


30  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Élise  était  allée  avec  sa  belle-sœur  voir  la  Grande -Chartreuse,  et 
Henri  avait  obtenu  la  permission  de  les  accompagner.  Je  me  trouvai 
donc  comme  en  tête-à-tête  avec  Lucie,  car  M'^^  Marsanne  nous  mit 
en  train  de  causerie,  et  se  borna  ensuite  à  nous  écouter,  plaçant  de 
temps  en  temps  un  mot  pour  nous  aider  à  développer  ou  à  résumer 
nos  idées.  Tu  ne  l'ignores  pas,  c'est  le  talent  bienveillant  et  assez 
intelligent  de  notre  amie. 

Lucie  me  parut  avoir  sur  le  cœur  l'épithète  de  légitimiste  que  je 
lui  avais  adressée  en  riant  la  veille. 

—  Le  mot  n'est  pas  une  injure  en  lui-même,  dit-elle;  n^is  vous 
y  avez  mis  une  intention  hostile,  confessez-vous  ! 

Et  comme  je  l'avouais,  car  je  neveux  rien  nier,  rien  dissimuler 
avec  elle  :  —  Je  veux ,  reprit-elle ,  vous  dire  les  opinions  politiques 
que  je  me  permets  d'avoir.  Née  d'un  père  français  et  d'une  mère 
savoisienne,  j'ai  été  élevée  en  Savoie,  c'est-à-dire  en  Italie,  puisque 
nous  sommes  Français  d'hier.  Je  suis  donc  Italienne  à  demi,  et  je 
n'admets  pas  que  l'annexion  ait  pu  nous  dénationaliser  si  vite.  Étant 
bonne  Italienne  et  patriote,  je  m'en  pique,  je  ne  puis  aimer  l'Au- 
triche, et  je  ne  puis  pas  approuver  la  résistance  politique  du  saint- 
siége  à  l'unité  de  l'Italie. 

—  En  vérité!  s'écria  M'"*"  Marsanne,  votre  orthodoxie  s'arrête  au 
pouvoir  spirituel  ? 

—  Absolument,  répondit  Lucie;  je  n'ai  jamais  eu  d'autre  manière 
de  voir,  et  je  suis  orthodoxe  quand  même,  car  le  pouvoir  temporel 
n'est  pas  un  article  de  toi.  J'irai  plus  loin,  j'avouerai  que  j'aime  Ga- 
ribaldi,  et  que  je  cesserais  d'aimer  Victor-Emmanuel  le  jour  où  il 
cesserait  de  protester  pour  l'indépendance  de  l'Italie.  Voilà  ma 
profession  de  foi.  Est-ce  le  légitimisme  comme  vous  l'entendez  en 
France? 

—  Non  certes,  répondis-je,  et  je  crois  que  nous  sommes  bien 
près  de  nous  entendre. 

—  Alors  restons-en  là,  dit-elle,  et  parlons  d'autre  chose,  car  la 
îiimilitude  parfaite  des  idées  n'est  pas  si  nécessaire  dans  ce  monde. 
Peut-être  même  est-il  bon  que  chacun  garde  une  certaine  nuance 
qui  le  caractérise,  pour  faire  acte  de  liberté  dans  la  limite  admis- 
sible. 

Il  me  sembla  qu'elle  abandonnait  encore  une  partie  de  son  lest 
pour  s'enlever  plus  haut  dans  la  région  du  vrai,  et  je  lui  en  marquai 
ma  reconnaissance  par  le  soin  que  je  pris  de  ne  plus  rien  contredire. 
Elle  parla  de  la  France  avec  un  peu  d'amertume  et  de  l'indilTérence 
politique  et  religieuse  des  Français  avec  tristesse  ;  puis  elle  parla  de 
son  grand-père  avec  adoration  et  des  douceurs  de  leur  intimité.  Je 
ne  sais  ce  qu'elle  dit  encore  :  elle  fut  si  bonne  ce  jour-là ,  que  je 
t'écrivis  le  soir  une  longue  lettre  que  je  devais  terminer  et  V envoyer 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  31 

le  lendemain.  Je  ne  te  l'envoyai  pas;  le  lendemain,  j'avais  la  mort 
dans  l'âme. 

Le  lendemain,  je  rendis  visite  à  M.  de  Turdy.  Je  ne  sais  par  quelle 
fatalité  il  lui  vint  à  l'esprit  de  me  demander  si  j'avais  été  aux  Ghar- 
mettes,  et  comme  je  répondais  négativement  :  —  Voilà,  dit-il  en 
riant,  un  pèlerinage  que  ma  petite-fille  ne  fera  pas  avec  vous! 

J'interrogeai  les  yeux  de  Lucie,  qui  affectait  de  regarder  le  pay- 
sage, comme  si  elle  n'eût  entendu  ni  la  question  ni  la  réponse.  Je 
ne  sai^  quelle  curiosité  chagrine  me  fit  insister.  Elle  prit  alors  son 
parti  et  répondit  nettement  :  —  Ce  n'est  pas  là  une  promenade  pour 
une  jeune  fille  !  Vous  pensez  bien  que  je  n'ai  rien  lu  de  M.  Rousseau; 
mais  je  sais,  par  la  tradition  du  pays,  tout  ce  qui  concerne  cette 
existence  des  Gharmettes,  et  le  nom  de  M™''  de  Warens  me  répugne» 
permettez-moi  de  vous  le  dire. 

—  Ma  chère  enfant,  reprit  le  grand-père,  j'aime  à  croire  que  tu 
sais  fort  mal  l'histoire  des  Gharmettes ,  et  qu'aucune  personne  du 
pays  ne  s'est  jamais  permis  de  la  raconter  devant  toi,  à  moins  que 
cette  p.ersonne  ne  soit  ta  grand' tante  ou  une  de  Ses  amies  les  bé- 
guines, ou  encore  quelque  prêtre,  car  il  n'y  a  que  les  dévots  pour 
dire  crûment  les  choses,  et  pour  apprendre  aux  jeunes  filles  ce 
que  nous  autres,  vieux  mécréans,  nous  croirions  devoir  leur  laisser 
ignorer. 

Lucie  garda  un  instant  le  silence,  et  une  vive  rougeur  de  dépit 
ou  de  honte  monta  jusqu'à  son  front;  mais  la  lutte  contre  elle- 
même  fut  rapidement  terminée.  La  rougeur  s'envola  comme  un 
éclair,  elle  embrassa  le  vieillard  en  lui  disant  :  —  En  cela,  père, 
tu  peux  bien  avoir  raison!  Tu  sais,  moi,  tout  ce  qui  me  console  de 
te  contredire,  c'est  quand  je  peux  trouver  l'occasion  de  me  donner 
tort!  —  M.  de  Turdy,  attendri,  me  regardait  comme  pour  me  dire  : 
Yous  voyez  si  on  peut  résister  à  tant  de  grâce  et  de  bonté,...  et  il 
est  certain  que  j'étais  de  son  avis.  On  discuterait  avec  Lucie,  on 
disputerait  même,  rien  que  pour  le  plaisir  de  la  voir  si  délicieu- 
sement céder.  Aussi  le  nuage  qui  me  resta  dans  l'esprit  eut-il  une 
autre  cau^e  que  son  aversion  systématique  pour  le  grand  génie  de 
Rousseau,  qu'elle  ne  connaît  pas.  Je  m'affectai  intérieurement  de 
la  pensée  que  cette  âme  candide  était  déjà  déflorée  par  la  science 
de  soi-même  imposée  aux  jeunes  filles  pieuses  comme  un  devoir, 
comme  une  nécessité  du  sérieux  de  la  confession.  La  confession  !.. . 
Je  n'avais  jamais  pensé  à  cela  qu'avec  sang-froid.  J'avais  vu  la  pre- 
mière institution,  la  confession  publique  à  la  porte  du  temple, 
comme  une  chose  terrible  et  grande,  comme  un  reflet  ardent  de 
l'époque  du  martyre  :  je  regardais  la  confession  auriculaire  comme 
une  déviation  du  principe ,  comme  un  accommodement  du  pécheur 
avec  le  ciel  et  du  prêtre  avec  le  pécheur;  mais  je  n'avais  pas  encore 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

mis  dans  ma  pensée  l'image  du  prêtre  entre  Lucie  et  moi.  Quand 
elle  se  présenta,  elle  fit  passer  une  sueur  froide  dans  tout  mon  corps. 
Je  me  rappelai  ce  passage  de  Paul -Louis  Courier,  qui  ne  m'avait 
frappé  que  comme  éloquence,  et  il  me  revint  tout  entier  dans  la 
mémoire  comme  si  je  l'eusse  appris  par  cœur.  Tu  te  le  rappelles, 
ce  passage  que  nous  avons  lu  ensemble  il  n'y  a  pas  longtemps... 
«  On  leur  défend  l'amour,  et  le  mariage  surtout;  on  leur  livre  les 
femmes.  Ils  n'en  peuvent  avoir  une  et  ils  vivent  avec  toutes  familiè- 
rement, c'est  peu,  mais  dans  la  confidence ,  l'intimité,  le  secret  de 
leurs  actions  cachées,  de  toutes  leurs  pensées.  L'innocente  fillette, 
sous  l'aile  de  sa  mère,  entend  le  prêtre  d'abord,  qui,  bientôt  l'ap- 
pelant, l'entretient  seul  à  seule,  qui,  le  premier,  avant  qu'elle 
puisse  faillir,  lui  nomme  le  péché...  Seuls,  et  n'ayant  pour  témoins 
que  ces  murs,  que  ces  voûtes,  ils  causent!  De  quoi?  Hélas!  de  tout 
ce  qui  n'est  pas  innocent.  Ils  parlent  ou  plutôt  murmurent  à  voix 
basse,  et  leurs  bouches  s'approchent,  et  leur  soufïle  se  confond 
Cela  dure  une  heure  et  se  renouvelle  souvent.  » 

Cette  implacable  citation  de  ma  mémoire,  avec  son  corollaire  sur 
le  rôle  du  prêtre  entre  les  époux,  me  fit  ressentir  tous  les  aiguillons 
de  la  jalousie,  et  cette  première  torture  de  l'amour  fut  si  poignante 
que  Lucie  s'en  aperçut  et  me  demanda  ce  que  j'avais. 

La  présence  du  grand-père  ne  me  gênant  pas  pour  un  entretien 
de  cette  nature,  je  demandai  brusquement  à  Lucie  si  elle  avait  un 
confesseur. 

—  Eh!  mais  oui,  sans  doute,  répondit-elle,  il  le  faut  bien! 

—  J'aurais  cru  que  vous  n'en  aviez  pas  besoin. 

—  On  a  toujours  quelque  chose  à  se  reprocher. 

—  Dans  le  secret  de  la  conscience,  dans  le  fond  de  la  pensée  ap- 
paremment, car  vos  actions,  à  vous,  ne  peuvent  jamais  être  mau- 
vaises. 

—  Franchement,  dit-elle  en  riant,  je  n'ai  pas  commis,  que  je 
sache,  beaucoup  de  mauvaises  actions.  Quant  aux  cas  de  conscience, 
si  j'en  avais,  ce  ne  serait  pas  à  l'abbé  Gémyet  que  je  demanderais 
de  les  résoudre.  Le  bonhomme  est  l'idéal  de  la  simplicité*. 

M.  de  Turdy,  comme  s'il  eût  voulu  me  tranquilliser,  s'écria  que 
Fabbé  Gémyet  était  le  meilleur  et  le  plus  inofiensif  des  hommes. 
—  Celui-là,  dit-il,  je  le  connais,  je  réponds  de  lui,  et  je  ne  t'en  per- 
mettrai jamais  d'autre.  Puisqu'on  voulait  absolument  un  confesseur, 
continua-t-il  en  s' adressant  à  moi,  j'ai  voulu  au  moins  choisir,  et 
j*ai  mis  la  main  sur  un  bon  prêtre,  tolérant,  point  cagot... 

—  Et  tout  a  fait  nul,  reprit  Lucie  avec  le  même  sourire  que  j'a- 
vais déjà  remarqué. 

—  Null  je  le  veux  bien,  dit  le  grand-père  en  s' animant;  nul!  je 
les  aime  comme  cela  et  pas  autrement,  les  prêtres  !  je  ne  veux  point 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  33 

de  'ces  fanatiques  comme  mademoiselle  ma  sœur  les  préférerait 
peut-être. 

—  Eh!  mon  Dieu,  cher  papa,  reprit  Lucie,  tu  accuses  ma  tante!' 
Tu  sais  bien  qu'elle  est  plus  mondaine  que  moi  et  qu'elle  s'accom- 
mode fort  bien  pour  son  compte  de  la  tolérance  illimitée  de  M.  Gé- 
myet.  Voyons,  ne  me  chicane  pas  trop.  J'ai  fait  ce  que  tu  voulais, 
j'ai  accepté  mon  confesseur  de  ta  main  :  je  le  respecte,  j'ai  de  F  es- 
tune  et  de  l'amitié  pour  lui;  mais  je  ne  peux  pas  le  prendre  pour 
un  aigle,  lui-même  n'a  pas  cette  prétention-là,  et  quand  je  me  con- 
fesse à  lui  de  beaucoup  de  tiédeur  et  de  relâchement  dans  la  pra- 
tique, je  suis  toute  prête  à  lui  dire  que  c'est  sa  faute,  et  c'est  tout 
au  plus  s'il  ne  me  dit  pas  que  cela  lui  est  parfaitement  égal. 

—  Bien,  bien,  très  bien!  s'écria  le  grand-père  en  riant  et  en  me 
regardant  encore,  voilà  ce  que  je  veux,  et  c'est  à  ce  prix-là  que 
nous  nous  entendrons. 

—  Qu'est-ce  que  vous  pensez  de  tout  cela,  vous?  dit  Lucie  en  se 
tournant  vers  moi  avec  son  gracieux  abandon.  Doit-on  faire  les 
choses  à  demi?  Je  sais  d'avance  que  vous  pensez  le  contraire,  car  si 
vous  n'étiez  pas  un  esprit  absolu,  vous  ne  seriez  plus  vous-même. 

—  Je  pense,  répondis-je  sans  hésiter,  que  la  confession  est  mau- 
vaise ou  inutile.  Vous  avez  accepté  la  chose  inutile  et  pris  le  moins  . 
mauvais  parti,  ne  pouvant  vous  résoudre  à  prendre  le  seul  bon... 

—  Qui  est  de  ne  plus  rien  croire?  Cela  ne  m'est  pas  possible! 

Elle  me  fit  cette  réponse  fort  sèchement.  Je  m'inclinai  et  ne  par- 
lai plus,  bien  qu'elle  m'y  provoquât  avec  toutes  les  grâces  d'esprit 
et  de  cœur  qui  sont  en  elle.  Au  bout  de  quelques  instans,  comme  je 
prenais  congé  :  —  Vous  me  boudez,  je  le  vois,  dit-elle;  vous  croyez 
que  je  vous  regarde  comme  un  athée.  Non,  je  suis  à  cent  lieues  de 
cela;  mais  rappelez-vous,  j'ai  une  doctrine,  et  vous  n'en  avez  pas! 

—  Eh  bien!  lui  répondis-je,  j'en  aurai  une.  Je  vous  jure  que  j'en 
aurai  une  avant  peu,  car  je  vois  qu'il  le  faut! 

Elle  partit  d'un  grand  éclat  de  rire  et  me  tendit  la  main  pour  la 
première  fois,  corrigeant  par  ce  témoignage  d'affection  et  d'inti- 
mité ce  que  sa  raillerie  avait  de  blessant;  mais  on  n'a  pas  deux 
cœurs  pour  aimer,  et  je  ne  peux  pas  mettre  dans  le  même  cette  si- 
multanéité de  joie  et  de  souffrance.  Je  commençais  à  ne  plus  com- 
prendre Lucie.  J'étais  horriblement  triste,  c'est  pourquoi  je  ne 
t'écrivis  pas  en  rentrant.  Henri  se  moquait  un  peu  de  moi. 

—  Tu  t'embarques  mal,  disait-il.  Te  voilà  déjà  aux  prises  avec 
les  préjugés  de  ta  fiancée,  car  elle  est  ta  fiancée,  je  t'en  réponds. 
Le  grand-père  t'adore,  et  la  jeune  fille  t'aime. 

—  Non,  elle  ne  m'aimera  probablement  pas. 

—  C'est  peut-être  toi  qui  n'aimes  pas,  reprit-il  avec  un  peu  de 

TOME   XLIV.  3 


3â  revue  des  deux  mondes. 

vivacité.  Tu  me  fais  Tefiet  d'un  pédant  ou  d'un  despote.  Eh!  mon 
cher,  que  t'importe  que  ta  femme  croie  au  culte  et  suive  les  pra- 
tiques d'une  église  quelconque? 

—  Tu  permettras  le  confesseur  k  la  tienne,  toi? 

—  Je  lui  en  permettrai  dix,  à  la  condition  que  ces  messieurs-là 
ne  l'empêcheront  pas  d'être  à  moi  corps  et  âme. 

—  Non,  tu  ne  te  soucies  pas  de  son  âme!  Tu  lui  laisseras  l'abso- 
lue liberté  de  conscience,  tu  l'as  dit! 

—  Conscience  religieuse,  entendons-nous!  Qu'elle  croie  à  Junon- 
Lucine  ou  à  l'immaculée  conception,  ce  ne  sont  pas  là  mes  affaires. 
Pourvu  qu'elle  me  donne  des  enfans  qui  soient  de  moi,  qu'elle  pré- 
fère mon  entretien  au  confessionnal,  je  ne  lui  demanderai  jamais 
compte  de  ses  épanchemens  spiritualistes  avec  les  docteurs  en  droit 
canonique. 

—  Eh  bien!  moi,  je  suis  tout  autre.  Je  ne  sépare  point  l'âme  du 
corps,  et  je  ne  supporterai  pas  l'amant  platonique,  de  quelque  nom 
qu'il  s'appelle! 

—  Alors  ne  te  marie  pas,  mon  cher,  ou  cherche  une  protestante. 
M"^  La  Quintinie  n'est  pas  ton  fait.  Tu  as  raison,  il  ne  faut  pas 
écrire  à  ton  père.  Oublie-la  et  retourne  à  Paris. 

—  Est-elle  donc  si  obstinée  que  je  ne  puisse  l'amener  à  mes 
idées? 

—  Je  n'en  sais  rien.  Elle  paraît  fort  douce  de  caractère;  elle  a 
l'air  de  t' aimer.  Élise  est  convaincue  qu'elle  t'adore.  Tu  peux  es- 
sayer, mais  tu  t'engages  là  dans  une  mauvaise  voie  et  tu  rêves 
l'impossible,^  car  on  ne  change  pas  ce  que  la  nature  a  fait  sans  le 
gâter,  je  t'en  avertis.  Lucie  a  une  tendance  au  mysticisme;  tu  pour- 
ras bien  déplacer  le  fétiche,  mais  gare  à  l'avenir!  L'amant  pourra 
bien  remplacer  le  prêtre. 

Henri  me  parla  encore  longtemps  sur  ce  ton,  et  il  m' ébranla.  Ah  ! 
que  j'aurais  voulu  t' avoir  près  de  moi  pour  résoudre  tous  mes  doutes  ! 
J'étais  partagé  entre  mille  aperçus  contraires.  Tantôt  Henri  me  dé- 
montrait que  je  voulais  asservir  la  compagne  de  ma  vie,  l'effacer, 
lui  ôter  toute  personnalité,  et  la  noyer  dans  le  rayonnement  de  mon 
orgueil  ;  tantôt  il  me  semblait  rompre  absolument  la  beauté  du  lien 
conjugal  en  admettant  qu'on  pût  vivre  intellectuellement  à  part 
l'un  de  l'autre,  et  en  s'efforçant  même  de  me  prouver  que  c'était 
mieux  ainsi.  H  concluait  à  l'infériorité  de  nature  chez  la  femme,  et 
il  répétait  ce  lieu  commun  révoltant,  qu'il  lui  faut  un  frein  autre  que 
l'amour  et  le  respect  de  son  mari,  parce  qu'elle  n'a  pas  assez  de 
force  morale  pour  s'en  contenter. 

Je  retournai  à  Turdy  peu  de  jours  après.  J'étais  résigné;  j'accep- 
lab  tout!  Non  convaincu,  mais  soumis,  j'admettais  que  Lucie,  en 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  35 

me  faisant  de  légères  c(5hcessions,  pouvait  en  exiger  autant  de  moi. 
Je  la  trouvai  seule  au  jardin.  —  Eh  bien!  me  dit-elle,  cette  fameuse 
doctrine,  F  apportez-vous  toute  chaude  et  cuite  à  point?  —  Elle  rail- 
lait, je  me  sentis  fort  irrité;  elle  me  sourit,  et  comme  le  ciel  est 
dans  son  sourire,  je  vis  qu'elle  raillait  sans  amertume  et  sans  dé- 
dain. Je  me  calmai.  —  Non,  lui  dis-je,  je  n'apporte  pas  de  doctrine. 
Il  me  semblait  très  facile  d'en  reconstruire  une  de  tous  points  avec 
les  saines  notions  qui  m'ont  été  données  dès  mon  enfance,  et  qui  ne 
demandent  plus  qu'un  lien  pour  composer  un  ensemble  ;  mais  ce 
lien,  c'est  Tamour,  l'amour  que  je  ne  connais  que  par  un  instinct 
violent,  une  révélation  subite  enveloppée  de  nuages.  Je  sens  pour- 
tant bien  que  l'amour  est  tout,  et  que  sans  lui  toute  doctrine  reste 
vide.  Les  catholiques  n'ont  pu  s'en  tirer  qu'en  le  supprimant;  vous 
voyez  bien  que  nous  ne  sommes  pas  plus  avancés  l'un  que  l'autre! 

—  Les  catholiques  ont  supprimé  l'amour!  Vous  croyez  cela?  s'é- 
cria Lucie,  sincèrement  interdite  et  comme  cherchant  un  argument 
à  m'opposer. 

—  Trouvez-moi  un  précepte  catholique  autre  que  celui  de  l'obéis- 
sance passive  de  la  femme  envers  le  mari  ! 

—  Mais  la  religion  est  tout  amour  pourtant  î 

—  Oui,  l'amour  envers  Dieu  et  la  charité  envers  le  prochain. 
Cherchez  dans  vos  souvenirs  si  quelqu'un  vous  a  jamais  dit  :  Le 
cœur  de  la  femme  est  destiné  à  renfermer  une  affection  sans  bornes 
pour  l'homme  de  son  choix,^pour  le  compagnon  de  sa  vie? 

—  Non,  mais  il  est  écrit  :^  La  femme  quittera  son  père  et  sa 
mère, . . 

—  C'est  une  loi  civile,  ce  n'est  pas  même  l'amour  sous-entendu, 
c'est  le  domicile  conjugal.  Le  code  l'explique  tout  au  long. 

—  Enfin  qu'est-ce  que  vous  entendez  par  l'amour?  La  préférence 
qu'on  donne  à  un  homme  sur  la  Divinité  même? 

—  Préférence,  lui  répondis-je  impétueusement,  est  un  mot  qui 
ne  me  présente  ici  aucun  sens.  C'est  un  mot  inventé  par  ceux  qui 
ont  rapetissé  l'idée  de  Dieu  au  point  d'en  faire  un  homme  dont  un 
autre  homme  peut  devenir  le  rival,  et  ceci,  permettez-moi  de  vous 
le  dire,  est  une  sorte  de  profanation  du  sentiment  que  nous  devons 
avoir  de  la  Divinité. 

—  Bien!  reprit  Lucie,  qui  m'écoutait  avec  une  attention  animée; 
vous  dites  là  des  choses  qui  me  vont.  Vous  admettez  dès  lors  que 
l'on  aime  Dieu  par-dessus  toutes  choses? 

—  Aimer  est  le  mot  le  plus  élastique  et  le  plus  vague  que  l'homme 
ait  inventé.  Dieu  ne  peut  nous  inspirer  qu'un  genre  d'adoration 
auquel  rien  ne  se  compare  et  qu'aucune  langue  ne  peut  exprimer. 
Dieu  ne  veut  donc  pas  être  aimé  avec  le  même  esprit  et  avec  le 


36  '  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  cœur  qu'il  nous  a  donnés  pour  aimer  notre  semblable,  et  du 
moment  que  nous  croyons  en  lui,  nous  avons  nécessairement  pour 
lui  le  sentiment  qu'il  réclame  de  nous;  mais  ce  sentiment  n'existe 
pas  dans  une  âme  que  l'ascétisme  dérobe  à  l'amour  humain,  car  il 
s'y  dénature  et  devient  amour  humain  lui-même,  ce  qui  est  une 
idolâtrie,  un  délire  et  un  blasphème. 

—  J'entends!  vous  croyez  que  sainte  Thérèse... 

—  Était  folle  et  consumée  de  flammes  terrestres  auxquelles  son 
imagination  malade  essayait  de  donner  le  change.  Je  hais  ces  men- 
songes de  l'âme,  comme  tout  ce  qui  est  contre  nature. 

Lucie  ne  répondit  rien ,  elle  marchait  dans  le  jardin  et  cueillait 
des  fleurs  machinalement;  mais  ses  mains  tremblaient,  et  sa  dé- 
marche trahissait  une  grande  agitation. 

—  Mon  ami,' me  dit-elle  enfin  quand  ses  deux  mains  furent 
pleines,  —  car  nous  sommes  amis  toujours  et  quand  même,  n'est-ce 
pas?  —  vous  dites  des  choses  qui  me  bouleversent,  et  vous  voyez, 
je  ne  vous  réponds  pas.  Suis-je  vaincue  par  le  raisonnement  ou 
persuadée  par  un  charme  mystérieux  dont  je  doive  me  méfier?  Je 
ne  sais  pas;  en  vérité,  je  ne  sais  pas!  Il  faut  que  j'y  pense.  Ne  dés- 
espérez pas  et  n'ayez  pas  non  plus  trop  d'orgueil.  Il  faut  que  je  me 
prive  de  vous  voir  pendant  quelques  jours,  et  je  vous  dirai  ensuite 
si  j'ai  fait  un  pas  en  avant  ou  en  arrière.  Je  ne  veux  point  être  per- 
suadée par  surprise. 

Cette  résolution,  contre  laquelle  je  n'avais  pas  le  droit  de  protes- 
ter, me  jeta  dans  une  vive  inquiétude,  et  j'eus  là  le  pressentiment 
de  quelque  chose  de  grave.  Elle  essaya  de  me  rassurer.  —  Voyez  où 
nous  en  sommes,  dit-elle  ;  on  presse  la  situation  un  peu  plus  que 
nous  ne  le  voudrions.  On  a  déjà  écrit  à  mon  père,  sans  vous  nom- 
mer, il  est  vrai;  mais  il  paraît  qu'il  s'impatiente  et  demande  des  dé- 
tails. Il  va  falloir  parler  à  ma  tante,  qui  ne  sait  rien  encore.  Avez- 
vous  écrit  à  votre  père,  vous? 

—  Non.  J'attendais,  je  devais  attendre  une  véritable  espérance. 

—  Eh  bien!  n'écrivez  pas  encore,  promettez-le-moi,  et  n'allons 
pas  plus  avant  sans  que  je  sois  sûre  de  moi-même.  Je  vous  disais 
l'autre  jour  que  je  ne  voyais  pas  d'obstacles;  j'en  vois  aujourd'hui. 
Je  vous  disais  aussi  que  je  ne  voyais  pas  non  plus  de  parti  à  prendre. 
Cela  n'est  guère  possible  du  moment  qu'il  faut  apaiser  la  sollicitude 
de  deux  familles  par  des  résolutions  quelconques.  Ne  nous  laissons 
donc  pas  entraîner  par  les  impatiences  des  autres,  car  là  est  le  dan- 
ger. Forçons-les  à  nous  attendre ,  en  nous  attendant  nous-mêmes 
patiemment  et  volontairement. 

Je  ne  pouvais  que  me  soumettre,  mais  je  m'en  allai  épouvanté, 
car  Luc'k'  ih*  fixait  que  vaguement  le  terme  de  mon  exil.  C'était  tan- 


MADEMOISELLE    Li    QUINTIME.  37 

tôt  huit  jours,  tantôt  quinze,  et  je  me  disais  par  momens  que  c'était 
peut-être  toute  la  vie. 

Cinq  jours,  cinq  mortels  jours  après,  j'ai  reçu  un  billet  de  M.  de 
Turdy  qui  me  disait  :  «  Je  suis  seul,  venez  me  voir.  »  Je  l'ai  trouvé 
seul  en  effet.  Lucie  était  allée  à  Chambéry  passer  une  semaine  au- 
près de  sa  grand' tante.  M.  de  Turdy  était  triste,  bien  qu'il  voulût 
faire  contre  fortune  bon  cœur.  Nous  n'avons  parlé  que  de  Lucie, 
tout  en  essayant  de  n'en  point  trop  parler.  —  Lucie,  m'a-t-il  dit, 
subit  des  influences  mystérieuses  que  je  ne  peux  pas  saisir.  Vous 
avez  entendu  notre  discussion  de  l'autre  jour  :  j'ai  gagné  le  point 
important,  le  confesseur.  C'est  un  bon  homme.  Ma  sœur  est  une 
bonne  fille  dont  la  dévotion  n'a  rien  d'exalté;  son  entourage  est  très 
arriéré  d'opinions,  mais  il  n'y  a  là  personne  d'assez  fort  pour  avoir 
du  crédit  sur  l'esprit  de  ma  petite- fille.  Vous  avez  vu  qu'elle  se 
moque  de  ces  vieux  seigneurs  de  village  qui  n'ont  pas  le  sens  com- 
mun, et  quant  à  elle,  vous  avez  du  constater  que,  dans  tout  ce  qui 
tient  à  la  vie  pratique,  à  la  politique,  au  temporel^  comme  ils  di- 
sent chez  sa  tante,  elle  est  très  libérale;  mais  elle  avait  toujours  dit 
et  elle  recommence  à  dire  qu'elle  ne  veut  pas  devenir  la  femme  d'un 
incrédule.  Je  me  suis  épuisé  à  la  gronder,  à  la  contredire;  elle  m'a 
promis  de  s'interroger  elle-même,  et  elle  m'a  paru  très  ébranlée 
en  partant. 

—  Soyez  certain,  lui  dis-je  avec  amertume,  qu'à  présent  elle  a 
repris  ses  forces ,  et  que  l'influence  mystérieuse  dont  vous  parlez 
s'est  de  nouveau  emparée  d'elle. 

—  Ah!  si  je  savais  qui!  s'est  écrié  le  vieillard  en  frappant  sa 
canne  sur  le  parquet  avec  vivacité.  Ce  sera  quelqu'une  des  nonnes 
de  ***.  H  y  a  là  un  couvent  de  carmélites  très  austères,  et  je  sais 
qu'elle  y  va  quelquefois.  Oui,  oui,  ce  doit  être  un  foyer  de  fana- 
tisme. Je  ne  veux  plus  qu'elle  y  mette  les  pieds! 

Je  me  sentais  bien  mal  défendu  contre  le  malheur  de  ma  desti- 
née par  ce  vieux  enfant;  mais  je  le  voyais  si  chagrin  et  si  tourmenté 
*  que  je  consentis  à  passer  la  journée  et  la  soirée  avec  lui.  Je  fis  tant 
bien  que  mal  sa  partie  de  trictrac  pour  remplacer  Lucie,  qui  la  fait 
tous  les  soirs  quand  ils  sont  tête-à-tête. 

Il  était  tard  quand  nous  eûmes  fini,  et,  pour  épargner  au  batelier 
de  la  maison  la  peine  de  me  faire  passer  le  lac,  j'acceptai  l'hospi- 
talité que  le  châtelain  m'offrait  pour  la  nuit. 

Ici  se  place  un  fait  fort  étranger  peut-être  à  ma  situation,  un  fait 
qui  te  paraîtra  sans  doute  insignifiant,  mais  qui  m'a  trop  frappé 
pour  que  je  ne  te  le  rapporte  pas. 

J'étais  si  agité  de  me  trouver  dans  cette  maison  pleine  de  l'image 
de  Lucie,  dans  cette  maison  qui  eût  pu  devenir  la  mienne,  si  j'étais 


38  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moins  loyal  ou  moins  jaloux,  que  je  ne  pus  fermer  l'œil.  Ma  chambre 
était  au  rez-de-chaussée  et  avait  une  sortie  directe  sur  le  jardin.  Je 
m'en  échappai  sans  bruit  et  me  promenai  une  demi-heure  dans  ce 
jardin,  qui  n'est  pas  grand,  mais  qui  est  un  Éden  quand  même, 
grâce  à  ses  beaux  ombrages,  à  ses  massifs  de  fleurs  et  à  ce  site  ma- 
gnifique qu'on  y  domine.  La  lune,  réduite  à  un  croissant  assez  délié, 
se  leva  vers  minuit,  éclairant  à  peine  le  pied  des  arbres;  mais  la 
nuit  était  si  claire  et  si  constellée  que  je  distinguais,  sinon  la  cou- 
leur, du  moins  la  forme  de  tous  les  objets  environnans.  Le  lac  se 
détachait  comme  une  plaque  d'argent  bruni  au  sein  d'une  masse 
sombre  qui  paraissait  incommensurable.  Des  buissons  de  fraxinelle, 
plante  que  l'on  cultive  beaucoup  ici  dans  les  jardins,  et  qui  atteint 
de  grandes  proportions,  exhalaient  des  parfums  exquis.  Tout  était 
recueillement  voluptueux,  mystère  d'amour  peut-être,  dans  cette 
nuit  tiède.  Une  charmante  cascade,  qui  bondit  au  bout  du  jardin 
après  avoir  mis  en  mouvement  une  petite  usine,  était  emprisonnée 
dans  son  écluse.  Tout  était  muet  et  comme  endormi  profondément. 
Je  pensais  à  Lucie  avec  une  ardeur  de  désir  et  de  terreur  qui  me 
faisait  frissonner  sans  cause,  non  pas  au  moindre  bruit,  il  ne  s'en 
produisait  aucun,  mais  à  l'idée,  à  l'appréhension  du  moindre  souflle 
de  l'air  dans  mes  cheveux. 

Tout  à  coup  j'entends  dans  ce  morne  silence  le  bruit  cadencé  d'une 
paire  de  rames  sur  le  lac,  et,  en  suivant  la  direction  du  son,  je  vis 
distinctement  une  barque  qui  cinglait  en  droite  ligne  sur  le  petit 
port  placé  à  l'angle  du  rocher  qui  porte  le  manoir.  Cette  barque, 
vue  de  la  plate-forme,  était  si  petite  que  je  n'eusse  pu  la  distin- 
guer, si  l'eau,  vivement  brillantée  en  cet  endroit,  ne  l'eût  détachée 
comme  un  point  noir  à  la  surface. 

Quoi  de  plus  simple  que  la  présence  d'une  embarcation  sur  ce  lac 
souvent  exploré  la  nuit  par  les  pêcheurs  ou  les  oisifs?  Mon  imagi- 
nation excitée  vit  pourtant  là  un  événement  capable  de  décider  de 
ma  vie.  C'était  Lucie  qui  revenait  me  surprendre,  et  que  j'allais  voir 
aborder  au-dessous  de  moi  ! 

Aborder  là,  non,  pourtant,  ce  n'était  pas  possible  :  le  rocher  est' 
à  pic;  mais  si  la  barque  s'engageait  dans  l'ombre  projetée  sur  l'eau 
l)ar  la  masse  de  ce  rocher,  évidemment  elle  se  dirigeait  sur  le  petit 
port,  et,  comme  du  jardin  on  ne  voit  pas  le  débarcadère,  je  sortis 
du  jardin  en  franchissant  un  mur  à  hauteur  d'appui,  et  je  descendis 
précipitamment  le  sentier. 

'Grâce  à  l'ombrage  des  grands  marronniers  qui,  plantés  à  mi-côte, 
étendent  leurs  longues  branches  au-dessus  des  chaumières  jusqu'au 
bord  de  Teau,  je  gagnai  la  rive  sans  être  aperçu,  et  je  vis  la  barque 
d'assez  près  pour  m'assurer  qu'elle  ne  contenait  que  deux  hommes, 


MADExMOISELLE    LA    QUINTINIE.  39 

un  batelier  qui  faisait  force  de  rames ,  et  un  personnage  enveloppé 
d'un  manteau  et  coiffé  d'un  chapeau  à  larges  bords.  Ils  passèrent  à 
peu  de  brasses  du  rivage  et  disparurent  en  remontant  vers  l'abbaye 
de  Hautecombe. 

Je  me  raillai  moi-même ,  mais  la  déception  ne  fut  pas  moins  pé- 
nible, et  je  restai  cloué  à  ma  place  comme  si  j'eusse  attendu  l'ap- 
parition d'une  autre  barque  portant  réellement  Lucie. 

Cependant  j'écoutais  machinalement  le  petit  bruit  de  celle  qui 
venait  de  passer,  et  je  remarquai  qu'elle  s'arrêtait  à  une  très  courte 
distance  de  moi.  Je  retins, mon  souffle,  et  j'entendis  une  voix  basse 
et  timbrée,  une  voix  méridionale  dire  avec  un  léger  accent  étran- 
ger :  Cest  ici? 

—  Oui,  monsieur,  répondit  la  voix  toute  locale  du  batelier  sa- 
voyard. 

Tout  rentra  dans  le  silence.  La  curiosité  m'aiguillonnait;  il  faut  te 
dire  pourquoi. 

A  vingt  pas  de  la  petite  anse  sablonneuse  qui  sert  de  débarcadère 
au  hameau,  la  montagne  verticale  se  creuse  en  grotte.  Deux  piliers 
bruts  naturellement  évidés  dans  le  massif  calcaire  soutiennent  une 
petite  voûte  où  l'on  a  sculpté  dans  le  roc  une  statuette  de  madone. 
C'est  une  chapelle  rustique,  dont  le  sol,  un  peu  exhaussé  au-dessus 
de  l'eau,  est  à  sec  quand  le  lac  est  tranquille,  et  cette  chapelle  est 
une  des  retraites  favorites  de  Lucie.  Elle  y  a  voué  une  dévotion  par- 
ticulière à  la  Vierge,  elle  y  a  fait  planter  du  lierre  qui  s'enroule 
gracieusement  autour  des  piliers,  et  elle  y  va  souvent  rêver  ou  prier 
le  soir. 

Je  tenais  ces  détails  du  batelier,  qui  m'avait  transporté  le  jour 
même.  Était-elle  là?  mon  Dieu!  Y  avait-elle  donné  rendez-vous  à 
cet  inconnu?  Je  ne  pouvais  rien  voir,  la  grotte  s'ouvre  dans  un 
angle  rentrant  de  la  montagne.  Ah!  tu  ne  sais  pas  que  je  suis  horri- 
blement jaloux!  Je  ne  le  savais  pas  moi-même.  Quelle  torture,  mon 
père!  quelle  fureur! 

Je  demeurai  quelques  instans  sans  pouvoir  réfléchir.  J'étais  sur 
le  point  de  me  jeter  tout  habillé  à  la  nage,  car  de  la  rive  on  ne 
peut  gagner  autrement  cette  chapelle  :  le  rocher  plonge  à  pic  dans 
le  lac  à  une  très  grande  profondeur;  mais  toute  mon  attention  se 
reporta  sur  la  barque,  qui,  après  une  pose  de  quelques  minutes, 
revenait  vers  moi.  Je  me  dissimulai  encore,  et  je  vis  repasser  les  deux 
hommes  à  peu  de  distance.  Je  les  suivis  des  yeux  aussi  loin  que 
possible  ;  ils  s'en  allaient  par  où  ils  étaient  venus,  du  côté  qui  re- 
garde Chambéry,  et  bientôt  ils  se  perdirent  dans  la  brume  qui  com- 
mençait à  se  répandre  au  ras  de  l'eau. 

Quel  était  donc  le  but  de  cette  longue  course  sur  le  lac  pour  une 


ÛO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Station  d'un  instant?  Il  n'y  avait  là  que  la  chapelle  rustique  où  l'on 
pût  prendre  pied,  et  cette  grotte  n'a  aucune  communication,  que  je 
sache,  avec  l'intérieur  de  la  montagne.  J'essayai  de  démarrer  un 
petit  canot  de  pêcheur,  j'en  vins  à  bout,  et  en  un  instant  je  gagnai 
la  grotte.  Elle  était  vide,  sombre  et  muette.  J'y  remarquai  seule- 
ment un  parfum  de  fleurs  très  prononcé  et  un  objet  blanchâtre  dont 
je  m'emparai;  c'était  une  grosse  touffe  de  lis  qu'on  venait  de  dépo- 
ser aux  pieds  de  la  madone,  car  les  fleurs  étaient  trop  fraîches  pour 
avoir  passé  là  la  moitié  de  la  nuit.  L'inconnu  venait  donc  d'appor- 
ter cette  offrande...  A  qui?  à  la  Vierge  ou  à  Lucie? 

J'emportai  le  bouquet,  je  l'examinai  dans  ma  chambre  après  l'a- 
voir déUé  avec  soin.  Il  ne  contenait  aucun  papier;  mais  sur  le  ruban 
de  soie  blanche  qui  l'entourait  il  y  avait  un  signe  imprimé  en  or,  et 
ce  signe  était  ce  qu'on  appelle  en  style  de  sacristie,  je  crois,  un 
cœur  de  Marie  y  un  cœur  surmonté  d'une  croix  et  percé  d'un  glaive 
avec  des  gouttes  de  sang  figurées  en  rouge  carmin,  emblème  d'a- 
mour charnel,  s'il  en  fut,  avec  une  allusion  à  la  douleur  physique. 
J'éprouvai  un  mouvement  de  dégoût.  De  pareils  symboles  m'ont 
toujours  semblé  exprimer  tout  autre  chose  que  des  idées  religieuses, 
et  je  cherche  en  vain  dans  la  vraie  doctrine  chrétienne  quelque 
trait  qui  s'y  rapporte. 

Je  me  tourmentai  l'esprit  horriblement;  que  signifiait  cette  sorte 
d'ex-voto  d'un  cœur  malade,  dévoré  peut-être,  peut-être  ensanglanté 
par  ma  tentative  d'union  avec  Lucie?  Ce  n'était  peut-être  rien  de 
tout  cela,  c'était  tout  simplement  un  vœu  accompli  par  une  âme  dé- 
vote étrangère  à  mes  préoccupations;  mais  cet  étranger,  je  l'avais 
assez  aperçu  pour  me  convaincre  que  ce  n'était  ni  un  paysan  ni  un 
prêtre  :  il  m'avait  paru  jeune,  bien  mis  et  d'une  tournure  svelte. 
Pourtant  je  l'avais  si  mal  vu  que  je  pouvais  bien  avoir  rêvé  tout 
cela.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  reportai  le  bouquet,  et  je  restai  caché  dans 
la  chapelle,  attendant  avec  la  rage  au  cœur  que  quelqu'un  vînt  le 
prendre.  Je  ne  vis  personne,  je  n'entendis  rien,  si  ce  n'est  la  voix 
du  batelier  dont  j'avais  emmené  le  bateau,  et  qui,  aux  premières 
lueurs  du  jour,  me  héla  du  rivage  pour  me  le  redemander.  Quand  il 
sut  que  j'étais  un  hôte  du  manoir,  il  me  reprocha,  puisque  j'avais 
eu  la  fantaisie  de  naviguer  si  matin,  de  ne  pas  l'avoir  réveillé. 

Il  me  reconduisit  à  l'autre  bord.  J'avais  remis  les  lis  aux  pieds  de 
la  madone,  et  j'avais  emporté  le  ruban.  Je  veillai  encore  de  loin 
jusqu'au  grand  jour  en  vue  de  la  grotte.  Aucune  barque  n'en  ap- 
procha. Je  m'y  fis  reconduire  dans  la  soirée.  Les  lis  étaient  là  flé- 
tris, personne  n'y  avait  touché.  Il  était  huit  heures  du  soir.  Quoique 
très  fatigué,  car  je  n'avais  pu  me  reposer  dans  la  journée,  je  montai 
au  château,  et  je  surpris  agréablement  M.  de  Turdy,  qui  s'apprêtait 


MADEMOISELLE    LA    QUINTIME.  $1 

à  se  coucher,  en  lui  disant  que,  me  trouvant  par  hasard  dans  son 
voisinage,  j'avais  songé  à  venir  faire  sa  partie. 

—  Ah!  que  c'est  aimable  à  vous!  s'écria-t-il.  J'allais  tâcher  de 
dormir  pour  échapper  à  l'ennui  de  ma  veillée  solitaire.  C'est  si  long, 
une  soirée  de  vieillard  qui  ne  peut  plus  lire  sans  se  fatiguer!  Les 
enfans  nous  gâtent.  Ils  s'occupent  de  nous  distraire,  et  quand  ils 
sont  là,  nous  nous  laissons  aller  en  égoïstes  que  nous  sommes,  et 
quand  ils  s'en  vont,  nous  nous  plaignons  de  ce  qu'ils  ne  préfèrent 
pas  notre  triste  société  à  toutes  choses  ! 

—  11  faut,  lui  dis-je  en  préparant  sa  table  de  jeu,  que  M'*''  La 
Quintinie  ait  à  Ghambéry  des  occupations  bien  sérieuses  ou  bien  at- 
trayantes pour  vous  laisser  seul,  car  j'ai  été  témoin  du  plaisir  sin- 
cère qu'elle  trouve  à  vous  entourer  de  soins. 

—  Eh!  oui,  sans  doute!  Il  faut  bien  qu'elle  ait  l'esprit  troublé  de 
quelque  souci  grave  ! 

—  Est-ce  que  vous  ne  recevez  pas  tous  les  jours  des  nouvelles 
de  Ghambéry  ? 

—  J'en  reçois  de  deux  jours  l'un  :  elle  m'écrit  des  billets  très 
courts,  et  qui  ne  m'apprennent  rien  de  l'emploi  de  son  temps.  Or- 
dinairement nous  ne  nous  quittons  point  de  tout  l'été,  hormis  pour 
les  grandes  fêtes  religieuses,  qu'elle  va  célébrer  auprès  de  sa  tante. 
L'hiver,  nous  nous  séparons  franchement.  Je  n'aime  pas  Ghambéry. 
Je  passe  quelques  mois  à  Lyon,  où  j'ai  des  connaissances,  et  où  il 
fait  moins  froid  que  dans  nos  neiges.  Alors  ma  Lucie  m'écrit  de  lon- 
gues lettres  charmantes,  qui  font  ma  consolation  et  mon  orgueil; 
mais  la  séparation  qu'elle  m'impose  en  ce  moment,  en  plein  été, 
sans  cause  suffisante  selon  moi,  m'est  fort  pénible. 

Je  fis  observer  à  M.  de  Turdy  que  j'étais  la  cause  de  son  cha- 
grin, et  qu'il  eût  été  beaucoup  plus  logique  de  la  part  de  Lucie  de 
m' envoyer  à  Ghambéry,  avec  défense  d'en  sortir  jusqu'à  nouvel  or- 
dre, que  d'y  aller  elle-même  pour  m' éviter. 

—  G'est  ce  que  j'ai  dit,  reprit-il;  mais  elle  a  insisté  si  vivement 
que  j'ai  dû  céder,  et  je  vois  bien  qu'il  y  a  sous  jeu  quelque  chose 
qu'on  me  cache. 

—  X  vous?  On  vous  cacherait  quelque  chose?...  Non,  Lucie  vous 
adore  ! 

—  Ah  !  que  voulez-vous,  mon  cher  !  La  dévotion  rompt  sans  façon 
tous  les  liens  du  cœur  et  de  la  famille;  mais  voilà  que  je  me  plains 
à  vous,  comme  un  vieux  enfant  que  je  suis,  à  vous  qui  soufïrez 
peut-être  un  peu  aussi  pour  votre  compte  ! 

—  Je  souffre  beaucoup,  répondis-je,  car  j'aime  M"®  La  Quintinie 
plus  que  je  ne  puis  l'exprimer. 

11  mh  serra  les  mains,  et  nous  oubliâmes  la  f)artie  de  trictrac.  Il 


42  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

était  beaucoup  plus  expansif  que  la  veille  et  comme  découragé  de  la 
vie.  Il  essaya  de  faire  l'esprit  fort  pour  se  remonter,  mais  il  n'en 
vint  pas  à  bout.  Je  mourais  d'envie  de  l'interroger  sur  les  relations 
que  Lucie  pouvait  avoir  avec  le  personnage  mystérieux  que  j'avais 
vu  la  nuit  précédente  sur  le  lac  ;  mais  le  pauvre  homme  me  parut 
si  abattu  que  je  me  reprochai  l'égoïsme  de  mes  soupçons.  Je  ne  lui 
parlai  point  de  l'aventure,  et  je  le  fis  jouer  pour  le  distraire,  après 
quoi  j'acceptai  le  gîte  qu'il  m'offrait.  Je  voulais  veiller  encore  toute 
la  nuit,  et  j'y  parvins  malgré  la  fatigue  qui  m'écrasait.  Rien  ne  trou- 
bla le  morne  repos  de  la  nuit  autour  du  manoir.  J'allai  dès  le  matin 
visiter  encore  la  grotte.  Les  lis  pourrissaient  dans  l'abandon.  Je  les 
jetai  dans  l'eau,  et  je  revins  à  Aix,  où  la  fièvre  me  retint  deux  jours 
au  lit. 

Le  troisième  jour,  abattu,  mais  non  calmé,  j'allai  à  Chambéry  à 
tout  hasard ,  cherchant  à  rencontrer  Lucie  malgré  sa  défense ,  vou- 
lant tâcher  de  savoir  au  moins  ce  qu'elle  devenait.  Je  ne  connais 
personne  à  Chambéry,  mais  je  rencontrai  aux  abords  de  la  ville 
quelques  baigneurs  d'Aix,  dont  un  Anglais  fort  mélomane  avec  qui 
je  me  suis  un  peu  lié,  et  qui  m'aborda  en  me  disant  :  —  Est-ce  que 
vous  n'allez  pas  aux  carmélites  de  ***? 

—  Pourquoi  faire? 

—  Pour  entendre  chanter  une  demoiselle  du  pays  qui  est,  dit-on, 
fort  extraordinaire. 

—  Oui,  j'y  vais,  répondis-je  tout  tremblant.  Où  est-ce? 

—  Suivez-nous,  me  dit-il. 

Nous  gravîmes  un  chemin  très  rapide  qui  monte  en  zigzag  à  tra- 
vers d'énormes  rochers. 

—  Et  le  nom  de  cette  cantatrice  ?  demandai-je  à  mon  guide. 

—  Attendez!  Je  ne  sais  plus,  ce  n'est  pas  une  artiste  de  profes- 
sion, c'est  une  personne  de  bonne  famille  qui  chante  en  l'honneur 
de  la  fête  du  jour,  la  Trinité.  Elle  a  un  nom  en  ie,,,,  La  Quérinie,... 
non,  La  Quintinie...  M'y  voilà. 

Je  sentis  tous  les  frissons  de  la  fièvre  me  reprendre,  il  faisait 
pourtant  une  chaleur  d'orage  accablante.  Nous  arrivâmes  au  pied 
d*un  édifice  fermé,  à  fenêtres  grillées;  c'était  le  couvent,  et  nous  y 
trouvâmes  une  centaine  de  personnes  qui  s'étaient  assises  à  l'ombre 
et  qui  attendaient  que  les  nonnes  eussent  fini  de  psalmodier  les 
vêpres.  Aucun  homme  ne  pénétrait  dans  ce  couvent  rigidement 
cloîtré.  Les  dames  de  la  ville  n'ont  accès  dans  la  chapelle  qu'avec 
des  permissions  particulières.  Cette  chapelle  était  pleine  et  la  porte 
close;  mais  à  cause  de  la  chaleur  les  fenêtres  du  chœur  étaient  ou- 
vertes en  partie,  et  comme  on  entendait  fort  bien  la  psalmodie,  on 
ne  devait  rien  perdre  du  chant. 


MADEMOISELLE    LA   QUIXTL\IE.  Zi3 

Le  mélomane  qui  m'avait  renseigné  et  que  je  ne  quittais  pas  en- 
tra sans  façon  en  pourparlers  avec  les  hommes  qui  se  trouvaient  là 
et  les  interrogea  sur  M*^^  La  Quintinie.  Je  recueillais  tout  avec  avi- 
dité. «  C'est  une  personne  du  plus  grand  mérite,  disait-on,  toute 
vouée  aux  bonnes  œuvres,  une  vraie  sainte,  et  en  même  temps  c'est 
une  femme  charmante,  qui  fait  les  honneurs  du  salon  de  sa  tante 
avec  une  grâce  parfaite;  mais  jamais  elle  ne  chante  dans  le  monde. 
On  dit  qu'elle  a  fait  le  vœu  de  ne  chanter  que  pour  l'église.  Elle 
chantera  le  jour  de  la  Fête-Dieu  à  la  cathédrale,  et  je  vous  réponds 
qu'on  y  viendra  de  loin  pour  l'entendre.  En  ce  moment-ci,  elle  fait 
une  retraite  de  huit  jours  aux  carmélites.  On  dit  qu'elle  va  se  ma- 
rier, mais  d'autres  disent  qu'elle  se  fera  religieuse;  on  ne  sait  pas.  » 

En  ce  moment,  un  des  amateurs  de  la  ville  signala  une  lourde 
voiture  armoriée  qui  montait  la  côte.  «  C'est  le  vieux  carrosse  de  la 
vieille  M'^^  de  Turdy.  Elle  va  entendre  chanter  sa  petite-nièce  à  la 
bénédiction  du  saint  sacrement.  Peut-être  la  ramènera-t-elle  à  la 
ville.  Vous  la  verrez  alors;  elle  est  très  jolie  !  » 

La  voiture  arriva  en  effet  à  la  porte  de  la  chapelle,  et  j'en  vis 
descendre  la  vieille  tante,  grasse,  boiteuse,  et  soutenue  par  un 
homme  d'environ  quarante  ans,  dont  la  figure  me  frappa  beaucoup  :- 
une  tête  méridionale  très  brune,  très  accentuée,  une  mise  sévère, 
beaucoup  de  cheveux  noirs  crépus  rejetés  en  arrière,  un  front  demi- 
chauve  très  pur  et  très  lisse  contrastant  avec  des  yeux  sombres  et 
fatigués,  d'un  éclat  fiévreux.  Il  entra  dans  Féglise  avec  la  vieille 
dame  après  avoir  frappé  d'une  façon  particulière.  La  porte  se  re- 
ferma brusquement  derrière  eux. 

Quel  était  cet  homme  qui  seul  avait  le  droit  d'entrer  dans  le  sanc- 
tuaire? Je  le  demandai  avec  agitation  à  tout  le  monde.  Personne  ne 
le  savait,  personne  ne  le  connaissait.  C'était  un  laïque;  rien  dans  sa 
mise  et  dans  son  attitude  n'annonçait  un  prêtre  :  ce  devait  être,  se- 
lon les  assistans,  qui  tous  me  parurent  plus  ou  moins  ultramontains, 
un  personnage  envoyé  par  le  pape  pour  recueillir  le  denier  de  saint 
Pierre,  ou  un  grand  dignitaire  de  la  société  de  Saint- Vincent-de- 
Paul. 

Le  bruit  des  cloches  à  toute  volée  annonça  la  fm  des  vêpres  et 
le  commencement  du  salut.  Des  voix  de  femmes  entonnèrent  un 
chœur  fort  pauvrement  exécuté;  puis  l'orgue  préluda,  et  la  voix  de 
Lucie  se  fit  seule  entendre.  Ce  qu'elle  chanta,  je  n'en  sais  rien.  Je 
ne  suis  pas  érudit  en  musique,  et  je  n'avais  plus  le  loisir  d'écouter 
mes  voisins.  J'étais  dévoré  de  rage  à  cause  de  cet  homme  qui  était 
entré  là,  et  qui  l'entendait  de  plus  près  que  moi,  qui  la  voyait 
peut-être,  pendant  que  j'étais  à  la  porte  avec  les  inconnus.  J'aurais 
voulu  qu'elle  chantât  mal,  que  sa  voix  fût  désagréable,  et  que  tout 


44  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  monde  se  mît  à  siffler  comme  au  théâtre;  n'en  avait-on  pas  le 
droit,  puisqu'on  venait  là  comme  au  spectacle  ou  au  concert? 

Mais  comme  elle  chante ,  mon  Dieu  !  Quelle  voix  limpide  et  puis- 
sante, quel  accent  large  et  sublime,  quelle  plénitude  et  quelle  sua- 
vité! Et  elle  n'a  pas  chanté,  elle  ne  chantera  jamais  pour  moi  seul! 
Je  me  le  disais,  je  m'efforçais  de  me  détacher  de  cette  femme  qui  ne 
m'appartiendra  jamais,  et  j'étais  vaincu,  brisé  par  cette  voix  surhu- 
maine qui  s'emparait  de  moi  comme  la  brise  s'empare  de  l'herbe 
qu'elle  secoue  et  de  la  fleur  qu'elle  effeuille!  En  même  temps  que  je 
la  maudissais  pour  cet  envahissement  de  tout  mon  être,  je  sentais 
des  larmes  gonfler  ma  poitrine  et  ruisseler  sur  mes  joues.  Cela  était 
trop  fort  pour  moi.  Je  m'éloignai.  Je  voulus  descendre  le  sentier. 
Je  voyais  devant  moi,  de  l'autre  côté  du  ravin,  l'étrange  ville  de 
Chambéry,  avec  ses  toits  d'ardoise  sombre  sans  reflets,  encadrés  de 
fer-blanc  brillant,  comme  une  exhibition  de  linceuls  noirs  semés 
de  larmes  d'argent.  Les  montagnes  à  forme  fantastique  qui  la  domi- 
nent, le  bruit  des  torrens  qui  la  traversent,  ses  vieux  édifices ,  ses 
ceintures  d'arbres  séculaires,  tout  cela  s'agitait  devant  moi  comme 
dans  un  rêve.  Un  instant  les  tambours  et  la  musique  de  la  garnison 
*  se  firent  entendre  et  formèrent  un  rauque  contraste  avec  le  chant 
de  Lucie,  qui  planait  tranquille  comme  une  voix  du  ciel  sur  cette 
impuissante  clameur  de  la  terre.  Je  me  jetai  à  l'écart  dans  les  ro- 
chers qui  surplombent  le  ravin.  Je  me  bouchai  les  oreilles,  j'enten- 
dais toujours  Lucie,  rien  que  Lucie;  elle  semblait  me  dire  :  Tu  n'as 
pas  besoin  de  tes  sens  pour  m'entendre,  c'est  mon  âme  qui  parle  à 
ton  âme,  et  tu  ne  m'échapperas  pas. 

Tout  à  coup  la  voix  cessa ,  les  dileltanti  du  dehors  s'oublièrent 
jusqu'à  applaudir;  mais  les  cloches  couvrirent  ces  vains  témoignages 
d'admiration  mondaine,  et  peu  d'instans  après  je  me  trouvai,  je  ne 
saurais  dire  comment,  le  premier  auprès  de  la  voiture  où  montait 
Lucie  avec  sa  tante  et  le  personnage  inconnu  objet  de  ma  haine  in- 
stinctive et  de  ma  colère  mal  déguisée.  Cet  homme  monta  le  dernier 
et  jeta  sur  moi  un  regard  froid  comme  l'acier,  un  regard  qui  m'exas- 
péra. Je  ne  sais  ce  que  je  fis,  je  ne  suis  pas  sûr  de  ne  lui  avoir  pas 
montré  le  poing  d'un  air  de  menace. 

Quant  à  Lucie,  elle  ne  m'aperçut  seulement  pas.  Vêtue  de  blanc 
et  la  taille  enveloppée  d'un  léger  burnous  de  cachemire,  elle  cher- 
chait à  dérober  sa  figure  sous  le  capuchon  à  floches  de  soie;  mais  ce 
capuchon  retomba  sur  son  épaule ,  entraînant  une  partie  de  son 
abondante  chevelure  dénouée ,  et  je  vis  sa  figure  pâle  qui  semblait 
ravie  en  extase,  ou  plutôt  un  peu  égarée  par  l'épuisement  de  l'ex- 
t<'isf',  car  il  y  avait  de  la  souffrance  dans  ses  traits ,  et  ses  lèvres 
étaient  .-uissi  blanches  que  son  vêtement;  ses  narines  étaient  dilatées, 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  45 

sa  bouche  serrée,  ses  yeux  sans  regard.  Je  ne  croyais  pas  que  sa 
physionomie  aimante  et  douce  pût  se  pétrifier  ainsi  sous  la* contrac- 
tion mystique  de  la  pensée.  Elle  me  regarda  et  ne  me  vit  pas;  elle 
disparut  sans  voir  personne,  sans  répondre  à  plusieurs  saints  qui  lui 
furent  adressés  sur  son  passage,  et  j'entendis  que  quelqu'un  disait  : 
—  Elle  chante  avec  trop  de  ferveur,  il  y  a  sous  le  calme  triomphant 
de  sa  voix  une  émotion  qui  la  tue. 

Une  seule  personne  malveillante,  une  femme  très  parée,  éleva  un 
peu  le  ton  pour  dire  :  —  Laissez  donc  !  elle  aime  le  succès ,  elle  est 
femme  ! 

—  Non,  reprit  mon  Anglais  dilettante,  elle  est  artiste  avant  tout; 
elle  n'est  peut-être  pas  dévote! 

Je  recueillais  machinalement  les  opinions,  et  cette  dernière  pa- 
role me  frappa,  car  je  n'étais  plus  capable  de  penser  pour  mon 
propre  compte.  Je  me  sentais  très  mal,  je  me  sentais  mourir,  car  je 
venais  de  constater  que  je  n'étais  rien  pour  Lucie.  Avant  moi,  il  y 
avait  en  elle  l'ascétisme,  ou  la  musique,  ou  cet  inconnu  qui  entrait 
avec  elle  dans  le  sanctuaire  des  femmes,  peut-être  le  même  qui 
portait  des  lis  dans  la  chapelle  du  rocher,  à  la  clarté  des  étoiles  : 
que  sais-je?  Il  y  a  une  passion  immense  dans  l'âme  de  Lucie,  et  je 
ne  suis  point  l'objet  de  cette  passion  ! 

Mon  Anglais  s' aperçut  que  j'étais  pris  de  défaillance.  11  me  ramena 
à  Aix  dans  sa  voiture  avec  beaucoup  d'obligeance  et  de  courtoisie. 
Je  me  remis  au  lit,  et  je  dormis  près  de  quarante-huit  heures.  Je 
crois  qu'on  m'a  saigné;  on  a  mis  le  tout  sur  le  compte  d'un  coup  de 
soleil.  J'ai  passé  encore  deux  jours  à  me  remettre;  enfin  je  suis  trè$ 
bien,  très  fort,  très  calme  aujourd'hui.  Je  me  suis  occupé,  durant 
cette  inaction  forcée,  à  me  détacher  de  Lucie,  à  repousser  de  moi  cet 
amour  impossible,  insensé,  misérable,  et  qui  me  rendrait  injuste  et 
méchant,  je  le  sens  bien!  Je  n'ai  plus  voulu  rien  savoir  d'elle.  J'ai 
prié  Henri  et  M'"^  Marsanne,  qui  m'ont  soigné  ayec  une  bonté  par- 
faite, de  ne  pas  prononcer  son  nom  devant  moi,  et  de  ne  rien  t' écrire 
de  mon  indisposition.  Je  me  suis  senti  de  force  à  te  raconter  tout 
moi-même.  Je  suis  guéri  physiquement,  et  dans  deux  jours  je  pars 
pour  te  rejoindre.  Ah!  mon  père!  je  suis  bien  malheureux!  mais  tu 
sauras  peut-être  guérir  ton  Emile. 

George  Sand. 

(  La  seconde  partie  au  prochain  n".  ) 


TROIS  MINISTRES 

DE  L'EMPIRE  ROMAIN 

SOUSXES  FILS  DE  THÉODOSE. 


IV. 

PRESfIER    SIEGE   DE    ROME    PAR   ALARIC. 


I. 

Honorius  enfin  se  sentait  émancipé  :  il  avait  tué  son  tuteur  (1), 
forcé  sa  belle-mère  à  fuir  pour  éviter  le  même  sort,  et  chassé  sa 
femme  du  palais,  en  attendant  qu'il  là  chassât  de  Ra venue  ;  ses  eu- 
nuques lui  dh'ent  sans  doute  qu'il  était  un  homme.  Euchérius  lui 
manquait  encore.  Enlevé  par  un  gros  d'auxiliaires  barbares  pendant 
qu'on  égorgeait  son  père  et  conduit  par  eux  jusqu'aux  portes  de 
Rome,  le  fils  de  Stilicon  s'y  était  réfugié  :  Sérène  n'avait  pas  tardé 
à  l'y  rejoindre.  Voyant  ensuite  que  les  espions  du  nouveau  ministre 
Olympius  le  poursuivaient  de  demeure  en  demeure  et  le  traquaient 
comme  une  proie,  Euchérius  se  retira  dans  une  église  qui  jouissait  du 
droit  d'asile.  Il  eût  pu  s'y  croire  en  sûreté;  mais  le  chef  du  parti  ca- 
tiiolique  ne  respectait  pas  plus  une  église  chrétienne  qu'un  temple 
païen,  quand  ils  gênaient  son  intérêt  ou  son  caprice,  et  une  lettre 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1"  juillet  1862,  les  détails  de  la  mort  de  Stilicon,  qui 
amena  contre  Rome  l'entreprise  d'Alaric.  Voyez  en  outre  les  études  sur  Rufvi  et  Eu' 
trope  dans  la  Revue  du  l'"'"  novembre  1800,  du  l'»-  mars  et  du  l*'"'  août  1801. 


TROIS   MINISTRES    DE    l' EMPIRE   ROMAIN.  47 

munie  du  sceau  impérial  ordonna  d'en  tirer  le  fugitif  à  main  armée. 
L'asile  fut  envahi  par  des  soldats,  le  sanctuaire  violé,  et  le  pri- 
sonnier dirigé,  pieds  et  poings  liés,  sur  Ravenne. 

Un  simulacre  de  tribunal  l'y  attendait,  un  simulacre  de  jugement 
le  condamna  à  perdre  la  tête.  L'ordre  régulier  des  choses  voulait  qu^ 
l'arrêt  fût  exécuté  dans  Ravenne  même,  il  en  fut  autrement  :  l'em- 
pereur décida  qu'Euchérius  serait  décapité  dans  l'enceinte  de  Rome. 
Quelles  furent  ses  raisons  :  superstition  ou  cruauté  raffinée?  Crai- 
gnit-il que  le  sang  du  fils  versé  sur  une  terre  encore  tiède  du  sang 
du  père  ne  s'élevât  avec  trop  de  force  pour  crier  vengeance  contre 
lui,  ou  réservait-il  à  Sérène,  comme  une  marque  de  bonne  parenté 
et  de  reconnaissance,  le  spectacle  de  son  fils  supplicié?  Prétendit-il 
enfin  intimider  par  cet  exemple  les  habitans  de  Rome,  qui  ne  ca- 
chaient ni  leurs  regrets  de  la  perte  de  Stilicon,  ni  leur  éloignement 
pour  ses  meurtriers?  Ces  trois  raisons  contribuèrent  probablement  à 
la  détermination  d'Honorius;  mais  une  quatrième  aussi  put  le  tou- 
cher. 11  avait  chassé  sa  femme  du  palais,  ou  du  moins  de  son 
appartement,  sans  qu'elle  eût  jamais  donné  lieu  à  aucun  reproche 
(l'histoire  a  le  soin  de  nous  le  dire)  :  la  trouvant  encore  trop  près, 
il  voulait  la  renvoyer  à  sa  mère;  or  l'occasion  lui  semblait  assez  na- 
turelle de  faire  escorter  la  sœur  jusqu'à  Rome  par  le  convoi  qui  ra- 
mènerait le  frère  condamné  à  mort.  Cette  résolution  arrêtée,  on 
équipa  une  petite  troupe  de  braves  bien  armés,  et  deux  eunuques 
de  confiance,  Térentius  et  Arsacius,  furent  chargés  de  livrer,  dans 
les  murs  de  la  ville  éternelle,  Thermantie  à  sa  mère,  Euchérius  au 
bourreau. 

Ces  événemens  se  passaient  au  moment  où  l'armée  d'Alaric  ren- 
trait en  Italie,  ainsi  qu'on  le  verra  plus  tard.  Le  convoi  chemina  d'a- 
bord assez  tranquillement;  à  quelques  journées  de  marche,  de  l'au- 
tre côté  de  l'Apennin,  il  rencontra  des  fourrageurs  de  cette  armée 
qui  couraient  la  campagne,  mêlés  aux  débris  des  anciennes  bandes 
de  Stilicon.  On  se  battit,  et  les  Romains  furent  mis  en  déroute  :  dans 
le  conflit,  Euchérius  fut  délivré,  ou  s'échappa  des  mains  de  ses  gar- 
diens.^  Les  Barbares,  ravis  d'une  si  belle  capture,  le  conduisaient 
déjà  vers  Alaric,  quand  les  Romains,  revenus  sur  leurs  pas,  prirent 
vaillamment  leur  revanche  et  reconquirent  leur  prisonnier.  Rien  ne 
les  troubla  plus  durant  le  trajet,  et  ils  arrivèrent  à  Rome  avec  leur 
double  dépôt.  Térentius  y  remplit  sa  mission  en  serviteur  exact  et 
scrupuleux  ;  il  ne  repartit  point  sans  avoir  vu  tomber  la  tête  d'Eu- 
chérius  et  remis  l'impératrice  aux  mains  de  sa  mère.  Toutefois  il  se 
garda  bien  de  revenir  par  le  même  chemin,  tant  il  craignait  une 
nouvelle  rencontre  des  Barbares.  Un  navire  frété  au  port  d'Ostie  le 
ramena,  en  longeant  les  côtes  de  la  Campanie  et  des  Abruzzes,  jus- 


liS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'à  son  maître,  qui  le  paya  généreusement  par  la  charge  de  grand- 
chambellan;  son  compagnon  Arsace  eut  le  second  rang  parmi  les 
eunuques  du  palais  :  tous  deux  devinrent  les  conseillers  intimes 
d'Honorius,  comme  ils  avaient  été  les  instrumens  de  ses  méfaits. 

Cependant  les  assassins  de  Stilicon ,  dans  la  première  ivresse  du 
succès,  faisaient  main  basse  sur  toutes  les  places,  se  partageaient 
toutes  les  dignités  de  l'empire  d'Occident.  Olympius  s'attribua  d'a- 
bord, sous  le  titre  de  maître  des  offices,  le  pouvoir  absolu  qu'avait 
possédé  sa  victime.  L'officier  romain  qui  avait  rempli  l'office  de 
bourreau  lors  de  l'exécution  du  régent,  Héraclianus,  reçut  pour  cet 
infâme  service  le  gouvernement  des  provinces  africaines,  que  ré- 
gissait le  comte  Bathanarius,  mari  de  la  sœur  de  Stilicon.  Arrivé  à 
Carthage  avec  un  rescrit  de  l'empereur,  il  fit  saisir  Bathanarius,  le 
mit  à  mort  et  s'installa  à  sa  place.  Sous  la  main  de  ce  misérable, 
Olympius  tenait  Rome ,  dont  la  subsistance  resta  dès  lors  à  sa  dis- 
crétion. Ce  n'était  pas  tout  que  de  s'emparer  du  pouvoir  par  un 
meurtre,  il  fallait  encore  justifier  ce  meurtre  aux  yeux  du  monde  et 
convaincre  Honorius  qu'il  avait  été  sauvé.  Olympius  avait  pour  cela 
besoin  d'une  conspiration  :  il  se  mit  en  mesure  de  la  découvrir,  et 
chercha  des  coupables  avec  une  audace  incfuie.  On  le  vit  jeter  d'a- 
bord son  dévolu  sur  deux  personnages  considérables  attachés  à  la 
personne  du  prince,  Pierre,  primicier  des  notaires,  et  le  grand- 
chambellan,  Deutérius  :  mis  en  jugement  comme  confidens  et  com- 
plices des  attentats  de  Stilicon,  ils  furent  interrogés  publiquement, 
puis  soumis  à  toutes  les  rigueurs  de  la  question.  Comme  ces  hommes 
honorables  protestaient,  au  milieu  des  supplices  et  avec  une  hé- 
roïque fermeté,  de  l'innocence  du  régent  non  moins  que  de  la  leur, 
Olympius  les  fit  assommer  à  coups  de  bâton.  Ses  autres  tentatives 
ne  réussirent  pas  mieux.  11  eut  beau  choisir  ses  victimes  dans  tous 
les  rangs;  les  bourreaux  n'obtinrent  aucun  aveu,  et  le  maître  des 
offices  aucun  indice  de  la  conspiration  qu'il  cherchait. 

Arrêté  ainsi  dans  son  plan  d'exécutions  en  grand  par  le  courage 
des  accusés,  Olympius  se  rejeta  sur  les  confiscations,  dont  il  élar- 
git d'autant  plus  le  cercle. qull  s'enrichissait  en  se  vengeant.  Un 
décret  que  nous  avons  encore  déclara  dévolus  au  fisc  impérial  les 
biens  du  brlgandy  de  \ ennemi  public,  et  ceux  de  ses  satellites.  Ce 
dernier  mot,  d'une  signification  indéterminée,  pouvait  comprendre 
non -seulement  les  anciens  amis  de  Stilicon,  mais  ceux  qui  avaient 
coopéré  à  ses  actes  et  obéi  à  ses  ordres  quand  il  avait  le  droit  d'en 
donner,  et,  par  une  extension  facile  à  prévoir,  il  atteignait  quicon- 
que osait  résister  ou  déplaisait  à  Olympius.  On  mit  d'abord  la  main 
sur  les  propriétés  du  brigmid;  ses  intendans  furent  tenus,  sous  les 
plus  fortes  peines,  de  dénoncer  tout  ce  qu'il  possédait  de  meubles 


TROIS    MINISTRES   DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  Zl9 

et  d'immeubles,  ainsi  que  Tendroit  où  ils  se  trouvaient,  et,  pour 
prévenir  toute  dissimulation  possible,  le  décret  annula  les  créances 
que  des  tiers  pourraient  présenter  sur  le  condamné.  Les  amis  connus 
de  Stilicon  et  ceux  que,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  on  en- 
globa dans  la  catégorie  des  satellites  furent  frappés  de  semblables 
mesures.  La  plus  grande  rigueur  était  exigée  des  agens  du  fisc,  et  les 
ménagemens,  l'équité  même,  pouvaient  tourner  contre  eux  comme 
des  prévarications  taxées  de  complicité  ou  de  connivence  avec  les 
proscrits.  L'intendant  des  largesses  sacrées,  Héliocrates,  chargé 
de  la  poursuite  des  confiscations  à  l'intérieur  de  Rome,  ayant  mis 
dans  sa  conduite  une  modération  dont  l'histoire  le  loue,  se  vit  dé- 
noncer auprès  d'Olympius  :  il  savait  ce  que  valaient  les  maîtres  qu'il 
servait,  et,  sans  perdre  le  temps  à  se  justifier,  il  se  sauva  précipi- 
tamment dans  une  église.  L'exil,  la  relégation,  l'emprisonnement, 
marchaient  de  pair  avec  les  confiscations.  Les  anciens  soldats  de 
Stilicon  étaient  particulièrement  suspects;  on  leur  interdit  l'accès  de 
Rome  et  celui  de  Ravenne,  lors  même  que  leur  congé  de  vétérance 
était  régulier  et  qu'il  avait  été  obtenu  sans  faveur  :  en  cas  d'infraction 
à  la  défense,  on  les  déportait.  La  terreur  était  générale.  Tout  entier 
au  sentiment  de  son  triomphe,  le  parti  catholique  excusait  ces  crimes 
ou  les  atténuait  pour  n'avoir  pas  à  en  rougir,  a  L'église  et  le  prince, 
nous  dit  le  représentant  historique  de  ce  parti ,  Orose ,  furent  ainsi 
sauvés  à  bon  marché  par  le  châtiment  de  quelques  pervers.  »  Le 
langage  des  écrivains  polythéistes  est  au  contraire  sombre  et  dou- 
loureux. «C'était,  disent-ils,  le  règne  du  mauvais  génie;  en  l'ab- 
sence du  bon,  qui  s'était  retiré  de  la  terre,  il  troublait  à  son  gré 
toutes  les  choses  humaines.  » 

A  l'aide  de  ces  cruautés  et  du  bouleversement  des  plus  hautes 
fortunes,  la  réaction  religieuse  voguait  à  peines  voiles.  Olympius, 
dès  son  arrivée  à  la  maîtrise  des  offices,  avait  fait  appel  aux  évêques, 
provoquant  les  plus  considérables  à  lui  donner  des  avis,  accueillant 
toutes  les  demandes,  recevant  toutes  les  députations  ecclésiastiques 
avec  une  feinte  humilité.  Un  de  ses  premiers  actes  fut  d'écrire  à 
l'évêque  d'Hippone,  Augustin,  qui  se  contenta  de  louer  sa  piété  et 
le  bien  qu'il  voulait  faire  à  l'église,  mais  ne  lui  traça  point  de  plan 
de  conduite  :  des  hommes  plus  ardens  le  poussaient  dans  la  voie 
des  réactions  violentes.  On  vit  en  effet  les  lois  religieuses  se  succéder 
avec  une  étonnante  rapidité  :  en  quelques  mois,  le  régime  de  to- 
lérance établi  par  Stilicon  après  la  mort  de  Théodose  avait  complè- 
tement disparu.  Stilicon  avait  été  assassiné  le  23  août  408,  et  dès  le 
14  novembre  une  loi  excluait  des  charges  de  la  cour  et  de  l'armée  les 
païens  et  les  hérétiques;  le  13  décembre,  une  autre  loi  rétablit  et  am- 
plifia la  juridiction  civile  des  évêques,  et  six  jours  après  celle-ci  une 

TOME  XLIV.  4 


50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

troisième  ordonna  la  démolition  des  temples,  en  substituant  l'action 
ecclésiastique  à  celle  des  magistrats.  En  même  temps  la  persécution 
redoubla  de  rigueur  contre  les  Juifs,  les  hérétiques,  et  en  particu- 
lier les  donatistes,  qui  s'étaient  réveillés  au  bruit  de  la  mort  du  ré- 
gent, comme  si  elle  leur  eût  apporté  la  liberté.  Augustin  pria  Olym- 
pius  de  bien  faire  sentir  à  ces  sectaires  que  la  liberté  n'est  que  pour 
les  catholiques  :  c'était  une  conséquence  du  principe  d'unité.  Les 
trois  lois  que  je  viens  de  citer  furent  les  principales.  Gomme  l'ac- 
tion et  le  but  n'en  étaient  pas  moins  politiques  que  religieux,  et  se 
liaient  d'ailleurs  étroitement  aux  événemens  qui  devaient  suivre,  je 
m'arrêterai  quelques  instans  sur  chacune  de  ces  lois,  afin  de  bien 
montrer  l'attitude  et  l'esprit  du  parti  vainqueur  au  lendemain  de  la 
chute  de  Stilicon. 

J'ai  parlé  précédemment  (1)  de  la  juridiction  civile  des  évêques, 
de  ce  for  ecclésiastique  imprudemment  introduit  par  Gratien  et  Théo- 
dose au  sein  de  la  société  romaine;  les  lois  de  Stilicon  l'avaient  ré- 
duit à  un  simple  arbitrage,  limité  d'ailleurs  dans  son  exercice  à  cer- 
taines matières  de  médiocre  importance.  La  loi  du  13  décembre  lui 
rendit  son  ancien  caractère  de  juridiction  proprement  dite,  et  l'ag- 
grava encore  en  faisant  cette  juridiction  sans  appel  et  l'étendant  à 
toutes  ou  presque  toutes  les  matières  civiles,  ce  qui  mettait  l'évê- 
que  au-dessus  des  gouverneurs  de  provinces  et  l'assimilait  au  préfet 
du  prétoire.  Un  privilège  si  exorbitant  ne  causa  pourtant  pas  dans  le 
clergé  une  reconnaissaiice  enthousiaste.  Le  clergé  n'y  voulut  point 
voir  un  octroi  du  prince,  mais  la  restitution  d'un  droit  inhérent  au 
caractère  du  prêtre.  La  justice  vient  de  Dieu  :  or  qui  peut  la  mieux 
dispenser  sur  terre  que  les  chefs  du  sacerdoce ,  qui  lient  et  délient 
au  ciel  ?  Saint  Paul  ne  recommande-t-il  pas  aux  fidèles  de  ne  point 
porter  leurs  différends  devant  les  tribunaux  du  siècle,  mais  de  pren- 
dre pour  juges  des  choses  de  cette  vie  les  saints,  qui  jugent  jusqu'aux 
anges,  ou  même  les  moindres  personnes  de  l'église?  Aux  raisons 
tirées  de  saint  Paul,  on  pouvait  répondre,  sans  cesser  d'être  chré- 
tien, que  la  prescription  de  l'apôtre,  bonne  pour  des  associations 
restreintes,  interdites,  persécutées,  dont  le  premier  devoir  était  de 
veiller  sur  leurs  membres  et  de  les  prémunir  contre  l'inimitié  du 
siècle ,  ne  s'appliquait  point  à  une  grande  société  organisée  civile- 
ment, où  la  religion  avait  sa  place,  mais  n'absorbait  pas  tout.  Rien 
d'ailleurs  n'était  plus  contraire  à  l'ordre  politique  romain  que  ce 
second  état  dans  l'état,  cette  juridiction  qui  pouvait  à  un  jour  donné 
se  séparer  de  l'empereur  en  l'excommuniant,  tandis  que,  dans  la 
théorie  du  gouvernement  impérial,  la  loi  était  une  émanation  du 

(I)  Jievue  du  l»'  juillet  1802. 


TROIS    MINISTRES    DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  51 

prince,  représentant  lui-même  ou  plutôt  incarnation  du  peuple-roi.  - 
Quoi  qu'il  en  soit,  on  courut  à  ce  nouveau  forum  par  curiosité,  par 
flatterie,  par  crainte  d'être  soupçonné;  le  prétoire  du  juge  civil  n'eut 
plus  de  chrétiens  à  sa  barre  ;  la  foule  se  pressa  autour  du  siège  de 
l'évêque.  Celui-ci,  le  bâton  pastoral  en  main,  passa  son  temps  à  juger 
des  procès,  à  entendre  des  avocats,  à  étudier  les  lois,  au  grand  dé- 
triment de  l'instruction  religieuse  des  peuples  et  de  sa  propre  édi- 
fication. Augustin  s'en  plaint  amèrement;  il  maudit  presque  cette 
chaîne  dorée  dont  l'ambition  épiscopale  l'a  chargé,  cette  corvée-, 
comme  il  l'appelle,  qui  tue  et  dévore  le  temps  qu'il  doit  aux  choses 
divines.  «Oh!  s'écria-t-il,  j'aimerais  à  passer  chaque  jour  quelques 
heures  dans  un  beau  monastère,  travaillant  de  mes  mains,  lisant, 
priant,  me  livrant  à  l'étude  des  livres  saints,  plutôt  que  de  vivre 
dans  ce  tumulte  odieux  de  disputes,  de  chicanes,  de  procès...  Que 
ne  puis -je  dire  avec  la  parole  sainte  :  «  Retirez -vous  de  moi,  mé- 
chans,  afm  que  je  remplisse  le  commandement  de  mon  Dieu!  » 

La  loi  du  19  décembre,  sur  la  suppression  des  temples  et  des 
sacrifices,  était  la  sanction  de  tous  les  actes  violons  dirigés  depuis 
dix  années  contre  l'ancien  culte  national  par  les  évêques  et  les 
moines  en  dehors  de  l'administration  et  malgré  elle.  Il  nous  suffira 
d'en  indiquer  les  principales  dispositions  pour  qu'on  juge  de  l'effet . 
qu'elle  produisit  sur  la  masse  encore  si  grande  des  polythéistes. 
«  Les  revenus  et  annones  des  temples  étaient  affectés  à  l'entretien 
des  soldats.  —  Les  simulacres  existant  dans  les  temples,  chapelles 
ou  autres  lieux  devaient  être  renversés  de  leurs  piédestaux  et  bri- 
sés. —  Les  temples  publics  étaient  confisqués  et  appropriés  à  des 
usages  civils  ;  les  temples  et  chapelles  privés  devaient  être  démolis 
par  les  propriétaires  eux-mêmes.  »  Toute  célébration  de  festins  ou 
jeux  dans  les  lieux  souillés  par  la  superstition  ou  en  l'honneur  d'un 
rite  sacrilège  était  rigoureusement  interdite.  Ce  qui  était  tout  à  fait 
nouveau  dans  cette  loi,  c'est  qu'elle  donnait  pouvoir  à  l'évêque 
du  lieu  d'assurer  l'exécution  de  ces  mesures  par  la  main  ecclésias- 
tique, sans  que  les  magistrats  civils  fussent  moins  responsables; 
leur  négligence  était  punie  d'une  amende  de  vingt  livres  d'or  outre 
pareille  amende  infligée  à  leurs  officiaux.  Ainsi  le  préfet  était  sou- 
mis à  la  surveillance  de  ses  agens,  les  agens  et  lui  à  celle  de  l'évê- 
que. Deux  autres  lois  rendues  contre  les  hérétiques  et  les  Juifs  con- 
damnèrent à  la  peine  de  mort  quiconque  troublerait  par  la  force 
l'exercice  de  la  religion  catholique,  et  à  celle  de  la  déportation  qui- 
conque attaquerait  publiquement  ses  dogmes.  Ces  sévices  que  l'es- 
prit rehgipux  de  notre  siècle  réprouve,  non  moins  que  l'esprit  de 
liberté,  étaient  dans  les  tendances  du  catholicisme  au  v^  siècle  ;  de 
grands  docteurs  les  provoquaient  et  en  déclaraient  l'application 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

juste  et  salutaire.  L'évêque  d'Hippone,  défendant  les  lois  dont  nous 
parlons,  écrivait  à  l'un  de  ses  collègues  schismatiques  :  «  L'église 
de  Dieu  connaît  deux  sortes  d'ennemis  également  dangereux,  quoi- 
que opposés,  les  adversaires  déclarés  et  les  indifférens.  Ces  lois  que 
tu  blâmes  enchaînent  les  premiers  à  la  manière  des  fous  furieux  ; 
elles  secouent  les  seconds,  et  les  tirent  d'une  léthargie  funeste  pour 
les  faire  veiller  au  salut  de  l'unité.  Nous  en  avons  ranimé  ainsi  plus 
d*un,  et  loin  de  nous  taxer  de  cruauté,  ils  nous  remercient  aujour- 
d'hui de  les  avoir  arrachés  à  un  sommeil  de  mort.  » 

La  loi  du  14  novembre,  relative  aux  généraux  barbares,  jeta  dans 
l'armée  romaine  la  même  perturbation  que  les  deux  autres  dans 
l'ordre  civil.  Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  elle  privait  de  leurs  grades 
les  officiers  non  catholiques,  ou  du  moins  elle  leur  défendait  de  pa- 
raître devant  le  prince  avec  leurs  insignes,  c'est-à-dire  qu'elle  les 
dépouillait  de  leur  dignité  en  leur  réservant  leur  traitement  :  c'était 
une  sorte  de  mise  en  disponibilité.  Les  officiers  barbares  au  service 
de  Rome  étant  presque  tous  hérétiques  ou  païens,  cette  mesure 
donnait  satisfaction  au  parti  militaire  romain ,  mais  en  même  temps 
elle  désorganisait  l'armée,  telle  que  les  besoins  publics  l'avaient 
constituée  depuis  un  demi -siècle.  Frappés  dans  leur  honneur  et 
dans  leur  fortune,  ces  vieux  généraux  barbares,  qui  avaient  fait  les 
guerres  de  Julien,  de  Valentinien,  de  Théodose,  arrêté  Radagaise  à 
Fésules  sous  Stilicon  et  battu  Alaric  à  Pollentia,  déposèrent  leur 
baudrier  de  commandement  et  ne  parurent  plus  au  palais.  Reau- 
coup  quittèrent  complètement  le  service  de  Rome  pour  passer  chez 
les  Goths,  d'autres  restèrent  en  Italie,  mécontens  et  soupirant  dans 
la  retraite  après  des  jours  meilleurs.  Le  Goth  Sarus,  qui  avait  décidé 
contre  Alaric  la  victoire  de  Pollentia,  trop  fier  pour  se  soumettre  à 
son  ennemi  et  ne  pouvant  plus  servir  les  Romains,  se  jeta  dans  la 
campagne  avec  une  troupe  de  Barbares  intrépides  comme  lui;  il  y 
fit  la  guerre  pour  son  compte,  gardant  la  neutralité  entre  les  deux 
armées.  Cette  déplorable  situation  ouvrit  enfin  les  yeux  d'Honorius 
sur  les  conséquences  de  sa  loi  d'exclusion.  N'osant  la  rapporter  for- 
mellement de  peur  de  se  mettre  à  dos  du  même  coup  le  parti  catho- 
lique et  le  parti  militaire  romain,  il  voulut  du  moins  en  adoucir  les 
eiTets  dans  la  pratique;  mais  beaucoup  de  généraux  barbares  re- 
poussèrent fièrement  une  demi-réparation,  à  laquelle  ils  préféraient 
une  disgrâce  complète.  De  ce  nombre  fut  Généride,  que  l'histoire 
nous  peint  comme  un  homme  courageux,  honnête,  désintéressé  et 
connu  par  son  vieil  attachement  à  la  famille  de  Théodose.  Honorius 
l'aimait  et  s'entretenaif  volontiers  avec  lui.  Vivement  blessé  par  la 
loi  d'exclusion,  Généride  avait  résigné  son  commandement  et  se  te- 
nait renfermé  dans  sa  maison,  ne  mettant  plus  le  pied  à  la  cour  : 


TROIS    MINISTRES    DE    l'eMPIRE    ROMAIN.  53 

Honorius  lui  en  fit  reproche  un  jour  qu'il  le  rencontra.  «  Pourquoi 
ne  te  vois-je  plus,  lui  dit-il,  et  comment,  étant  magistrat,  ne  pa- 
rais-tu pas  dans  le  palais  aux-  époques  déterminées  et  à  ton  rang? 
—  César,  répondit  le  Barbare,  j'obéis  à  votre  loi,  car  je  ne  suis  pas 
chrétien.  »  L'empereur  s' étant  récrié  sur  ce  que  sa  loi  ne  regardait 
pas  un  homme  tel  que  lui,  et  qu'il  pouvait  se  présenter  :  a  Non,  re- 
prit Généride  avec  fermeté,  votre  loi  nous  condamne  à  quitter  le 
baudrier,  nous  l'avons  fait,  et  je  n'accepterai  jamais  une  exception 
qui  serait  une  insulte  pour  les  autres  !  »  Honorius  eût  voulu  réparer 
le  mal  que  faisait  sa  loi  :  il  était  déjà  trop  tard.  Des  officiers  romains 
sans  expérience  et  sans  autre  mérite  que  l'appui  du  parti  vain- 
queur remplaçaient  déjà  les  officiers  barbares  dans  tous  les  cadres 
de  l'armée.  Turpillion  commandait  la  cavalerie,  Yarane  l'infanterie; 
«  ces  deux  hommes,  selon  le  mot  d'un  historien,  n'étaient  bons  qu'à 
enhardir  l'ennemi  et  à  décourager  leurs  propres  troupes.  »  Quant 
à  la  garde  du  prince,  où  servait  l'élite  des  milices  impériales,  elle 
avait  été  confiée  à  Valons,  soldat  plutôt  que  général,  d'une  bravoure 
inconsidérée,  et  qui  nuisit  plus  à  l'empire  par  son  ardeur  que  les 
autres  par  leur  lâcheté. 

Tandis  que  la  société  romaine,  en  proie  à  une  réaction  impitoyable, 
chancelait  ainsi  sur  ses  bases,  et  que  le  nom  de  Stilicon  servait  de 
prétexte  à  tous  les  excès  des  partis,  que  devenait  la  famille  du  ré- 
gent? Sérène,  réunie  à  sa  fille  Thermantia,  vivait  obscurément  dans 
un  coin  de  Rome.  Ces  deux  reines  détrônées  confondaient  leurs 
larmes  :  l'une  pleurait  son  mari  assassiné,  son  fils  supplicié  sous  ses 
yeux;  l'autre  dévorait  en  silence  l'affii^ont  d'une  répudiation.  Pour- 
tant la  mesure  des  maux  n'était  pas  comblée  pour  elles;  une  nou- 
velle catastrophe,  la  plus  tragique  de  toutes,  menaçait  ce  reste  in- 
fortuné de  tant  de  gloires.  Thermantia  devait  survivre  à  sa  mère.  Elle 
ne  mourut  qu'en  415,  et  des  mains  pieuses  la  transportèrent  près  de 
sa  sœur  Marie  dans  les  caveaux  du  Vatican.  Vouées  au  même  des- 
tin, elles  partagèrent  aussi  la  même  tombe,  après  avoir  partagé  la 
couche  du  même  homme  et  l'avoir  quittée  toutes  deux  sans  être 
épouses;  mais  Honorius  avait  en  vain  dépouillé  Thermantia  des  hon- 
neurs souverains  :  la  mort  les  lui  rendit.  Elle  fut  ensevelie  dans  le 
manteau  et  avec  les  ornemens  des  impératrices ,  et  quand ,  onze 
siècles  plus  tard,  des  fouilles  pratiquées  au  Vatican  amenèrent  la 
découverte  de  son  sépulcre,  on  recueillit  parmi  ses  os  plusieurs 
poignées  de  perles  mêlées  à  des  débris  de  pourpre  et  d'or. 

On  ne  peut  parler  de  la  famille  de  Stilicon  sans  y  joindre  Glau- 
dien,  dont  la  renommée  reste  attachée  à  celle  de  son  héros.  Gomme 
ami,  comme  païen  et  comme  poète,  il  devait  être  une  des  premières 
victimes  de  la  terrible  réaction.  Gomme  poète,  et  l'égal  de  Juvénal 


54  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  la  satire,  Claudieii  s'était  attiré  bien  des  jalousies  et  des  co- 
lères dont  il  se  riait  lorsqu'il  était  puissant  et  protégé;  il  fut  accablé 
quand  on  le  vit  délaissé  et  faible.  Gomme  païen,  et  «  païen  obstiné,  » 
suivant  le  mot  d'Orose,  il  avait  jeté  trop  d'éclat  sur  le  paganisme  à 
son  déclin,  les  polythéistes  le  citaient  avec  trop  d'orgueil,  pour  que 
les  chrétiens  ne  l'eussent  pas  dans  une  profonde  haine.  Enfin  on  lui 
en  voulut  de  l'amitié  de  Sérène,  sa  noble  patronne,  et  Honorius, 
qu'il  avait  si  magnifiquement  chanté,  ne  le  défendit  point.  11  fut 
chassé  de  la  cour,  privé  de  ses  biens,  frappé  dans  sa  famille,  pour- 
suivi dans  ses  amis,  dont  plusieurs  furent  mis  à  la  question,  afin  de 
l'incriminer  lui-même,  séparé  enfin  de  sa  femme,  dont  il  ne  parle 
plus.  On  n'épargna  que  le  grade  qu'il  possédait  dans  F  armée,  peut- 
être  pour  lui  laisser  un  peu  de  pain.  L'histoire  nous  nomme  un  de 
ses  ennemis,  le  plus  cruel,  le  plus  implacable  de  tous,  et  c'était  un 
compatriote  du  poète,  né  comme  lui  dans  la  ville  d'Alexandrie.  Il 
se  nommait  Adrien  et  avait  occupé  des  places  éminentes  sous  les 
règnes  de  Théodose  et  de  ses  fils.  On  lui  reconnaissait  de  grands 
talens,  une  activité  infatigable  dans  les  affaires,  mais  peu  de  scru- 
pule à  y  chercher  son  profit.  Claudien  eut  le  malheur  de  l'attaquer 
au  temps  où  ses  traits  restaient  sans  réplique.  Comparant  la  vigi- 
lance funeste  d'Adrien  à  la  paresse  de  l'honnête  Mallius  Théodorus, 
consul  en  399,  il  avait  composé  cette  épigramme  acérée  :  «  Mallius 
se  livre  jour  et  nuit  au  sommeil,  tandis  que  l'Égyptien  veille  pour 
piller  le  sacré  et  le  profane.  Peuples  de  l'Italie,  adressez  au  ciel  des 
vœux  pour  que  Mallius  veille  enfin  et  que  l'Égyptien  puisse  dor- 
mir! »  L'Égyptien  ne  s'endormit  pas,  et,  devenu  préfet  du  prétoire 
après  le  meurtre  de  Stilicon,  il  consacra  ses  insomnies  malfaisantes 
à  la  ruine  du  poète,  qu'il  réduisit  à  demander  merci.  Nous  avons 
encore  la  lettre  par  laquelle  Claudien  essaya,  mais  vainement,  de 
désarmer  son  persécuteur. 

«  Mon  châtiment  dépasse  la  mesure,  lui  écrit-il,  pardonne  à  un 
adversaire  terrassé.  Me  voici  suppliant  à  tes  genoux;  j'avoue  mon 
crime,  j'implore  mon  pardon.  Achille,  dans  son  ardente  colère, 
respecta  le  cadavre  d'Hector;  Oreste  sut  calmer  les  furies  venge- 
resses de  sa  mère;  Alexandre  s'attendrit  à  la  vue  des  rois  qu'il  avait 
détrônés;  il  rendit  à  Porus,  son  captif,  plus  de  peuples  et  de  con- 
trées qu'il  n'en  avait  conquis  :  le  fondateur  de  notre  patrie ,  tu  le 
vois,  connaissait  la  clémence...  J'ai  perdu  mon  crédit  et  mes  biens; 
la  pauvreté  hideuse  me  poursuit,  ma  maison  est  déserte,  mes  plus 
chers  amis  m'ont  été  enlevés.  L'un  expire  aux  mains  des  bourreaux, 
l'autre  traîne  dans  l'exil  une  douloureuse  destinée.  Que  puis-je  en- 
core attendre  et  craindre?...  Quand  on  peut  déchirer  son  ennemi  et 
lui  arracher  l'âme,  le  courroux  s'apaise.  Les  bêtes  sauvages  s'éloi- 


TROIS    MINISTRES    DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  55 

gnent  de  la  proie  qu'elles  ont  sous  leurs  pieds;  quel  ennemi  suis-je 
pour  toi?  L'humble  colline  n'est  pas  le  théâtre  des  combats  de  Bo- 
rée; le  feu  du  ciel  ne  s'arrête  point  sur  la  tête  du  saule,  et  le  dieu 
du  tonnerre  n'honore  point  de  ses  traits  la  bruyère  rampante;  il  faut 
aux  coups  de  la  foudre  les  grands  chênes  et  les  ormes  séculaires... 
Que  la  ville  d'Alexandrie,  notre  commun  berceau,  entende  ma 
plainte;  que  Pharos,  signalée  de  loin  par  les  navires,  soit  émue  de 
mes  vers;  que  le  Nil,  élevant  au-dessus  des  flots  sa  face  baignée 
de  larmes,  pleure  mes  funérailles  sur  ses  rives  sans  nombre  !  » 

Ces  beaux  et  tristes  vers  ne  le  sauvèrent  point.  Il  semble  au  con- 
traire, sur  quelques  mots  d'un  écrivain  grec  contemporain,  qu'il 
quitta  l'Occident  pour  aller  mourir  expatrié  dans  cet  empire  d'Orient, 
dont  il  avait  été,  après  Stilicon,  l'adversaire  le  plus  redouté. 

II. 

Déjà  en  marche  pour  l'Épire ,  d'après  ses  conventions  avec  le 
gouvernement  romain,  Alaric,  au  premier  bruit  du  meurtre  de  Sti- 
licon, avait  ramené  son  armée  en  Norique,  sur  la  frontière  même  de 
l'Italie.  Il  s'y  retrancha  fortement,  mais  dans  une  attitude  en  appa- 
rence pacifique,  tandis  qu  Ataûlf,  son  lieutenant  et  le  mari  de  sa 
sœur,  allait  recruter  sur  les  bords  du  Danube  une  seconde  armée  de 
Goths  pannoniens  et  de  Huns.  Son  camp  fut  bientôt  rempli  de  Bar- 
bares, déserteurs  des  garnisons  romaines,  qui  se  succédaient  par 
bandes  nombreuses  demandant  vengeance  pour  leurs  femmes  et 
leurs  enfans  égorgés,  vengeance  pour  leur  général  Stilicon,  et  souf- 
flant leur  colère  dans  le  cœur  des  Goths  d' Alaric.  Au  milieu  de  tant  de 
passions  sauvages,  ce  chef  restait  impassible,  répétant  qu'il  était 
l'allié  de  l'empire,  et  qu'il  ne  romprait  point  le  premier  la  foi  jurée. 
En  eflet,*il  se  remit  à  négocier  comme  si  rien  n'était  changé  dans  le 
gouvernement  romain  depuis  le  traité  conclu  à  Ravenne,  entre  lui  et 
Stilicon,  pour  l'occupation  de  l'Illyrie  orientale.  «  Si  l'empereur, 
disait-il,  renonce  à  la  possession  des  provinces  grecques,  dont  la 
conquête  assurée  d'avance  et  déjà  commencée  devait  se  faire  par  les 
armes  des  Goths,  il  n'en  doit  pas  moins  au  roi  de  ce  peuple  les 
4,000  livres  d'or  stipulées  pour  indemnité  de  campagne,  et  qui  re- 
présentent ses  frais  d'armement;  Alaric  s'en  contenterait,  et,  Rome 
ne  voulant  plus  de  ses  services,  il  quitterait  le  Norique  pour  aller 
rejoindre  son  beau-frère  en  Pannonie.  »  Quant  à  son  titre  de  maître 
des  milices,  qu'il  avait  abdiqué  en  Orient  pour  passer  à  la  solde  de 
l'Occident,  quant  aux  honneurs  que  lui  avait  formellement  promis  le 
ministre  d'Honorius,  il  n'en  dit  mot,  gardant  soigneusement  ce  chef 
de  réclamation  pour  une  circonstance  plus  opportune.  En  garantie 


56  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

du  nouvel  accord  dont  il  indiquait  les  bases,  le  roi  goth  offrait  pour 
otages  à  l'empereur  des  personnages  distingués  de  sa  nation  et  de- 
mandait nominativement  deux  otages  romains  :  Jason,  fils  de  Jovius, 
préfet  d'IUyrie,  et  le  jeune  Aétius,  fils  de  Gaudentius,  qui  avait  déjà 
passé  près  de  lui  trois  années  en  la  même  qualité,  lorsqu'il  occu- 
pait l'Épire. 

Ce  message ,  parti  du  camp  d'Alaric  pour  Ra venue  vers  la  fin  de 
septembre,  trouva  la  cour  et  le  gouvernement  dans  la  plus  grande 
confusion,  mais  dans  un  aveuglement  plus  grand  encore.  Olympius 
prit  en  face  des  envoyés  l'attitude  superbe  d'un  vainqueur  de  Stili- 
con,  et  Honorius,  qui  croyait  ou  s'efforçait  de  croire  que  le  roi  des 
Goths  avait  été  d'accord  avec  son  beau-père  pour  le  renverser  du 
trône,  éconduisit  ses  ambassadeurs  sans  leur  laisser  le  moindre 
espoir  d'arrangement.  C'était  la  guerre,  la  guerre  immédiate  «qu'on 
eût  pu  éviter,  dit  un  historien,  en  achetant  une  trêve  par  quelque 
argent,  le§  Barbares  se  prenant  toujours  à  ce  piège;  »  mais  l'esprit 
de  vertige  animait  cette  administration,  tout  occupée  de  questions 
de  parti,  qui  provoquait  de  gaîté  de  cœur  la  guerre  étrangère  à  l'in- 
stant même  où,  par  l'expulsion  des  Barbares  fédérés,  elle  brisait  le 
nerf  de  l'armée  romaine.  Ce  n'était  en  effet  ni  Turpillion  ni  Ya- 
rane  qui  pouvaient  rendre  la  confiance  aux  troupes  désorganisées, 
et  la  présence  d'un  Vigilantius  à  la  tête  des  cohortes  palatines 
n'était  bonne  qu'à  discréditer  une  milice  brave,  habituée  à  servir 
sous  des  chefs  éprouvés.  Olympius,  malgré  tout,  se  mit  à  concen- 
trer une  armée  qu'il  renferma  dans  Ravenne,  derrière  les  marais  et 
les  fossés  qui  entouraient  la  place  ;  il  ordonna  en  outre  des  levées 
d'hommes  en  Italie,  mais  sans  succès.  L'esprit  de  suite  et  de  direc- 
tion intelligente  manquait  à  ce  gouvernement  pour  les  petites  comme 
pour  les  grandes  choses  :  les  mouvemens  de  troupes  s'opéraient;  au 
hasard,  sans  >iies  d'ensemble;  en  dégarnissant  la  plupart  des  villes 
fortifiées  du  nord,  on  laissait  libre  le  débouché  des  Alpes  en  face 
d'Alaric;  on  ne  songea  pas  davantage  à  fermer  les  gorges  de  l'Apen- 
nin, qui  livraient  à  l'ennemi  la  route  de  Rome.  Les  mesures  prises 
n'eurent  qu'un  but  :  couvrir  dans  leur  repaire  impénétrable  Hono- 
rius, ses  ministres  et  ses  eunuques;  Rome  et  l'Italie  furent  aban- 
données. 

Lorsqu'Alaric  eut  mis  ainsi  de  son  côté  l'apparence  du  droit,  il 
n'hésita  plus  à  marcher,  et,  sans  attendre  l'arrivée  de  son  beaii- 
frère,  il  gagna  la  frontière  italienne  avec  autant  de  précipitation 
qu'il  avait  montré  jusque-là  de  lenteur.  Entré  en  Italie,  il  passa 
près  d'Aquilée  sans  l'assiéger;  Concordia,  Altinum,  Crémone  ne  le 
retinrent  pas  davantage  :  il  franchit  le  Pô  dans  cette  dernière  ville, 
avant  d'avoir  rencontré  un  seul  ennemi,  a  On  eût  cru  assister  à  une 


TROIS    MINISTRES    DE    l'eMPIRE    ROMAIN.  57 

fête  militaire,  disent  les  historiens,  tant  il  y  avait  d'ordre  et  de  ré- 
gularité dans  la  marche  du  Barbare,  de  calme  dans  les  populations 
qu'il  traversait!  »  Sur  la  rive  droite  du  Pô,  près  de  Bologne,  il  prit 
et  démantela  le  château  d'OEcubaria,  dont  la  garnison,  vaillante  et 
animée,  à  ce  qu'il  paraît,  avait  gêné  sa  marche  et  pouvait  gêner  sa 
retraite;  puis,  longeant  les  marais  de  Ravenne  jusqu'aux  portes 
d'Ariminum,  il  présenta  à  l'armée  impériale  mi  défi  que  celle-ci 
n'accepta  point.  Il  ne  fit  pourtant  que  passer,  laissant  Ravenne  à  sa 
gauche;  mais  il  dévasta  cruellement  le  pays  vers  Ancône  et  jus- 
qu'à la  frontière  du  Picénum,  brûlant,  pillant,  détruisant  tout, 
afin  qu'il  ne  restât  rien  après  lui  de  ce  qui  pouvait  ravitailler  l'en- 
nemi. Il  franchit  ensuite  le  col  de  l'Apennin  qui  conduisait  dans  la 
vallée  de  la  Nera  et  de  là  dans  celle  du  Tibre.  C'était  la  principale 
route  d'étape  de  Rome  à  l'Adriatique  :  des  villes  importantes,  des 
châteaux-forts  la  garnissaient  dans  tout  son  parcours;  il  saccagea 
les  premières  et  rasa  les  seconds.  Tout  fuyait  devant  lui;  les  habi- 
tans  se  cachaient,  les  garnisons  se  repliaient  sur  Rome  avec  une 
partie  des  populations  fugitives.  Il  parcourut  ainsi  la  Haute-Étrurie 
jusqu'aux  abords  de  JNarnia,  place  trop  importante  pour  qu'il  né- 
gligeât de  s'en  emparer. 

Cette  marche  d'Alaric  allant  prendre  Rome  sans  opposition,  au 
milieu  du  silence  de  l'Italie,  avait  quelque  chose  de  lugubre  et  de 
mystérieux.  Lui-même  paraissait  en  proie  à  une  agitation  croissante 
à  mesure  qu'il  approchait  de  ces  murs  consacrés  par  la  gloire,  par 
la  puissance,  par  les  respects  du  monde  entier.  Pris  d'une  sorte 
d'ivresse  sacrilège,  il  sentit  à  ce  nom  se  réveiller  dans  son  âme  les 
instincts  primitifs  du  Barbare,  l'orgueil  de  la  destruction,  l'ambition 
de  terminer  sous  le  fil  de  son  épée  les  destins  d'une  ville  qui  se  di- 
sait éternelle,  l'idée  enfiu  d'un  pillage  étrange,  unique  dans  l'his- 
toire, le  pillage  des  trésors  de  l'univers  entassés  là  pendant  dix  siè- 
cles. Au  feu  de  ces  ardentes  pensées,  son  imagination  s'exaltait;  il 
croyait  entendre,  il  entendait  les  voix  qui  l'avaient  troublé  jadis  en 
Pannonie  dans  la  solitude  des  bois  sacrés,  lorsqu'il  y  rêvait  la  seule 
gloire  qu'il  comprît  alors,  celle  des  destructions  et  des  ruines.  On 
raconte  qu'un  ermite,  descendu  des  âpres  vallées  de  l'Apennin,  se 
présenta  un  jour  sur  son  passage,  et  le  conjura  avec  larmes  de. ne 
point  attenter  à  la  ville  du  genre  humain,  d'épargner  au  monde  une 
calamité  sans  exemple.  «  Je  marche  malgré  moi,  aurait  répondu 
le  Balthe  avec  une  sorte  d'égarement;  il  y  a  là  quelqu'un  qui  me 
pousse  en  avant  et  me  crie  sans  cesse  :  Va  prendre  Rome.  »  Ses  sol- 
dats intérieurement  n'étaient  guère  plus  tranquilles.  Nourris  de- 
puis leur  enfance  de  récits  merveilleux  ou  de  contes  effrayans  dont 
Rome  était  l'objet,  ils  doutaient  si  cette  reine  des  nations,  qu'on 
adorait,  et  dont  aucun  ennemi  étranger  n'avait  jamais  souillé  le  sol 


58  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

(les  Goths  le  croyaient  du  moins),  n'était  pas  un  dieu  plutôt  qu'une 
ville.  Beaucoup  étaient  persuadés  que  ses  murailles  lançaient  la 
foudre.  Un  événement  naturel  vint  fortifier  ces  superstitions  en  face 
de  iNarnia,  quoique  la  différence  fût  grande  entre  Narnia  et  Rome. 
Au  moment  où  Alaric  attaquait  cette  ville ,  située  sur  une  roche 
•  abrupte  et  presque  inaccessible  dont  la  Nera  baignait  le  pied ,  il 
s'éleva  tout  à  coup  un  de  ces  orages  si  fréquens  en  automne  dans 
les  régions  de  l'Apennin,  et  qui  éclata  avec  une  violence  terrible. 
Narnia  était  comme  ceinte  de  feux,  et  le  bruit  du  tonnerre,  réper- 
cuté au  loin  par  les  échos,  semblait  annoncer  un  bouleversement  de 
la  nature.  Les  Goths,  saisis  d'une  terreur  panique ,  s'enfuirent,  et 
Alaric,  cédant  peut-être  à  la  même  impression,  ne  fit  halte  qu'à 
Ocriculum.  Aucun  incident  remarquable  ne  signala  plus  sa  marche 
jusqu'aux  portes  de  Rome.  En  vue  de  la  ville  éternelle,  il  établit 
son  camp  dans  la  plaine  qui  bordait  la  grande  cité  vers  le  nord  et 
se  continuait  au  sud-est  le  long  du  Tibre  jusqu'au  port.  Dans  cette 
situation  et  maître  de  barrer  le  fleuve,  il  menaçait  les  communica- 
tions de  la  ville  avec  ses  greniers  d'approvisionnement,  situés  à 
l'embouchure  du  Tibre,  et  pouvait  l'affamer  au  besoin. 

L'apparition  de  cette  armée  barbare  fut  presque  une  surprise 
pour  le  sénat  et  pour  le  peuple,  qui  ne  l'attendaient  pas  si  tôt.  Tout 
le  monde  avait  compté  sur  une  guerre  en  règle,  sur  des  batailles, 
sur  des  sièges,  sur  une  défense  quelconque  des  populations  italiennes 
et  de  l'armée,  comme  aux  jours  de  Pollentia  et  de  Fésules  ;  mais  au- 
cune armée  n'avait  montré  son  drapeau,  aucun  obstacle  n'avait  re- 
tardé cette  marche  triomphale,  et  l'ennemi  était  là.  Grâce  à  la  folie 
de  désordre  où  les  derniers  événemens  politiques  avaient  plongé  la 
ville,  on  n'avait  guère  connu  le  pi^ogrès  des  Goths  que  par  l'arrivée 
des  fugitifs,  paysans  ou  soldats,  qui  venaient  y  chercher  asile  ;  le 
sénat  n'avait  reçu  aucun  avis,  aucune  instruction  du  gouvernement 
impérial;  personne  n'avait  osé  commander,  et  les  magistrats  ne  s'é- 
taient occupés  de  rien.  Il  fallut  tout  régler,  tout  faire  à  la  hâte,  sous 
les  yeux  de  l'ennemi.  On  s'empara  des  arsenaux  de  l'état,  on  arma 
le  peuple,  on  garnit  les  remparts  de  balistes,  de  pierres  et  d'autres 
armes  de  jet;  on  exerça  enfin  au  maniement  des  engins  de  guerre 
une  populace  inhabile  et  craintive;  tout  cela  se  fit  presque  au  hasard 
et  sans  direction.  Chose  incroyable,  si  l'histoire  ne  l'affirmait  pas  : 
on  allait  jusqu'à  ignorer  dans  les  murs  de  Rome  quel  était  le  chef 
de  cette  armée  barbare  qui  venait  de  traverser  l'Étrurie  et  qui  cam- 
pait au  bord  du  Tibre.  Suivant  les  mieux  informés,  c'était  Alaric; 
suivant  d'autres,  c'était  quelque  ancien  général  de  Stilicon  con- 
duisant les  anciens  auxiliaires  licenciés  par  Olympius,  ou  Sarus  ou 
tout  autre;  pour  quelques-uns  même,  c'était  Stilicon  qui  n'était 
point  mort.  «  Sauvé  par  des  soldats  dévoués,  il  avait,  disait-on,  rai- 


TROIS    3IINISTRES    DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  59 

lié  ses  bandes  dispersées,  et  venait  plein  de  colère  leur  livrer  Rome 
et  le  sénat.  »  Alaric,  aux  yeux  de  plusieurs,  n'était  quele  délégué  et 
le  lieutenant  de  l'ancien  régent,  son  ami;  il  voulait  prendre  Rome 
pour  la  lui  remettre.  Ces  bruits  étaient  absurdes  sans  doute,  mais 
les  partisans  d'Olympius  les  répandaient  pour  agiter  le  peuple,  et 
déjà  on  entendait  crier  à  la  trahison  :  «  Rome  est  vendue,  mort  aux 
traîtres!  »  Dans  le  sénat,  on  pensait  généralement  avoir  affaire  au 
roi  des  Goths;  mais  que  ce  fût  Alaric,  Sarus  ou  Stilicon,  on  soupçon- 
nait au  chef  ennnemi  des  intelligences  au  dedans  des  murs.  Com- 
ment, répétait-on,  se  sarait-il  aventuré  ainsi  jusqu'au  cœur  de  l'Ita- 
lie, avec  une  armée  romaine  à  dos  et  une  ville  immense  en  face  de 
lui,  s'il  n'était  pas  sûr  du  succès,  si  la  perfidie  n'avait  pas  tout  pré- 
paré d'avance?  L'idée  de  trahison,  comme  il  arrive  toujours,  devint 
bientôt  l'idée  dominante  dans  les  masses  populaires,  d'où  elle  passa 
dans  le  sénat.  Une  fois  admise  en  principe,  on  se  mit  à  chercher  les 
traîtres,  et,  par  une  pente  fatale,  le  soupçon  se  dirigea  sur  la  veuve 
du  régent,  sur  Sérène,  qui,  dans  la  retraite  où  elle  pleurait  près  de 
sa  fille ,  était  restée  étrangère  à  toute  intrigue ,  à  toutes  relations 
de  parti.  L'histoire  proclame  solennellement  son  innocence  ;  des  es- 
prits prévenus  n'y  voulurent  pas  croire.  Les  clameurs  élevées  contre 
elle  devinrent  bientôt  si  violentes  que  le  sénat  dut  s'en  émouvoir, 
et  il  ne  manquait  pas  d'hommes  sans  conscience,  fins  politiques  en 
apparence,  haineux  ou  peureux  en  effet,  qui,  sans  se  soucier  du 
crime,  sans  vouloir  examiner  si  l'accusée  était  coupable  ou  non,  pro- 
posaient un  exemple  pour  décourager  l'ennemi.  «  Plus  l'exemple 
serait  éclatant,  plus  la  leçon  serait  salutaire,  disaient  sans  doute  ces 
habiles  gens  :  Alaric  ou  tout  autre,  si  ce  n'est  pas  lui,  voyant  ses 
trames  découvertes,  perdra  confiance  et  retournera  sur  ses  pas.  » 

Sous  la  pression  de  ces  sentimens  divers,  la  fille  de  Théodose,  la 
veuve  infortunée  du  Barbare  qui  avait  voulu  rendre  au  sénat  son 
autorité,  à  l'empire  sa  force,  et  retremper  en  quelque  sorte  l'éter- 
nité de  Rome  dans  ses  vieilles  lois,  Sérène,  arrachée  de  sa  demeure, 
fut  jetée  en  prison  comme  coupable  d'avoir  promis  Rome  aux  Bar- 
bares. C'était  un  crime  de  lèse-majesté  au  premier  chef.  Ces  sortes 
de  crimes  s'instruisaient  régulièrement  sous  les  yeux  du  prince, 
premier  juge  de  sa  propre  dignité  et  des  dangers  de  l'état  ;  mais  le 
prince  était  absent,  toute  communication  avec  Ravenne  avait  cessé, 
et  le  temps  pressait.  La  difficulté  était  donc  assez  grande,  quand  un 
personnage  inattendu  vint  la  trancher.  Ce  fut  un  autre  représentant 
de  la  maison  de  Théodose,  Galla  Placidia,  la  sœur  consanguine  des 
deux  empereurs,  la  fiancée  d'Euchérius,  la  pupille  et  l'ennemie  de 
Sérène,  enfin  l'âme  du  parti  catholique  à  la  cour  dé  son  frère  pen- 
dant la  vie  de  Stilicon.  Par  quelle  étrange  fatalité,  cette  jeune  fille 
se  trouvait-elle  là,  dans  un  pareil  moment,  loin  de  son  palais  et  des 


60  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

personnes  chargées  de  la  protéger?  Quel  intérêt  l'amenait  à  Rome, 
quand  elle  était  en  sûreté  à  Ravenne?  Quel  que  fût  le  fanatisme  de 
ses  croyances  et  le  désir  de  venger  ses  longues  humiliations,  on 
ne  peut  croire  qu'elle  y  fût  venue  pour  assister  au  supplice  de  son 
fiancé  et  jouir  des  douleurs  de  celle  qui  lui  avait  servi  de  mère.  En 
tout  cas,  elle  y  était;  elle  comparut  devant  le  sénat;  elle  accusa 
Sérène  de  trahison,  et,  sur  sa  déclaration,  le  sénat  à  l'unanimité 
prononça  contre  l'accusée  la  peine  de  mort.  La  veuve  de  Stilicon 
fut  étranglée  dans  son  cachot. 

L'histoire,  à  toute  autre  époque,  eût  cherché  dans  les  passions 
humaines  la  cause  de  cette  immolation  d'un  innocent  :  elle  eût  ex- 
pliqué comment  Sérène  mourait  victime,  soit  de  l'intérêt  politique, 
soit  des  rancunes  de  famille,  soit  de  la  vengeance  d'un  implacable 
orgueil  froissé  trop  longtemps;  mais  telle  n'était  pas  au  v^  siècle 
la  logique  des  idées.  11  fallait  voir  partout  et  dans  tout  la  main 
d'un  dieu  ou  celle  d'un  démon  :  un  événement  décisif,  une  cata- 
strophe publique  ou  privée  apparaissait  d'abord  aux  contemporains 
comme  un  arrêt  du  ciel  ou  de  l'enfer.  Païens  et  chrétiens  se  don- 
naient volontiers  la  main  sur  ce  terrain,  et  c'est  ce  qui  arriva  dans 
la  circonstance  présente  :  chaque  parti  interpréta,  suivant  son  point 
de  vue,  le  fait  qu'on  ne  voulait  pas  laisser  au  domaine  des  choses 
terrestres.  Le  genre  de  mort  auquel  Sérène  venait  de  succomber 
réveillait  d'ailleurs  plus  d'une  idée  superstitieuse.  On  se  rappela 
qu'aux  jours  brillans  de  sa  jeunesse,  quand  elle  accompagnait  dans 
Rome  son  père  vainqueur  du  paganisme,  on  l'avait  vue  fière,  heu- 
reuse, insultante,  fouler  aux  pieds  les  dieux  vaincus.  Entrée  alors 
dans  le  temple  de  Vesta,  dont  le  feu  venait  à  peine  d'être  éteint, 
elle  avait  arraché  du  cou  de  la  déesse  un  collier  de  perles  consacré 
pour  le  passer  au  sien,  et  une  vieille  vestale  lui  ayant  reproché  cou- 
rageusement son  vol  sacrilège,  Sérène  l'avait  fait  chasser  du  temple 
par  ses  valets.  Les  païens  se  racontaient  cet  acte  honteux  qu'ils 
n'avaient  point  oublié,  et  ajoutaient  avec  un  sentiment  de  triomphe  : 
«  C'est  le  collier  de  Vesta  qui  l'a  étranglée!  »  Un  autre  souvenir  se 
joignait  à  celui-là,  celui  de  Stilicon  profanant  par  une  autre  spolia- 
tion l'enceinte  du  Gapitole  et  faisant  enlever  des  lames  d'or  qui  gar- 
nissaient ses  portes  au  dehors.  Ainsi,  disait-on,  avait  marché  le 
châtiment,  d'un  pied  boiteux,  mais  sûr;  le  fouet  des  furies  venge- 
resses avait  balayé  toute  cette  famille,  un  moment  si  superbe.  Ces 
sombres  jugemens,  recueillis  par  les  historiens  païens,  forment  dans 
leurs  écrits  l'oraison  funèbre  de  Sérène.  Quant  aux  chrétiens,  ils  se 
taisent  sur  les  circonstances  de  sa  mort  :  leurs  adversaires  sem- 
blaient avoir  raison. 

La  mort  de  Sérène  ne  termina  rien.  Alaric  ne  partit  point;  il  serra 
au  contraire  plus  étroitement  la  ville,  où  la  famine  se  fit  bientôt 


TROIS    MINISTRES    DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  61 

sentir.  On  fut  obligé  de  réduire  à  la  moitié,  puis  au  tiers,  la  mesure 
de  blé  distribuée  au  peuple;  le  peuple  se  souleva,  pilla  les  maisons 
des  riches,  et  massacra  le  préfet,  nommé  Hilarius.  Ce  remède  ne 
guérit  point  le  mal;  la  famine  ne  fit  que  s'accroître  sous  l'adminis- 
tration de  son  successeur  Pompéianus.  Des  maladies  contagieuses, 
qui  ne  tardèrent  pas  à  éclater,  portèrent  la  désolation  au  comble. 
Dans  ces  tristes  circonstances,  deux  femmes  honorées  jadis  du  dia- 
dème des  Augustes,  Laeta,  veuve  de  l'empereur  Gratien,  et  Pissa- 
ména,  sa  mère,  donnèrent  un  exemple  de  charité  chrétienne  que  les 
païens  eux-mêmes  ont  enregistré  avec  éloge  :  elles  transformèrent 
leur  palais  en  un  hôpital  où  les  pauvres  venaient  chaque  jour  rece- 
voir leur  nourriture.  Elles  trouvèrent  cette  noble  façon  de  dépenser 
la  dotation  que  le  fisc  impérial  leur  avait  assignée  pour  leur  table. 
Chaque  heure  qui  s'écoulait  amenait  de  nouvelles  souffrances,  et 
le  préfet  de  Rome  commençait  à  désespérer  quand  des  hommes, 
originaires  d'iîtrurie  et  refoulés  dans  la  ville  par  l'approche  des 
Goths,  se  présentèrent  à  lui,  offrant  de  lui  faire  connaître  un  moyen 
de  salut  qu'ils  regardaient  comme  infaillible.  Les  Toscans  avaient 
de  tout  temps  passé  pour  des  aruspices  et  des  magiciens  habiles ,  et 
leur  crédit  ne  faisait  que  grandir  à  mesure  que  le  paganisme  se  per- 
dait dans  la  thaumaturgie,  et  le  culte  païen  dans  la  pratique  des 
sciences  occultes  :  Pompéianus  devina  donc  aisément  qu'il  s'agissait 
d'opérations  surnaturelles,  et,  quoique  chrétien  de  profession,  il 
admit  ces  hommes  à  s'expliquer  et  les  écouta  avec  intérêt.  Ils  ve- 
naient lui  proposer  de  faire  tomber  le  feu  du  ciel  sur  le  camp  des 
Barbares,  de  mariîère  à  détruire  ou  disperser  en  quelques  heures 
toute  leur  armée.  «  Nos  moyens  sont  certains,  lui  dirent-ils,  et  nous 
les  avons  éprouvés  tout  récemment  :  c'est  nous  qui  avons  suscité 
cet  orage  furieux  devant  lequel  les  Goths  se  sont  enfuis,  lorsqu'ils 
faisaient  le  siège  de  Narnia.  »  Ils  entrèrent  alors  dans  le  détail  des 
rites  d'après  lesquels  l'incantation  devait  se  pratiquer  aux  termes 
des  rituels  sacrés.  Pompéianus,  frappé  de  leur  assurance,  consulta 
avec  eux  les  livres  des  pontifes,  et  trouva  que,  pour  donner  à  l'opé- 
ration toute  son  efficacité,  il  devait  faire  célébrer  certains  sacrifices, 
accomplir  certaines  cérémonies  solennelles  au  Gapitole,  au  Forum 
et  sur  les  principales  places  de  la  ville ,  en  présence  du  sénat.  Or 
ce  caractère  de  sacrifice  public  réclamait  le  concours  de  l'assem- 
blée entière  :  ici  commençait  la  difficulté.  D'abord  les  sacrifices 
païens  et  tout  le  cérémonial  qui  les  entourait  étaient  interdits  par  les 
lois  de  l'empire,  principalement  par  la  loi  récente  qui  plaçait  son 
exécution  sous  la  responsabilité  des  magistrats  civils  et  sous  la  sur- 
veillance des  évêques;  en  second  lieu,  le  sénat  n'était  pas  unanime 
dans  la  profession  du  culte  païen  :  il  comptait  dans  son  sein  une 
minorité  chrétienne,  ardente,  riche,  considérable  par  la  naissance 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  le  crédit.  Consentirait-elle  à  s'associer  à  des  manifestations  con- 
traires à  sa  croyance  non  moins  qu'aux  lois  de  l'empire?  On  pouvait 
répondre,  il  est  vrai,  que  le  sénat,  abandonné  par  le  gouvernement 
impérial,  rentrait  dans  sa  liberté,  que  ce  gouvernement,  malgré 
ses  préférences  catholiques,  ne  pouvait  trouver  mauvais  que  Rome 
tentât  un  dernier  moyen  de  salut  tiré  de  la  religion  romaine,  et 
qu'après  tout  le  peuple  s'irriterait  à  bon  droit,  si  ses  magistrats  re- 
poussaient par  des  scrupules  personnels  un  remède  possible  à  sa  dé- 
tresse, et  si  les  sentimens  d'une  faible  minorité  contrariaient  trop 
violemment  le  vœu  du  plus  grand  nombre.  Ces  réflexions  traversè- 
rent l'esprit  de  Pompéianus  pendant  sa  conférence  avec  les  aruspices 
toscans  :  il  les  congédia  en  leur  faisant  espérer  qu'il  mettrait  leur 
habileté  à  l'épreuve;  mais,  désireux  pour  sa  propre  responsabilité  de 
consulter  avant  tout  le  pape  ïnnocentius,  chef  actuel  de  l'église  ro- 
maine, il  se  rendit  à  son  palais. 

La  demeure  des  successeurs  de  saint  Pierre  ne  ressemblait  guère 
alors  à  la  pauvre  cabane  que  le  premier  évêque  de  Rome  avait  pu 
habiter  sur  les  pentes  du  Vatican,  ou  dans  le  quartier  des  Juifs, 
réceptacle  de  la  plus  vile  populace.  Ils  occupaient,  au  temps  dont 
nous  parlons,  un  palais  magnifique,  embelli  de  toutes  les  merveilles 
des  arts,  et  où  rien  ne  manquait  de  ce  qui  peut  rendre  la  vie  élé- 
gante et  délicate.  On  ne  les  voyait  sortir  que  traînés  dans  un  char 
éclatant,  vêtus  de  soie  et  d'or,  et  le  dîner  qui  les  attendait  au  re- 
tour surpassait  en  recherche  et  en  profusion  les  festins  des  em- 
pereurs. Ce  tableau,  que  traçait  au  milieu  du  iv*"  siècle  l'historien 
Ammien  Marcellin,  était  encore  plus  vrai  sous  les  fils  de  Théodose, 
quand  le  sacerdoce  chrétien  était  devenu  une  magistrature  mar- 
chant de  pair  avec  les  plus  hautes  dignités  de  l'état.  Ce  n'est  pas 
que  r évêque  actuel  de  Rome  jouît  immodérément  d'une  situation 
créée  par  la  grandeur  même  du  catholicisme;  bien  loin  de  là.  Inno- 
cent, homme  savant  et  modeste,  s'occupait  au  dedans  de  la  disci- 
pline de  son  église,  et  cherchait  à  calmer  au  dehors  les  troubles  sus- 
cités en  Orient  par  l'esprit  impérieux  de  Jean  Chrysostome.  Né  dans 
la  ville  d'Albe,  d'une  souche  probablement  ancienne,  il  joignait  à  la 
foi  la  plus  sincère  et  la  plus  éclairée  cette  finesse  d'intelligence  et 
cet  esprit  de  gouvernement  qui  distinguèrent  de  tout  temps  les 
vieilles  races  italiques.  Dans  le  domaine  des  intérêts  temporels.  In- 
nocent était  Romain  de  cœur,  autant  du  moins  qu'un  chrétien  pou- 
vait l'être  à  cette  époque  de  lutte  passionnée  ;  les  païens  lui  ren- 
daient cette  justice.  En  reportant  à  un  tel  homme,  respecté  de  tout 
le  monde,  la  confidence  qu'il  venait  de  recevoir,  le  faible  et  flottant 
Pompéianus  avait  évidemment  pour  but  de  rejeter  sur  le  chef  de 
l'église  catholique  la  responsabilité  qui  incombait  naturellement  au 
préfet  de  la  ville  ou  du  moins  de  la  lui  faire  partager. 


TROIS    3IINISTRES    DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  6B 

Innocent  le  comprit,  et  sans  se  révolter,  sans  couvrir  non  plus  de 
son  consentement  des  actes  qui  n'étaient  à  ses  yeux  qu'une  folie  sa- 
crilège, il  répondit  qu'il  ne  s'opposerait  point  à  ce  que  d'autres  que 
lui  pouvaient  juger  utile  au  salut  commun,  mais  qu'il  y  mettait  pour 
condition  que  la  cérémonie  n'eût  point  un  caractère  public.  C'était 
se  tirer  habilement  d'un  piège,  car  les  païens,  sur  sa  réponse,  ne 
pouvaient  accuser  les  chrétiens  de  comploter  leur  ruine  et  d'être 
d'intelligence  avec  l'ennemi,  et  d'un  autre  côté  l'èvêque  était  bien 
sûr  qu'aucun  chrétien  ne  se  souillerait  par  sa  présence  à  de  telles 
solennités.  Cependant  que  devenait,  avec  cette  condition,  le  con- 
cours du  sénat,  que  l'aruspicine  voulait  unanime?  Les  chrétiens 
n'avaient  point  à  s'en  inquiéter,  et  leur  èvêque  ne  leur  imposerait 
jamais  une  obligation  qui  équivalait  à  l'apostasie.  Tel  fut  l'avis  d'In- 
nocent. On  se  demande  ce  que  fit  Pompéianus,  dont  la  situation 
était  rendue  plus  critique  par  l'habile  conduite  du  prêtre.  Les  his- 
toriens ne  s'accordent  pas  à  ce  sujet.  Un  écrivain  chrétien  affirme 
que  les  sacrifices  eurent  lieu  et  ne  produisirent  rien  ;  un  païen  au 
contraire  fait  entendre  que  Pompéianus  y  renonça,  et  renvoya  les 
aruspices  toscans.  Si  opposés  que  soient  ces  témoignages,  on  peut 
les  concilier  en  admettant  que  les  choses  se  pratiquèrent,  mais  non 
publiquement,  aux  termes  des  rites,  ce  qui  enlevait  à  l'incantation 
son  efficacité ,  de  sorte  que  les  chrétiens  purent  dire  aux  païens  : 
«  Vos  aruspices  sont  des  imposteurs,  »  et  les  païens  répondre  qu'on 
leur  avait  refusé  d'agir.  La  question  restait  entière. 

Cependant  aucun  secours  ne  venait  de  Ravenne,  aucun  n'était 
sérieusement  promis,  et  les  communications  entre  les  deux  capi- 
tales devenaient  chaque  jour  plus  difficiles  et  plus  rares.  Aban- 
donnée par  le  gouvernement  impérial,  Rome  fut  contrainte  d'aviser 
elle-même  à  son  salut.  Le  sénat  résolut  d'envoyer  une  ambassade 
au  camp  des  Goths.  On  choisit  pour  en  faire  partie  deux  hauts  per- 
sonnages, illustrés  par  de  grands  emplois,  Basilius,  Espagnol  de 
naissance  et  préfet  de  la  ville  quelques  années  auparavant,  et  un 
ancien  tribun  des  notaires,  nommé  Jean,  homme  modéré,  conci- 
liant et  personnellement  connu  d'Alaric.  Sortis  des  murs  avec  l'ap- 
pareil convenable,  ils  se  présentèrent  au  camp  des  Goths  :  là,  ajoute 
l'historien  principal  de  ces  faits,  ils  purent  se  convaincre  que  c'était 
bien  Alaric  qui  commandait  cette  armée,  comme  beaucoup  l'avaient 
cru,  et  que  Rome  avait  en  face  d'elle  le  plus  redoutable  des  Bar- 
bares. Les  envoyés  exposèrent  avec  calme  et  fermeté  la  mission 
qu'ils  tenaient  de  leurs  concitoyens.  Le  sénat  faisait  dire  qu'il  sou- 
haitait la  paix,  mais  qu'il  était  prêt  pour  la  guerre,  que  tout  le  peu- 
ple, un  peuple  innombrable,  était  armé,  exercé  au  maniement  du 
fer,  et  ne  demandait  qu'à  livrer  bataille.  Alaric  jusqu'alors  avait 
écouté  l'orateur  sans  l'interrompre;  mais  à  ce  dernier  mot  il  ne 


64  lŒVUE  DES  DECX  MONDES. 

se  contint  plus.  «  Tant  mieux,  s'écria-t-il ,  il  est  plus  aisé  de  cou- 
per le  foin  quand  il  est  épais  que  quand  il  est  rare ,  »  et  il  partit 
d'un  grand  éclat  de  rire.  Lorsqu'on  vint  à  parler  des  conditions  de 
la  paix,  il  redoubla  d'insolence  et  de  moquerie,  protestant  qu'il  ne 
lèverait  point  le  siège  qu'on  ne  lui  eût  livré  tout  l'or  et  tout  l'ar- 
gent renfermés  dans  la  ville ,  ainsi  que  tous  les  meubles  et  les  es- 
claves étrangers  qui  s'y  trouveraient.  «  Eh  quoi  !  dit  un  des  ambas- 
sadeurs étonnés,  que  nous  laisseras-tu  donc?  —  La  vie,  »  répliqua 
le  roi  gotli.  Sur  cette  dure  parole,  les  Romains  le  quittèrent  pour 
aller  reporter  au  sénat  le  récit  de  la  conférence.  En  apprenant,  à 
n'en  pouvoir  douter,  que  c'était  bien  Alaric  qui  était  là  avec' ses 
Goths,  les  assiégés  furent  pris  d'un  redoublement  de  frayeur,  comme 
si  c'eût  été  pour  eux  une  nouvelle  inattendue.  Peuple  et  sénat  ne 
songèrent  plus  qu'aux  moyens  d'apaiser  la  colère  du  Barbare.  On  fit 
partir  sur-le-cbamp  une  seconde  ambassade,  et  après  de  nouvelles 
et  longues  conférences  il  fut  convenu  que  le  siège  serait  levé  à  la 
condition  que  la  ville  paierait  5,000  livres  d'or,  30,000  livres  d'ar- 
gent, et  qu'elle  fournirait  en  outre  quatre  mille  tuniques  de  soie, 
trois  mille  toisons  teintes  de  pourpre,  comme  les  portaient  les  offi- 
ciers goths  en  guise  de  cuirasse,  et  trois  mille  livres  d'épices.  Pour 
garantie  du  traité,  Alaric  demanda  des  otages  pris  dans  les  plus 
hautes  familles  romaines.  Gela  fait,  il  promettait  non-seulement  de 
vivre  en  paix  avec  la  république,  mais  encore  de  s'allier  à  elle  étroi- 
tement, et  de  mettre  son  peuple  à  la  disposition  de  Rome  contre 
quelque  ennemi  que  ce  fût. 

Le  sénat  était  engagé,  l'empereur  ne  l'était  pas,  et  sa  signature 
seule  pouvait  rendre  la  convention  régulière.  Honorius  la  donna 
sans  difficulté  en  ce  qui  concernait  la  contribution,  l'argent  de- 
mandé ne  sortant  point  de  son  trésor  et  ses  ministres  lui  affirmant 
que  les  richesses  de  la  ville  éternelle  suffiraient  bien  et  au-delà  à 
remplir  son  engagement.  Pourtant,  lorsqu'on  en  vint  à  l'exécution, 
on  s'aperçut  que  la  chose  n'était  pas  si  facile  que  la  cour  impériale 
s'était  plu  à  le  croire.  Les  finances  urbaines  étaient  épuisées,  la 
caisse  du  sénat  fut  bientôt  à  vide  ;  les  sénateurs  à  leur  tour  durent 
contribuer  personnellement  m  proportion  de  leur  fortune.  Un  d'en- 
tre eux,  Palladius,  fut  choisi  pour  régler  la  part  contributive  de  cha- 
ctm;  mais  soit  que  les  riches  parvinssent  a*  dissimuler  une  partie  de 
leurs  biens,  soit  qu'après  tant  de  révolutions  et  de  souffi*ances  la 
plupart  fussent  réduits  à  la  pauvreté,  on  ne  put  se  procurer  par  ce 
moyen  La  somme  entière.  Il  la  fallait  pourtant  sous  peine  de  ruine, 
de  ruine  complète.  Les  magistrats  se  décidèrent  alors,  pour  der- 
nière ressource,  à  faire  enlever  des  temples  et  des  images  des  dieux 
les  ornemens  d'or  et  d'argent  qui  les  recouvraient,  et  le  sénat  ne 
s*y  opposa  point.  Rien  ne  fut  plus  cruel  aux  vrais  païens  que  cette 


TROIS    MINISTRES    DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  6^5 

mesure,  «  inspirée,  disent  leurs  historiens,  par  le  mauvais  génie 
dont  les  caprices  régissaient  alors  le  monde.  »  En  effet,  d'après  les 
doctrines  du  polythéisme,  les  ornemens  symboliques  des  divinités» 
consacrés  par  certains  rites,  constituaient  une  partie  essentielle  de 
leur  puissance  :  les  simulacres  dépouillés  n'étaient  plus  que  des  sta- 
tues sans  âme  et  des  dieux  morts.  Parmi  les  statues  d'or  ou  d'ar- 
gent massif  livrées  aux  burneaux  pour  les  fondre,  un  hasard  inex- 
plicable comprit  celle  de  la  vertu  guerrière,  du  courage,  Virtus, 
cette  première  divinité  de  la  vieille  Rome.  Le  sénat  et  le  préfet  ne 
firent  point  exception  pour  elle,  tant  la  peur  les  pressait.  Ce  fut  le 
coup  suprême  porté  au  culte  national  par  ceux  qui  se  vantaient  de 
le  conserver,  et  pour  beaucoup  de  Romains  la  dernière  illusion  pa- 
triotique. «  Tout  est  fini,  purent-ils  dire,  Rome  renie  la  vertu  qui 
l'a  fait  vivre  tant  de  siècles,  et  provoque  elle-même  sa  destinée.  » 
L'histoire  nous  a  conservé  dans  quelques  pages  des  écrivains  poly- 
théistes un  écho  de  ces  secrètes,  mais  profondes  douleurs. 

On  livra  immédiatement  une  partie  de  la  rançon,  des  termes  fu- 
rent pris  pour  acquitter  le  reste.  Alaric  donna  trois  jours  aux  habi- 
tans  po  ir  venir  dans  son  camp  se  pourvoir  de  vivres,  et  désigna  les 
portes  de  la  ville  par  lesquelles  il  leur  serait  permis  de  sortir  et  de 
rentrer;  il  rendit  libre  également  la  navigation  du  Tibre.  Le  peuple 
affamé  vendit  aux  Barbares  ce  qu'il  lui  restait  de  plus  précieux  pour 
avoir  du  pain,  et  ces  échanges  firent  affluer  aux  mains  des  Goths 
une  autre  partie  des  richesses  de  Rome.  Par  jactance  de  générosité, 
le  roi  goth  leva  le  siège  avant  le  parfait  paiement  du  prix  convenu, 
et  se  retira  en  Étrurie  pour  y  attendre  une  entière,  satisfaction  et 
quant  au  complément  de  la  rançon  et  quant  à  la  remise  des  otages. 
Une  des  clauses  du  traité  concernait  la  libération  des  esclaves  bar- 
bares renfermés  dans  la  ville  :  ceux  qui  voulurent  être  libres  le  pu- 
rent, et  la  plupart  d'entre  eux  allèrent  rejoindre  les  assiégeans.  Il 
arriva  sur  ces  entrefaites  que  des  maraudeurs  goths,  descendant  le 
long  du  Tibre,  arrêtèrent  un  convoi  de  blé  qui  se  rendait  à  Rome, 
et  le  pillèrent.  Alaric  les  punit  exemplairement,  disant  que  ce  mé- 
fait avait  été  commis  contre  sa  volonté.  Tel  fut  son  dernier  acte  en 
s' éloignant  da  la  ville  éternelle,  dont  il  emportait  dans  ses  bagages 
les  trésors  et  les  dieux. 

Tandis  que  ces  choses  se  passaient  à  l'ouest  des  Apennins,  Hono- 
rius  faisait  à  Ravenne  les  préparatifs  de  son  huitième  consulat,  qui 
fut  célébré  avec  autant  de  pompe  que  le  permettait  la  pénurie  du 
trésor  impérial.  Le  second  fils  du  grand  Théodose  ouvrit  ainsi,  de 
concert  avec  son  neveu  Théodose  II,  consul  et  empereur  d'Orient, 
la  nouvelle  année  /i09. 

TOME  XLIV.  K 


46  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 


III. 


Telle  fut  la  première  péripétie  du  grand  drame  qui  devait  se 
dénouer  par  le  sac  de  la  ville  éternelle.  Le  roi  goth  avait  obtenu 
l'objet  principal  de  ses  réclamations,  principal  en  apparence  du 
moins  :  de  l'argent.  Il  s'était  fait  payer  l'indemnité  convenue  avec 
Stilicon  pour  l'expédition  de  Grèce,  en  ajoutant  aux  frais  de  cette 
campagne  manquée  un  large  dédommagement  pour  celle  qu'il  ve- 
nait d'achever  aux  portes  de  Rome;  mais  un  autre  point  restait  à 
débattre,  le  plus  important  au  fond,  quoiqu'il  l'eût  à  peine  touché 
dans  la  négociation.  L'appétit  de  son  peuple  pour  l'or  et  le  butin 
était  satisfait;  ses  prétentions  personnelles  ne  l'étaient  pas,  et  sa 
condition  ultérieure  vis-à-vis  de  l'empire  n'était  point  réglée.  Maître 
des  milices  de  l'Illyrie  orientale  au  moment  où  il  avait  quitté  l'em- 
pereur Arcadius,  Alaric  ne  devait  pas  changer  de  situation  en  chan- 
geant de  maître  :  le  traité  de  Ravenne  le  stipulait  formellement. 
Maintenant  que  le  peuple  goth ,  dédommagé  de  ses  dépenses  d'ar- 
mement, se  trouvait  au  cœur  de  l'Italie,  que  deviendrait-il,  et  que 
ferait-on  de  son  roi?  Alaric,  qui  ne  possédait  plus  ni  commande- 
ment romain,  ni  grade,  ni  pension,  redemanderait-il  à  l'Orient  la 
maîtrise  qu'il  avait  abdiquée  au  profit  de  l'Occident,  ou  bien  ac- 
cepterait-il en  Italie  la  condition  d'un  Barbare  pacifié  ou  vaincu 
qui  n'avait  plus  qu'à  regagner  ses  forêts?  Yoilà  précisément  ce  qu'il 
ne  voulait  pas,  et  fort  habilement  il  avait  glissé  dans  ses  propositions 
au  sénat  une  déclaration  de  ses  sentimens  romains,  avec  l'offre  de 
son  peuple  pour  combattre  les  ennemis  de  l'empire.  De  la  part 
d'un  chef  d'armée  victorieux,  imposant  à  la  ville  éternelle  ses  con- 
ditions de  rachat,  une  pareille  amitié,  dangereuse  à  accepter,  l'était 
.  encore  plus  à  refuser,  et  le  sénat  n'avait  rien  dit. 

La  mort  de  Stilicon  donnait  à  l'ambition  du  roi  des  Goths  un  but 
déterminé,  celui  de  remplacer  ce  grand  général  dans  le  comman- 
dement suprême  des  milices  d'Occident,  et  de  sa  part  une  telle  am- 
bition n'était  pas  gratuite,  puisqu'il  apportait  en  retour  à  l'empire 
la  plus  brave  armée  barbare  qui  fut  au  monde.  Chacun  le  comprit 
ainsi,  et  beaucoup  de  gens  approuvaient  le  marché  :  ses  bons  pro- 
cédés à  l'égard  des  habitans  de  Rome  après  et  même  pendant  le 
siège  lui  avaient  d'ailleurs  concilié  la  faveur  d'une  partie  du  sénat 
et  du  peuple.  Quant  à  l'attitude  d' Alaric  en  Étrurie,  elle  était  celle 
d'un  général  mécontent,  attendant  satisfaction  de  son  gouvernement, 
plutôt  que  d'un  ennemi  opprimant  un  pays  ennemi.  A  Ravenne,  où 
Ton  comprenait  l'état  des  choses  tout  aussi  bien  qu'à  Rome,  la  dis- 
position des  esprits  était  inverse  :  on  aimait  mieux  avec  Alaric  la 
guerre  que  la  paix.  La  cour  redoutait  ce  Barbare  de  génie  qui,  une 


TROIS    MINISTRES    DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  67 

fois  entré  dans  le  gouvernement,  eût  tout  mis  sous  ses  pieds;  Ho- 
norius  se  soulevait  à  l'idée  de  passer  de  la  tutelle  d'un  Vandale  à 
celle  d'un  Goth ,  et  le  parti  des  généraux  romains  repoussait  toute 
concession  capable  de  ramener  l'influence  des  généraux  étrangers, 
tandis  qu'Olympius,  fidèle  à  son  rôle,  faisait  sonner  bien  haut,  au 
nom  du  parti  catholique,  l'hérésie ,  le  paganisme  et  toutes  les  doc- 
trines impies  rentrant  dans  l'état  avec  ce  roi  et  ce  peuple  ariens. 
On  n'hésita  donc  pas  à  empêcher  par  tous  les  moyens  possibles  la 
pacification  de  se  conclure.  Le  traité,  quoique  déjà  signé  par  l'em- 
pereur, fut  publiquement  l'objet  des  plus  amères  critiques.  Il  res- 
tait à  solder  quelque  argent  que  le  sénat  n'avait  pu  fournir  et  qu'il 
sollicitait  du  trésor  impérial,  l'empereur  le  refusa;  des  otages  aussi 
restaient  à  livrer,  l'empereur  déclara  qu'il  n'en  livrerait  point. 

Alaric  écrivait,  pressait,  réclamant  la  pleine  exécution  des  con- 
ventions au  nom  de  la  foi  jurée  :  on  l'apaisait  par  des  prétextes;  mais 
•à  mesure  que  s'écoulait  le  temps,  son  irritation  croissait  en  violence. 
Il  finit  par  menacer  Rome  d'un  nouveau  siège,  et  envoya  des  corps  de 
partisans  faire  le  dégât  sous  ses  murs.  La  terreur  redevint  générale  : 
les  plus  riches  familles  voulaient  partir  et  quitter  la  ville,  pendant 
que  les  avenues  étaient  encore  libres.  Dans  ces  circonstances  alar- 
mantes, le  sénat  résolut  d'envoyer  une  députation  à  Ravenne  pour 
peser  sur  la  détermination  de  l'empereur  et  de  son  gouvernement, 
et  les  supplier  ou  de  désarmer  Alaric  en  exécutant  fidèlement  le 
traité,  ou  d'envoyer  une  armée  qui  pût  le  chasser  de  l'Italie.  Les 
députés  élus  furent  au  nombre  de  trois,  choisis  dans  les  familles 
patriciennes  les  plus  élevées.  C'était  d'abord  Gécilianus,  ancien  vi- 
caire d'Afrique,  ami  de  saint  Augustin,  chrétien  Catéchumène,  et 
d'une  vie  jusqu'alors  recommandable ,  quoique  la  vengeance  et 
l'ambition  fussent  capables  de  l'entraîner  à  des*  crimes  odieux, 
comme  il  le  prouva  plus  tard  :  en  ce  moment,  il  était  l'homme 
d'Olympius,  et  sa  nomination  avait  pour  but  d'amener,  s'il  était 
possible,  le  ministre  tout-puissant  au  désir  du  sénat.  Nous  ne  savons 
rien  du  second  délégué,  Maximianus,  sinon  qu'il  était  fils  d'un  très 
haut  fonctionnaire  appelé  Marinianus,  célèbre  par  son  opulence. 
Quant  au  troisième,  qui  doit  jouer  un  rôle  important  dans  la  suite 
de  nos  rScits,  nous  en  parlerons  plus  longuement,  afin  de  bien  pré- 
ciser le  caractère  qu'il  apportait  dans  cette  ambassade  et  l'intérêt 
de  parti  qu'il  y  représentait. 

Priscus  Attalus  (c'était  son  nom),  riche  citoyen  d'Ionie  promu  au 
sénat  romain,  pouvait  passer  pour  le  type  parfait  des  nobles  de  son 
temps,  brillans,  spirituels,  incrédules  au  fond  pour  la  plupart,  et 
païens  par  mode.  Une  élocution  facile  et  parfois  trop  abondante,  à 
la  manière  des  rhéteurs  grecs,  lui  avait  valu  une  sorte  de  réputation 
•d'orateur  ;  il  composait  aussi  de  petits  vers  erotiques  qu'il  chantait 


(38  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

en  s' accompagnant  de  la  lyre,  et  en  même  temps  il  correspondait, 
sm-  des  matières  assurément  moins  futiles,  avec  le  grave  Symmaque, 
qui  l'appelait  son  fils.  Ce  patricien  accompli,  bienveillant  et  afTable 
pour  tous,  était  dsvenu  l'idole  de  la  société  élégante.  Les  honneurs 
n'avaient  pas  tardé  à  rehausser  ses  talens  divers,  et  dans  l'opinion 
de  beaucoup  de  gens  il  pouvait  prétendre  à  tout.  Sa  foi  religieuse 
était  encore  un  problème,  ou  plutôt  il  appartenait  à  cette  classe 
d'indifférens,  alors  très  répandue,  qui  oscillait  entre  les  croyances 
chrétiennes  et  les  doctrines  d'un  polythéisme  raffiné,  aux  trois  quarts 
littéraire,  fondé  sur  l'admiration  d'Homère  et  sur  la  dangereuse 
folie  des  sciences  occultes.  Il  ne  se  décida  que  plus  tard  à  faire 
profession  du  christianisme,  et  l'on  verra  à  quelle  condition.  Cet 
homme  léger,  gâté  par  les  succès  du  monde,  était  rongé  de  l'ulcère 
qui  dévorait, cette  société,  la  passion  du  pouvoir  suprême,  ce  désir 
fiévreux  d'endosser  la  pourpre,  qui  faisait  passer  le  manteau  des 
césars,  comme  par  un  mouvement  perpétuel,  sur  de  si  nombreuses 
et  souvent  si  indignes  épaules.  Tel  qu'il  était  et  que  nous  avons  es- 
sayé de  le  peindre,  avec  ses  agrémens  et  ses  vices,  ce  personnage 
tenait  dans  la  députation  le  premier  rang  par  son  mérite  présumé, 
ses  anciens  services  et  son  crédit. 

Les  envoyés  reçurent  à  Ravenne  l'accueil  le  plus  flatteur  et  le  plus 
ironique.  On  combla  leurs  personnes  de  prévenances  et  d'honneurs; 
mais  au  tableau  des  souffrances  de  la  ville  éternelle,  amplifiées  en- 
core par  la  rhétorique  d'Attale  et  de  Gécilianus,  les  courtisans,  loin 
de  s'émouvoir,  répondirent  presque  par  un  éclat  de  rire.  Quant  aux 
craintes  de  l'avenir,  ils  les  trouvèrent  moins  fondées  même  que  les 
plaintes  du  passé.  «  Le  danger  n'était  pas  tellement  grand  que  la 
majesté  romaine  se  dégradât  jusqu'à  fléchir  devant  quelques  Bar- 
bares misérables.  L'empire  n'existait-il  plus?  l'empereur  n'était-iî 
pas  là?  Habitué  à  la  victoire  depuis  son  enfance,  élevé  et  nourri 
parmi  des  trophées  des  Goths,  Honorius  saurait  bientôt  châtier  leur 
chef  insolent.  »  De  tels  propos,  répétés  par  toutes  les  bouches,  cir- 
culaient vraisemblablement  dans  cette  cour  de  complaisans  et  d'eu- 
nuques, et  lorsque  les  ambassadeurs,  feignant  d'accepter  ces  jac- 
tances comme  des  vérités,  s'enquéraient  de  l'armée  qu'on  allait 
envoyer  contre  Alaric,  tout  le  monde  restait  muet.  Pour  dissiper 
entièrement  leurs  inquiétudes  patriotiques,  l'empereur,  à  la  place 
des  secours  qu'ils  étaient  venus  chercher,  leur  octroya  des  dignités 
qu*ils  ne  demandaient  point.  Comme  on  était  à  l'époque  du  renou- 
vellement des  magistratures,  il  fit  passer  la  préfecture  du  prétoire 
de  Mallius  Théodorus  à  Cécilianus,  qui  resta  dans  Ravenne.  Attale  fut 
renvoyé  à  Rome  avec  le  titre  d'intendant  des  largesses  sacrées,  en 
remplacement  d'fléliocrates,  destitué  par  Olympius  à  cause  de  se& 
ménagemens  envers  les  proscrits.  Maximianus  retourna  également 


TROIS   MINISTRES   DE    l'eMPIRE    ROMAIN.  69 

à  Rome,  on  ignorie  en  quelle  qualité.  Au  moyen  de  ces  corruptions 
éiîontées,  la  cour  de  Ravenne  crut  avoir  paré  à  tout.  Honorius  d'ail- 
leurs venait  de  conclure  une  alliance  avec  le  tyran  Constantin,  pos- 
sesseur actuel  de  la  Gaule,  de  la  Bretagne  et  de  l'Espagne;  il  l'avait 
adopté  pour  frère  et  collègue  en  lui  donnant  l'investiture  du  man- 
teau impérial,  à  la  condition  qu'une  bonne  armée  de  Transalpins, 
amenée  par  lui  en  Italie,  tomberait  à  l'improviste  sur  les  derrières 
d'Alaric,  et  terminerait,  sans  ennui  pour  l'empereur  italien,  les  dif- 
ficultés du  siège  de  Rome  :  c'était  le  prix  de  sa  reconnaissance. 

Alaric,  toujours  bien  informé,  ne  manqua  pas  de  savoir  ce  qui 
s'était  passé  dans  Ravenne,  et  l'issue  bouffonne  de  l'ambassade,  et  la 
reconnaissance  du  tyran  des  Gaules,  ainsi  que  les  secours  qu'il  de- 
vait fournir,  et  l'attente  d'autres  secours  demandés  par  Honorius 
à  l'empereur  d'Orient,  et  enfin  l'arrivée  prochaine  de  six  mille 
hommes  d'excellentes  troupes  appelées  de  la  Dalmatie.  11  comprit 
que  l'intention  des  généraux  romains  était  de  l'enfermer  dans  son 
camp  entre  l'armée  italienne  mise  en  mouvement  et  celle  qu'on  at- 
tendait des  Gaules,  que  par  conséquent  il  n'avait  pas  un  moment  à 
perdre  pour  obtenir  justice,  au  besoin  par  la  force,  de  la  non-exé- 
cution du  traité  de  Rome.  D'assez  mauvaises  nouvelles  lui  arri- 
vaient d'ailleurs  d'Ataûlf,  qui  n'avait  pu  se  procurer  que  fort  peu  de 
recrues  chez  les  Barbares  du  Danube,  et  qui  traversait  en  ce  mo- 
ment les  Alpes,  se  dirigeant  sur  l'Italie.  Alaric  lui  manda  d'accélé- 
rer sa  marche,  afm  de  devancer  la  venue  des  troupes  de  Constantin; 
mais  à  la  descente  des  montagnes,  dans  ces  plaines  de  l'Isonzo,  qui 
séparaient  la  Pannonie  de  la  Vénétie,  Ataûlf  donna  contre  un  ob- 
stacle qu'il  n'avait  pas  prévu.  Une  armée  composée  mi-partie  des 
garnisons  urbaines  concentrées,  mi-partie  de  troupes  détachées  de 
Ravenne,  occupait  les  plaines  de  la  Haute-Vénétie,  sous  le  comman- 
dement d'Olympius  lui  même,  qui  prit  part  à  l'action  et  se  battit  assez 
bien  à  la  tête  d'un  corps  de  trois  cents  cavaliers  huns.  Le  lieutenant 
d'Alaric,  surpris  et  défait,  laissa  onze  cents  hommes  sur  la  place  et 
réussit  pourtant  à  gagner  l'Étrurie.  Olympius  rentra  dans  Ravenne, 
gonflé  de  ce  petit  succès,  qui  releva  tant  soit  peu  son  crédit. 

Au  moment  où  la  guerre  s'engageait  ainsi  au  pied  des  Alpes,  Ho- 
norius faisait  partir  pour  Rome  les  cinq  légions  qu'il  avait  mandées 
de  la  Dalmatie,  et  qui  venaient  à  peine  de  débarquer.  Elles  devaient 
servir  d'escorte  aux  deux  ambassadeurs  qui  retournaient  auprès  du 
sénat,  et  grossir  la  garnison  de  la  ville  éternelle.  Le  comte  des  do- 
mestiques, Yalans,  les  conduisait,  mission  difficile,  car  elles  avaient 
à  parcourir  une  longue  route  infestée  par  les  Goths.  Ce  général, 
brave,  mais  outrecuidant  et  léger,  alla  se  jeter  précisément  dans 
une  embuscade  que  lui  tendait  Alaric.  Ses  légions  furent  enfoncées, 
tout  périt  ou  mit  bas  les  armes;  une  centaine  d'hommes  seulement, 


70  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

parvenus  à  s'échapper,  rentrèrent  dans  Rome  avec  Attale.  L'autre 
ambassadeur,  Maximianus,  resta  parmi  les  prisonniers.  Ce  fut  une 
bonne  prise  pour  Alaric,  qui  connaissait  l'opulence  de  sa  maison  et 
taxa  sa  tête  à  trente  mille  pièces  d'or,  lesquelles  furent  aussitôt 
payées  par  son  père. 

Cependant  le  premier  ministre,  soit  pour  rendre  la  vie  aux  pas- 
sions politiques  qui  commençaient  à  se  calmer,  soit  pour  se  procurer 
par  des  confiscations  nouvelles  l'argent  dont  il  manquait,  soit  enfin 
pour  se  rattacher  plus  étroitement  Honorius  en  ravivant  la  haine  du 
jeune  prince  contre  Stilicon  et  sa  mémoire,  Olympius,  disons-nous, 
mit  derechef  sur  le  tapis  la  conspiration  de  l'ancien  régent.  On  vit 
les  recherches  inquisitoriales,  les  accusations,  les  supplices,  recom- 
mencer comme  aux  premiers  jours  de  son  gouvernement.  L'auda- 
cieux ministre  attaquait  sous  ces  faux  semblans  de  dévouement  au 
prince  quiconque  pouvait  ébranler  son  crédit  en  parlant  d'accommo- 
dement et  de  paix,  car  il  se  formait  à  la  cour  un  parti  de  conciliation 
avec  le  sénat  et  d'entente  avec  Alaric  sur  des  bases  raisonnables.  Deux 
frères,  notaires  ou  secrétaires  impériaux,  Marcellianus  et  Salonius, 
étaient  à  la  tête  de  ce  parti  naissant,  et  plus  d'une  fois,  à  ce  qu'il 
paraît,  ils  avaient  blâmé  la  funeste  direction  qu' Olympius  imprimait 
aux  affaires  :  celui-ci  les  livra  au  préfet  du  prétoire  sous  l'imputation 
du  crime  de  lèse-majesté,  comme  fauteurs  et  complices  du  brigand 
Stilicon.  Ces  hommes  honorables  furent  appliqués  à  la  gêne;  on  leur 
demanda  sous  le  bâton  et  le  fouet  l'aveu  de  ce  qui  n'existait  pas,  et 
que  leur  bouche  refusa  de  proférer.  Ils  en  moururent,  mais  le  sang  in- 
nocent retomba  sur  la  tête  du  persécuteur.  Une  indignation  générale 
éclata  contre  lui.  Vainement  essaya-t-il  de  se  cacher  sous  le  masque 
hypocrite  qui  l'avait  si  souvent  protégé;  le  fanatisme  du  parti  reli- 
gieux exclusif  se  refroidissait  de  plus  en  plus  devant  l'incapacité  de 
ses  chefs  et  l'impuissance  du  gouvernement  qu'il  avait  fondé. 

Toutefois  le  cri  de  l'opinion  publique  n'aurait  pas  suffi  pour  écar- 
ter Olympius,  si,  par  une  maladresse  insigne,  il  n'avait  mis  contre 
lui  certains  eunuques  du  palais  nouvellement  en  faveur.  Au  milieu 
des  révolutions  politiques,  d'autres  révolutions  poursuivaient  en 
effet  leur  cours  dans  les  antichambres  impériales,  où  l'on  se  déni- 
grait, se  trahissait,  ée  supplantait  mutuellement.  Térentius  et  Ar- 
sace,  créatures  du  premier  ministre,  après  avoir  régné  plusieurs 
mois  sur  la  garde-robe  du  prince  et  dans  sa  confiance  intime,  s'é- 
taient vus  évincés  par  de  plus  habiles,  qui  naturellement  se  firent 
les  adversaires  du  premier  ministre.  A  cette  cour  molle  et  imbécile, 
l'inimitié  d'un  eunuque  était  plus  à  redouter  que  celle  d' Alaric,  et 
l'empereur,  étourdi  chaque  jour  d'accusations  contre  Olympius,  ré- 
solut enfin  de  le  sacrifier.  Celui-ci  apprit  un  jour  avec  étonnement 
qu'il  était  dépouillé  de  sa  charge,  et  comme  il  devina  la  main  qui 


TROIS    MINISTRES    DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  71 

avait  dirigé  le  coup,  et  que  cette  main  ne  pardonnait  guère,  il  se 
procura  en  toute  hâte  une  barque  pontée  qui  le  transporta  en  Dal- 
matie.  Ce  triomphe  était  loin  de  suffire  aux  nouveaux  favoris;  une 
émeute  de  soldats,  secrètement  ménagée  par  leurs  soins,  mit  Ra- 
venne  en  émoi,  et  arracha  à  l'empereur  de  plus  larges  concessions. 
L'armée,  par  la  bouche  des  révoltés,  demandait  la  tête  des  deux 
généraux  Turpillion  et  Vigilantius  et  celle  des  deux  chambellans 
Térentias  etx\rsace.  Un  personnage  puissant,  du  parti  des  nouveaux 
eunuques,  Jovius,  parut  alors  devant  les  soldats  comme  pour  apai- 
ser leur  colère  après  les  avoir  peut-être  excités  :  il  les  harangua, 
parlemanta  avec  eux  pour  sauver,  au  nom  de  la  discipline  militaire, 
la  vie  des  deux  généraux  ses  collègues,  et  obtint  comme  une  grâce 
qu'ils  ne  seraient  que  déportés;  mais  à  quelque  distance  de  la  côte 
les  malheureux  furent  massacrés  dans  le  navire  qui  les  emmenait 
ou  jetés  à  la  mer.  Quant  aux  eunuques,  dont  on  ne  daigna  pas  ver- 
ser le  sang,  l'un  fut  exilé  à  Milan,  l'autre  relégué  hors  des  domaines 
d'Occident,  sur  quelque  point  de  la  Romanie  orientale.  Cette  révo- 
lution eut  pour  effet  de  mettre  l'empereur,  pieds  et  poings  liés,  dans 
les  mains  du  grand-chambellan  Eiisébius,  et  l'empire  dans  celles  de 
Jovius,  qui  prit  les  rênes  du  gouvernement  avec  les  titres  de  préfet 
du  prétoire  et  de  patrice. 

Ce  fut  un  retour  complet  au  passé,  une  réaction  ardente  contre 
les  lois  d'Olympius  et  l'omnipotence  du  parti  religieux  exclusif. 
Tout  ce  qui  tenait  de  près  ou  de  loin  à  ce  parti  fut  éliminé  des 
charges  publiques.  Les  généraux  barbares,  dépouillés  du  ceinturon 
par  la  loi  du  14  novembre,  reparurent  à  la  cour  avec  les  insignes 
de  leur  ordre,  non  plus  en  vertu  d'une  simple  tolérance,  mais  en 
vertu  de  leur  droit.  Pour  récompense  de  sa  courageuse  honnêteté, 
Généride  reçut  un  commandement  qui  embrassait  la  Rhétie,  le 
Norique,  la  Dalmatie  et  la  Pannonie,  avec  la  surveillance  de  la  fron- 
tière italienne.  Les  chefs  de  la  garde  impériale  furent  changés  : 
Jovius  tranchait,  réglait  tout  dans  la  maison  du  prince,  comme  s'il 
eût  été  l'empereur  lui-même.  11  fit  la  même  chose  dans  la  sphère 
des  lois  civiles  et  religieuses.  Les  privilèges  énormes  conférés  aux 
évêques  catholiques  par  les  institutions  d'Olympius  furent  abolis 
l'un  après  l'autre;  la  juridiction  ecclésiastique  rentra  dans  ses  an- 
ciennes limites.  Défense  fut  faite  à  qui  que  ce  fût  de  violenter  la 
conscience  des  hérétiques  et  des  païens  pour  les  convertir  au  catho- 
licisme, et  les  communions  chrétiennes  dissidentes  recouvrèrent  la 
liberté  de  tenir  leurs  assemblées.  Attale,  encore  païen,  passa  de 
l'intendance  des  largesses  sacrées  à  la  préfecture  de  Rome,  poste 
beaucoup  plus  important  dans  les  circonstances  présentes.  Jovius 
reprenait  évidemment,  dans  les  affaires  intérieures,  la  politique  de 
Stilicon  :  régime  de  tolérance  religieuse,  équilibre  entre  les  parti», 


7Î  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

réorganisation  de  l'armée  par  le  rappel  des  chefs  barbares;  au  de- 
hors, ses  vues  étaient  plus  larges  encore  et  plus  hardies.  Malheu- 
reusement Jovius  n'était  pas  un  Stilicon ,  et  son  caractère  ne  se 
trouva  point  au  niveau  de  l'œuvre  qu'il  osait  entreprendre. 

Le  patrice  Jovius  nous  présente  dans  l'histoire  un  des  types  les 
plus  curieux  de  ce  temps  de  bien  et  de  mal,  où  l'avenir  du  monde 
se  préparait  au  milieu  des  misères  du  présent,  où  la  petitesse  des 
hommes  ravalait  les  plus  grandes  causes,  où  les  plus  saintes  enfin 
se  voyaient  démenties  et  souillées  par  l'indignité  des  moyens.  .On 
ne  connaît  ni  son  origine  ni  son  pays  :  ce  nom  fut  d'ailleurs  porté 
à  la  même  époque  par  plusieurs  personnages  éminens.  Celui-ci, 
selon  toute  vraisemblance,  était  Occidental,  et  ses  relations  parti- 
culières avec  Symmaque,  qui  se  réjouit  de  son  élévation,  font  sup- 
poser qu'il  appartenait  au  culte  païen.  Fin,  insinuant,  rompu  aux 
affaires,  capable  même  de  quelque  élan  patriotique  jusqu'au  point 
où  son  intérêt  personnel  l'arrêtait,  il  était  au  fond  inconsistant  et 
léger.  Son  vrai  terrain  était  la  ruse,  quoiqu'il  montrât  par  sou- 
bresaut de  la  résolution  et  de  l'audace.  Héros  dans  une  cour  byzan- 
tine, il  eût  paru  le  dernier  des  hommes  dans  un  temps  où  la  per- 
sistance des  idées  et  le  désintéressement  du  but  eussent  été  comptés 
pour  quelque  chose.  S'il  partageait  dans  son  for  intérieur  les  vues 
politiques  de  Stilicon,  dont  il  était  l'élève,  il  avait  su  le  cacher  si 
bien  lors  de  la  chute  du  régent  que  la  perspicacité  inquiète  d'Olym- 
pius  s'y  était  trompée,  et  il  lui  avait  fallu  pour  se  déclarer  au  grand 
jour  la  perspective  du  pouvoir  et  la  haine  vivace  d'un  eunuque.  Tel 
était  Jovius  vis-à-vis  de  ses  concitoyens;  quant  aux  Yisigoths,  il  les 
avait  rencontrés  en  Épire,  où  il  s'était  lié  avec  Alaric,  lorsque  le  chef 
barbare  y  commandait.  Sans  doute  leurs  mutuelles  confidences  n'a- 
vaient rien  laissé  de  côté,  car  le  Romain  y  avait  gagné  une  influence 
véritable  sur  l'esprit  d' Alaric,  et  Jovius  à  son  tour  comprenait  mieux 
que  la  plupart  des  hommes  d'état  de  son  pays  la  grandeur  un  peu 
sauvage  de  ce  futur  Romain  qui  faisait  la  guerre  pour  l'être.  Ces 
sentimens  se  réveillèrent  chez  le  nouveau  ministre  d'Honorius,  lors- 
qu'il se  vit  appelé  à  diriger  la  politique  de  l'empire  dans  ses  rapports 
avec  les  Goths  :  le  système  qu'il  préconisa  dans  les  conseils  d'Ho- 
norius comme  le  meilleur,  ou  plutôt  comme  le  seul  bon ,  fut  celui 
de  la  paix,  du  rapprochement  des  deux  peuples,  et  de  l'adoption 
d' Alaric  par  le  gouvernement  impérial.  Il  se  mit  à  soutenir  sa  pen- 
sée avec  tant  de  chaleur  de  langage,  et,  il  faut  le  dire  aussi,  tant 
de  vraie  conviction,  qu'il  se  flatta  d'y  avoir  conquis  le  jeune  prince. 
Alaric,  informé  de  tout,  croyait  toucher  au  but  de  son  ambition  :  il 
se  rêvait  déjà  ministre  romain,  généralissime  et  patrice. 

Pourtant,  de  son  côté,  il  ne  s'était  pas  endormi.  Après  l'issue  ri- 
dicule de  la  députation  du  sénat,  voyant  cette  assemblée  froissée 


TROIS    MINISTRES    DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  73 

dans  sa  dignité  plus  encore  que  dans  son  intérêt,  il  s'était  mis  e» 
rapport  direct  avec  elle  au  moyen  de  quelques  sénateurs  influons, 
et  les  deux  ennemis  de  la  veille  unissaient  maintenant  leurs  griefs 
et  leurs  blâmes  contre  le  gouvernement  d'Honorius.  Ces  relations 
du  sénat  avec  le  chef  des  Goths  en  dehors  de  la  cour  de  Ravenne, 
provoquées  et  soigneusement  entretenues  par  Alaric,  expliquent  une 
partie  des  faits  qui  ne  tardèrent  pas  à  se  produire.  Il  fut  convenu, 
d'accord  entre  eux  probablement,  que  le  sénat  tenterait  l'envoi 
d'une  seconde  ambassade  qui  porterait  à  l'empereur  des  proposi- 
tions plus  formelles  que  la  première  fois  et  une  sorte  d'ultimatum. 
Cette  ambassade  était  en  train  de  se  former,  lorsque  la  révolution 
de  palais  survenue  à  Ravenne  ouvrit  la  porte  à  toutes  les  espérances 
d'accommodement.  L'histoire  n'indique  pas  les  membres  laïques  qui 
la  composèrent;  mais  nous  savons  que  l'évêque  Innocent  en  fit  par- 
tie, soit  qu'il  s'y  adjoignît  volontairement,  soit  que  la  ville  de  Rome 
l'eût  elle-même  choisi,  dans  la  pensée  d'aplanir  les  difficultés  rela- 
tives aux  questions  religieuses.  Quand  l'ambassade  fut  sur  son  dé- 
part, Alaric  ne  se  borna  point  à  lui  envoyer  un  sauf-conduit;  il  offrit 
de  la  faire  escorter  jusqu'à  Ravenne,  le  pays  qu'elle  avait  à  parcou- 
rir étant  infesté  par  des  bandes  de  pillards  de  toutes  les  armées.  Le 
sénat  accepta  l'offre,  et  dans  ce  temps  d'étranges  spectacles  on  vit 
encore  celui-ci  :  des  députés  du  sénat  romain  allant,  sous  la  protec- 
tion des  Goths,  demander  à  l'empereur  que  la  ville  de  Rome  eut  le 
droit  de  se  sauver  des  mains  des  Goths  comme  bon  lui  semblait,  et 
que  la  foi  publique  ne  fût  point  violée.  Les  députés,  pendant  la 
route,  en  croisèrent  d'autres  qui  se  dirigeaient  de  Ravenne  au 
camp  d' Alaric  :  ils  venaient  de  la  part  de  Jovius  inviter  l'ancien 
ami  du  ministre  à  se  rendre  dans  la  ville  d'Ariminum,  où  s'ouvri- 
raient, s'il  y  consentait,  des  préliminaires  de  paix.  Jovius  devait 
s'y  trouver  aussi  pour  prendre  part  aux  négociations.  Alaric  ne  se 
fit  pas  prier  :  il  se  mit  aussitôt  en  marche  avec  une  division  de  son 
armée;  Jovius  le  rejoignit,  et  les  pourparlers  commencèrent. 

Ce  fut  une  lutte  de  finesse  et  de  ruse  entre  le  Rarbare  et  le  Ro- 
main, qui  voulaient  au  fond  la  même  chose.  Gomme  on  pouvait  s'y 
attendre,  Alaric  enfla  ses  prétentions  pour  obtenir  moins.  11  demanda 
une  forte  somme  d'argent  et  une  certaine  quantité  de  vivres,  comme 
prestation  annuelle  pour  lui  et  son  peuph,  et  la  liberté  d'habiter  la 
Yénétie,  les  deux  Noriques  et  la  Dalmatie.  A  ce  prix,  il  faisait  avec 
l'empire  une  paix  éternelle.  Jovius  écrivit  ces  conditions  sous  sa 
dictée  pour  les  envoyer  à  l'empereur;  mais  il  joignit  à  la  dépêche 
officielle  une  lettre  particulière  dans  laquelle  il  faisait  ressortir  tout 
ce  que  de  telles  exigences  avaient  de  dur  et  de  dangereux  pour 
l'Italie  :  il  conseillait  alors  de  créer  tout  simplement  Alaric  maître 
de  l'une  et  l'autre  milice.  «  Alaric  acceptera,  ajoutait  Jovius;  adouci 


74  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

par  une  faveur  qu'il  a  tant  souhaitée,  il  sera  accommodant  pour  le 
reste,  et  renoncera  à  des  propositions  inacceptables.  » 

Le  ministre  d'Honorius  croyait  avoir  si  bien  préparé  son  maître  à 
cette  concession,  la  plus  essentielle  de  toutes,  qu'il  ne  douta  pas  un 
moment  du  consentement  de  l'empereur,  dont  il  attendit  la  ré- 
ponse en  pleine  sécurité.  Il  se  trompait.  Les  répugnances  person- 
nelles, pendant  son  absence,  avaient  repris  le  dessus  sur  la  raison 
d*état:  llonorius  ne  voulait  plus  d'Alaric,  et  les  eunuques,  témoins 
de  ce  changement  d'humeur,  y  avaient  applaudi  avec  transport,  s' ex- 
tasiant sans  doute  sur  la  fermeté  et  la  dignité  du  fils  de  Théodose, 
t'expédient  de  Jovius  fut  donc  ignominieuseuient  rejeté,  sa  témérité 
fut  blâmée,  et,  dans  une  lettre  confidentielle  comme  avait  été  la 
sienne,  l'empereur  lui  répondit,  en  termes  très  durs,  «  que  c'était  à 
lui,  préfet  du  prétoire,  qui  était  au  fait  des  revenus  de  l'empire,  de 
régler  le  montant  de  la  pension  et  la  quantité  de  vivres  qu'on  pouvait 
assigner  au  roi  des  Goths,  mais  que  jamais  fonctions  ni  honneurs  ne 
seraient  accordés  à  ce  roi,  non  plus  qu'à  tout  autre  individu  de  sa 
nation.  «.Cette  dépèche,  où  le  grand -chambellan  Eusébius  avait 
vraisemblablement  déployé  son  plus  beau  style,  n'était  point  de  na- 
ture, on  le  comprend  bien,  à  être  connue  d'Alaric;  mais  le  messager 
qui  la  portait  l'ayant  remise  aux  mains  de  Jovius  en  présence  même 
du  roi  des  Goths,  Jovius,  par  une  étourderie  impardonnable  chez  un 
homme  si  fin,  ministre  dans  une  pareille  cour,  décacheta  hardiment 
la  lettre  et  la  lut  à  haute  voix.  Ce  fut  un  terrible  coup  de  théâtre. 
Jovius,  frappé  de  stupeur,  avait  peine  à  en  croire  ses  yeux;  quant  au 
roi  goth,  il  entra  dans  un  de  ces  accès  de  fureur  sauvages  auxquels 
il  était  sujet,  criant  «  que  cette  exclusion  des  charges  et  des  dignités 
était  un  outrage  pour  son  peuple  comme  pour  lui,  qu'il  manquerait 
à  son  devoir  s'il  n'en  tirait  vengeance  sur-le-champ,  »  et  sans  dés- 
emparer il  donna  des  ordres  pour  que  ses  troupes  se  missent  en  état 
de  marcher  sur  Rome.  Jovius,  effrayé  pour  lui-même,  prit  comme  il 
put  congé  de  ce  terrible  ami,  et  rentra  précipitamment  dans  Ravenne. 

Il  échappait  à  un  danger  pour  tomber  dans  un  autre,  peut-être 
pire  :  voilà  ce  qu'il  put  se  dire  pendant  la  route.  Qu'allait  devenir  en 
effet  le  malencontreux  conseiller  d'ung  chose  acceptable  à  son  avis, 
mais  qu'on  avait  déclarée  infâme,  dégradante,  attentatoire  à  l'hon- 
neur et  à  la  sûreté  du  prince?  Accueilli  à  la  cour  par  ses  plus  chauds 
partisans  comme  un  ennemi  et  un  traître,  Jovius  prit  aussitôt  son 
partL  11  reconnut  sans  discuter  qu'il  avait  failli,  que  le  prince  vait 
raison,  qu'Alaric  et  les  Goths  étaient  pour  l'empire  et  pour  lui  de 
mortels  ennemis,  et,  allant  plus  loin  que  tous  ceux  qui  l'avaient  at- 
taqué pendant  son  absence,  il  proposa  la  guerre  immédiate.  Bien 
plus,  il  fit  jurer  à  llonorius  de  ne  faire  jamais  de  paix  avec  Alaric, 
et,  s' approchant  du  trône  la  main  étendue ,  il  prononça  pour  lui- 


TROIS    MINISTRES    DE    L  EMPIRE    ROMAIN.  75 

même  un  pareil  serment  sur  la  tête  sacrée  du  prince.  Les  officiers 
présens  s'empressèrent  de  l'imiter,  puis  tous  les  commandans  des 
troupes  impériales,  et  l'armée  se  trouva  liée  par  un  serment  à  une 
guerre  perpétuelle  et  sans  quartier. 

Alaric  dès  lors  était  dégagé  de  tout  scrupule  vis-à-vis  du  gou- 
vernement impérial,  et  cependant  il  retarda  son  départ  comme  s'il 
hésitait.  Au  moment  de  franchir  le  dernier  pas,  une  terreur  secrète 
l'avait  saisi  :  «il  ne  voulait  point  prendre  Rome,  »  dit  un  historien 
du  temps.  Dans  sa  répugnance  à  rompre  ainsi  avec  une  si  longue  et 
si  chère  espérance,  car  saccager  Rome  c'était  renoncer  à  lui  appar- 
tenir jamais,  le  roi  des  Goths  essaya  d'un  remède  suprême.  11  en- 
voya en  députation  à  Honorius  les  évêques  des  villes  voisines  pour 
lui  porter  une  dernière  proposition.  Ils  devaient  le  supplier,  en  son 
nom,  ({  de  ne  point  permettre  qu'une  ville  qui  avait  commandé  mille 
ans  à  une  grande  partie  de  l'univers  fût  ruinée  par  des  armes  étran- 
gères, et  que  tant  d'admirables  édifices  fussent  réduits  en  cendres. 
—  La  paix  valait  mieux,  et  Alaric  se  résignait  aux  conditions  les  plus 
modérées.  Il  ne  demandait  plus  ni  dignités,  ni  puissance;  il  renon- 
çait aux  provinces  qu'il  avait  réclamées,  à  l'exception  pourtant  des 
deux  Noriques,  qui,  fréquemment  ravagés  par  les  Barbares,  ne 
rapportaient  presque  aucun  tribut  à  la  république.  Il  y  établirait 
son  peuple,  et  le  prince  ajouterait  à  cette  concession  une  prestation 
annuelle  de  vivres  en  telle  quantité  qu'il  jugerait  à  propos,  Alaric 
s'en  remettant  à  sa  prudence.  Le  roi  des  Goths  se  désistait  en  outre 
de  la  demande  qu'il  avait  faite  d'une  pension,  et  il  n'en  était  pas 
moins  disposé  à  conclure  avec  les  Romains  une  étroite  amitié,  une 
société  de  paix  et  de  guerre,  par  laquelle  il  s'obligerait  de  porter 
les  armes  contre  tous  les  ennemis  de  l'empire.  »  Tel  fut  le  message 
dont  les  évêques  se  chargèrent,  et,  chose  incroyable,  si  l'histoire  ne 
nous  en  donnait  les  termes  exprès,  le  plaidoyer  d' Alaric  défendait 
Rome  contre  l'empereur  d'Occident.  C'était  un  moyen  de  salut  inat- 
tendu que  sa  modération  offrait  au  gouvernement  romain;  mais  le 
gouvernement  romain  le  repoussa  comme  tout  le  reste.  Les  insensés 
qui  entouraient  Honorius  avaient  décidé  la  guerre,  ils  y  tinrent 
d'autant  plus  qu'ils  crurent  avoir  fait  peur  à  un  tel  ennemi.  «  Point 
de  paix!  s'écrièrent- ils  avec  arrogance.  Nous  avons  juré  de  ne  la 
faire  jamais.  Si  le  serment  avait  été  prêté  au  nom  de  Dieu,  on 
pourrait  espérer  qu'il  pardonnât  le  parjure;  mais  il  a  été  fait  sur  la 
tête  du  prince,  nul  ne  peut  avoir  la  pensée  de  le  violer!  »  Les  évê- 
ques se  retirèrent  confus,  et  rapportèrent  au  camp  des  Goths  ce  qui 
s'était  passé  :  Alaric  donna  à  ses  troupes  le  signal  du  départ. 

Amédée  Thierry. 

{La  dernière  partie  à  un  procJmin  n".) 


HORACE  VERNET 


SES  ŒUVRES  ET  SA  MANIERE 


S*il  est  un  artiste  de  l'école  française  dont  le  talent  ait  été,  de- 
puis les  débuts  jusqu'à  la  fin,  accueilli  avec  une  faveur  unanime 
et  récompensé  par  tous  les  genres  de  succès,  si  jamais  peintre  a 
vu  de  son  vivant  la  popularité  s'attacher  à  ses  œuvres  et  la  gloire 
à  son  nom,  cet  homme  privilégié,  cet  enfant  gâté  de  la  fortune  est 
assurément  M.  Horace  Vernet.  L'histoire  de  l'art  national,  même 
dans  le  siècle  où  nous  sommes,  a  conservé,  elle  conservera  sans 
doute  de  plus  grands  noms  :  elle  n'en  saurait  enregistrer  de  mieux 
famés  auprès  des  contemporains,  de  plus  chers  à  la  foule,  d'aussi 
universellement  applaudis.  Lebrun  et  David  lui-même,  malgré  leurs 
succès  exceptionnels  et  l'influence  qu'ils  exercèrent,  n'ont  pas  ob- 
tenu de  pareils  triomphes,  ni  compté  dans  tous  les  rangs,  dans 
toutes  les  classes,  autant  d'admirateurs  ou  d'amis.  Leur  réputation, 
si  brillante  qu'elle  fût,  ne  s'étendait  guère  au-delà  des  limites  de 
notre  pays;  celle  d'Horace  Vernet  a  franchi  les  mers  les  plus  vastes, 
envahi  jusqu'aux  plus  lointaines  contrées.  Il  fallait  le  burin  de  Gé- 
rard Audran  et  la  munificence  de  Louis  XIV  pour  que  les  Batailles 
d Alexandre  dépassassent  quelque  peu,  au  xvii^  siècle,  le  cercle  des 
curieux  ou  des  connaisseurs;  à  peine  les  estampes  gravées  par  Mo- 
rel  ou  par  Massard  d'après  les  meilleurs  tableaux  de  David  réus- 
sissaient-elles, en  dehors  de  la  France,  à  informer  un  petit  nombre 
d'intelligences  de  la  révolution  accomplie  dans  notre  école  :  tout  au 
contraire  les  moindres  compositions  du  peintre  de  la  Smala,  repro- 
duites tant  bien  que  mal  à  mesure  qu'elles  sortaient  de  l'atelier, 
allaient  répandre  partout  la  renommée  de  ce  talent  prodigue  de  lui- 
même  ou  plutôt  incessamment  rajeunir  une  gloire  que  les  chau- 


HORACE    VERNET.  77 

mières,  comme  les  palais,  avaient  depuis  longtemps  appris  à  con- 
naître. 

Des  souvenirs  qui  se  rattachent  aux  tableaux  de  M.  Ternet  passe- 
t-on  à  l'examen  des  faits  qui  ont  marqué  sa  vie;  comment  ne  pas 
admirer  cette  succession  d'événemens  si  obstinément  favorables,  ce 
don  d'échapper  pendant  cinquante  ans  à  tous  les  périls,  depuis  les 
combats  aux  barrières  de  Paris  en  1814  et  les  accidens  de  voyages 
jusqu'aux  disgrâces  officielles  qui  pouvaient  punir  une  saillie  impru- 
dente ou  une  espièglerie  un  peu  vive?  Gomment  ne  pas  s'étonner  que 
l'existence  d'un  seul  homme  ait  été  remplie  à  ce  point  d'œuvres  et 
d'aventures  si  disparates,  que  tant  de  fatigues  aient  pu  y  trouver 
place,  tant  de  contrastes  s'y  produire?  Un  volume  suffirait  à  peine  à 
contenir  l'énumération  des  villes  et  des  déserts  que  M.  Ternet  a  visi- 
tés, des  honneurs  rendus  sur  tous  les  points  du  globe  à  sa  personne, 
des  amitiés  illustres  qui  l'ont  accueillie.  Que  serait-ce  s'il  fallait 
grossir  le  récit  d'autres  particularités  biographiques  qu'il  ne  se  re- 
fusait guère  au  surplus  à  divulguer  lui-même,  et  mettre  en  regard 
des  innombrables  travaux  qu'il  a  menés  à  fin  toutes  les-  gaîtés  qu'il 
a  faites  ou  dites,  tous  les  bons  tours  qu'il  a  joués?  Ce  récit  compli- 
qué de  tant  d'épisodes  divers,  nous  ne  songeons  pas  à  le  tenter.  Le 
moment  d'ailleurs  nous  semblerait  mal  choisi  pour  une  telle  entre- 
prise. Ce  n'est  pas  devant  une  tombe  à  peine  fermée,  ce  n'est  pas 
au  lendemain  d'une  mort  pressentie  avec  courage  et  chrétiennement 
reçue  qu'il  conviendrait  de  chercher  à  provoquer  le  sourire  en  insis- 
tant sur  des  souvenirs  aussi  mondains.  Mieux  vaut  borner  notre 
tâche  à  essayer  d'indiquer  quelques-uns  des  caractères  de  ce  bril- 
lant talent  et  demander  à  ses  œuvres  mêmes  des  confidences  sans 
indiscrétion  et  des  témoignages  sans  détours. 

Lorsqu'on  parcourt  l'immense  suite  des  travaux  dus  au  pinceau 
ou  au  crayon  de  M.  Vernet,  il  est  impossible  de  ne  pas  être  ébloui,, 
au  premier  aspect,  de  l'éclatante  facilité,  de  l'adresse  d'esprit  et  de 
main,  de  toutes  les  qualités  qui  étincellent,  pour  ainsi  dire,  dans 
ces  travaux,  et  qui,  se  reflétant  d'un  bout  à  l'autre  de  la  série,  lui 
donnent  une  apparence  et  un  charme  presque  magiques.  L'habileté 
du  peintre  est  manifeste,  l'action  qu'il  exerce  sur  le  spectateur  très 
réelle,  l'admiration  qu'il  excite  vive  bien  certainement  :  d'où  vient 
pourtant  que  cette  action  si  sûre  soit  en  même  temps  si  peu  fé- 
conde, que  cette  admiration  légitime  semble  un  entraînement  qu'on 
subit,  une  dette,  si  l'on  veut,  qu'on  acquitte,  plutôt  qu'un  tribut  de 
la  confiance  réfléchie,  du  dévouement,  de  la  foi?  D'où  vient  que  le 
plus  populaire  des  artistes  contemporains  n'ait  réussi  à  faire  école 
ni  en  France,  ni  ailleurs,  tandis  que  des  peintres  moins  célèbres  à 
<îoup  sûr,  quelquefois  même  inférieurs  à  lui  parle  mérite,  ont  groupé 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autour  d*eux  des  élèves  convaincus  ou  suscité  à  distance  des  imita- 
teurs? M.  Vernet,  il  est  vrai,  n'a  jamais  prétendu  soumettre  à  une 
discipline  fort  exacte,  ni  même  à  une  discipline  quelconque,  les 
jeunes  artistes  qui  recherchaient  ses  conseils.  Il  a  pu  de  loin  en  loin 
ouvrir  son  atelier  à  quelques  élèves,  et,  comme  plusieurs  de  ses 
confrères  à  l'Institut,  remplir  pendant  de  longues  années  les  fonc- 
tions de  professeur  à  l'École  des  Beaux-Arts;  mais,  hormis  ses  pro- 
pres exemples,  c'est-à-dire  des  leçons  nécessairement  stériles  pour 
qui  n'avait  pas  reçu  en  partage  les  mêmes  dons  que  lui,  quels  en- 
seignemens  lui  appartenait-il  de  fournir?  quels  principes  était-il  en 
mesure  de  faire  prévaloir,  lui  qui  n'avait  en  réalité  d'autre  doctrine 
que  l'instinct  naturel,  d'autre  besoin  que  celui  de  produire  vite, 
d'autre  théorie  que  la  confiance  dans  sa  prodigieuse  mémoire  ?  Rien 
de  tout  cela  ne  pouvait  se  transmettre  à  autrui,  et  il  eût  été  très 
regrettable  qu'à  défaut  d'une  assimilation  impossible  on  essayât  de 
recourir  sur  ce  point  à  la  contrefaçon.  On  ne  s'en  est  guère  avisé 
heureusement,  —  car  il  ne  conviendrait  guère  de  mentionner  cer- 
taines entreprises  où  de  prétendus  imitateurs  du  peintre  arrivent 
seulement  à  prouver  leur  impuissance,  — mais  les  exemples  donnés 
par  M.  Vernet  n'en  avaient  pas  moins  ce  grave  inconvénient  d'in- 
spirer à  notre  époque  le  goût  des  succès  faciles,  de  l'habituer  au 
spectacle  de  l'improvisation  pittoresque,  et  de  diminuer  d'autant  ou 
de  compromettre  le  respect  dû  à  un  art  plus  sérieux ,  à  de  plus  sé- 
vères efforts. 

La  disproportion  entre  la  renommée  universelle  de  M.  Vernet  et 
l'influence  médiocre  ou  à  peu  près  nulle  qu'il  a  eue  sur  les  progrès 
de  Tart  moderne,  cette  inégalité  s'explique  donc  par  la  signification 
toute  personnelle  et  par  les  aspirations  assez  peu  ambitieuses  au 
fond,  par  les  coutumes  mesurées  de  son  talent.  N'est-ce  pas  là  ce 
qui  explique  aussi  la  persistance  des  succès  qu'il  a  obtenus,  la  vogue 
extraordinaire  dont  il  jouit  depuis  un  demi-siècle,  et  qui,  chez  nous, 
pourra  bien  lui  survivre  longtemps?  La  société  française,  en  matière 
d'art  et  de  littérature,  a  des  goûts  modérés  comme  son  génie,  tem- 
pérés comme  le  climat  du  pays  qu'elle  habite.  Même  dans  le  bien^ 
les  audaces  l'effraient,  les  innovations  à  force  ouverte  la  trouvent  ou 
railleuse  ou  facilement  rebelle.  Elle  s'accommode  mieux  des  choses 
ingénieuses  et  pratiques  que  des  fières  spéculations,  du  bon  sens 
qui  parle  clair  que  de  la  passion  qui  parle  haut  :  elle  accepte  les 
conseils  de  meilleure  grâce  que  les  ordres,  et  ne  se  soumet  sincère- 
ment qu'à  l'éloquence  qui  ne  prétend  pas  la  subjuguer.  Les  talens 
entiers,  violens,  pourront  recruter  des  admirateurs  parmi  nous,  s'em- 
parer de  quelques  intelligences,  susciter  d'énergiques  convictions; 
ils  pourront  môme,  à  force  d'obstination  ou  de  courage,  triompher 


HORACE   VERNET.  79 

en  apparence  de  nos  répugnances  premières  et  s'installer  par  droit 
de  conquête  à  un  rang  où  les  épigrammes  n'oseront  plus  les  pour- 
suivre, ni  les  hommages  leur  faire  défaut.  Nos  sympathies  au  fond 
resteront  acquises  à  des  talens  moins  impérieux,  à  ceux  qui,  s' ex- 
primant à  peu  près  dans  notre  langue,  nous  auront  d'autant  mieux 
associés  à  leurs  propres  secrets  et  plus  aisément  séduits. 

Or  où  trouver  un  peintre  qui  ait  eu  au  même  degré  que  M.  Ver- 
net  ce  don  d'intéresser  familièrement,  d'amuser  les  regards  dû  pu- 
blic? Chacun  de  ses  tableaux  semble  moins  une  œuvre  d'art  pré- 
méditée qu'un  entretien  fortuit,  une  causerie  où  les  hasards  de 
l'improvisation  amènent  à  chaque  instant  soiis  le  pinceau  du  narra- 
teur un  trait  spirituel,  où  les  souvenirs  du  fait  sont  reproduits  et 
commentés  séance  tenante  avec  tout  le  laisser-aller  de  la  verve, 
avec  la  volonté  pourtant  et  la  science  de  ne  pas  se  répandre  en  dis- 
cours superflus.  Rien  qui  sente  la  thèse,  ni,  à  plus  forte  raison,  le 
sermon;  rien  non  plus  qui  ne  suffise  pour  nous  mettre  au  courant 
des  choses  et  pour  nous  enseigner  nettement  ou  nous  rappeler  ce 
dont  nous  devons  être  informés.  La  netteté,  la  clarté  dans  l'expres- 
sion de  la  pensée  et  dans  les  formes  du  récit,  telle  est  en  effet  la 
qualité  principale  de  la  manière  ou  plutôt  de  l'organisation  même 
de  M.  Yernet.  C'est  par  là,  par  cette  aptitude  si  éminemment  fran- 
çaise, par  cette  prédilection  innée  pour  le  vraisemblable,  qu'il  se 
rattache  à  la  famille  des  maîtres  qui  l'ont  précédé  dans  notre  pays  : 
pour  le  surplus,  il  ne  procède  que  de  lui-même  ou  de  ses  aïeux  di- 
rects, Antoine,  Joseph  et  Carie  Yernet.  Encore,  s'il  a  hérité  de  ceux- 
ci  le  discernement  rapide  et  la  dextérité,  quel  surcroît  de  ressources 
n'a-t-il  pas  ajouté  sur  ce  point  à  son  patrimoine!  Reste  à  savoir  s'il 
ne  lui  est  pas  arrivé  de  dépenser  le  tout  d'une  main  distraite  ou  un 
peu  prodigue,  et  si,  à  force  de  compter  sur  son  heureuse  fortune, 
il  n'a  pas  mis  trop  souvent  en  oubli  des  moyens  de  succès  plus  hauts 
et  plus  difficiles,  des  secours  plus  studieusement  préparés. 

Nous  disions  tout  à  l'heure  que,  pour  entrer  de  plain-pied  et 
pour  demeurer  jusqu'au  bout  en  possession  de  la  faveur  publique, 
M.  Yernet  n'avait  eu  en  quelque  sorte  à  se  donner  que  la  peine  de 
naître,  de  laisser  faire  sa  nature  prédestinée,  d'assister  enfin  à  l'éclo- 
sion  ou  au  développement  de  son  génie,  comme  un  arbre  voit  d'an- 
née en  année  ses  fleurs  s'épanouir  d'elles-mêmes,  ses  fruits  se  nouer 
et  mûrir.  Yoilà  certes  un  merveilleux  privilège,  et  nous  ne  savons 
rien  de  plus  propre  à  nous  dénoncer  la  main  de  Dieu  que  ces  mys- 
térieuses injustices  en  vertu  desquelles  certains  élus  reçoivent  en 
abondance,  dès  le  berceau,  des  biens  qui  jusqu'au  dernier  jour  se- 
ront refusés  à  autrui;  mais  Dieu  ne  veut-il  pas  aussi  que  les  hommes 
qu'il  dote  si  largement  achèvent  et  perfectionnent  autant  qu'il  dé- 


80  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pend  d'eux  son  ouvrage,  et  que,  sacrés  pour  le  bienfait,  ils  ne  se 
contentent  pas  de  jouir  paisiblement  de  leurs  richesses?  Le  tort  de 
M.  Vernet,  —  nous  ne  parlons,  bien  entendu,  que  des  procédés  ex- 
térieurs de  son  talent,  —  est  d'avoir  fait  de  ce  talent  si  rare  un  em- 
ploi un  peu  égoïste,  de  s'être  voluptueusement  complu  dans  l'exploi- 
tation pure  et  simple  du  domaine  qui  lui  était  échu  tout  d'abord. 
On  l'a  loué,  et  nous  le  louerons  volontiers  à  notre  tour,  d'avoir 
laissé  passer,  sans  vouloir  s'enrôler  sous  aucune  bannière,  les  que- 
relles et  les  partis  qui  ont  divisé  notre  école  à  partir  des  dernières 
années  de  la  restauration  ;  on  lui  a  su  gré  de  son  attitude  impertur- 
bable tant  qu'a  duré  la  guerre  entre  les  classiques  et  les  romanti- 
ques, comme  on  disait  alors,  et  de  son  habileté  singulière  à  se  mé- 
nager entre  les  deux  camps  une  position  à  l'abri  des  attaques, 
quoique  fort  en  lumière  et  en  vue.  Rien  de  mieux.  Était-ce  une  rai- 
son toutefois  pour  demeurer  en  apparence  aussi  indifférent  à  l'issue 
de  la  lutte?  Fallait-il,  tout  en  gardant  son  indépendance,  tout  en 
ivccomplissant  sa  tâche,  ne  se  préoccuper  pour  cela  de  rien  autre, 
ni  de  personne?  Fallait-il,  même  dans  l'intérêt  de  sa  propre  cause, 
se  contenter  de  renouveler  au  jour  le  jour  les  preuves  déjà  faites, 
et  ne  pas  tendre  à  élever  au  niveau  des  questions  qui  s'agitaient  ses 
inspirations  personnelles  et  ses  visées? 

Qu'on  ne  se  méprenne  pas  d'ailleurs  sur  le  sens  des  regrets  que 
nous  exprimons.  Le  droit  qu'avait  M.  Vernet  de  s'en  tenir  à  des 
thèmes  et  à  une  manière  de  son  choix  n'est  pas  plus  en  question  ici 
^ue  l'originalité  de  son  talent  n'est  contestable.  Il  a  voulu,  il  a  su  se 
faire  le  peintre  de  la  bataille  moderne,  telle  que  nos  yeux  l'ont  vue 
ou  que  notre  esprit  la  devine;  il  a  réussi  le  premier  à  retracer  les 
faits  d'armes  contemporains  avec  une  vraisemblance  et  une  exacti- 
tude complètes.  Cela  est  très  méritoire  sans  nul  doute,  et  nous  n'a- 
vons garde  de  méconnaître  les  services  rendus  par  le  peintre  de  la 
Bataille  de  Montmirail,  du  Siège  d'Anvers,  des  campagnes  d'Afri- 
que, et  de  tant  d'autres  actions  glorieuses  qui  revivent  sur  la  toile, 
ou  plutôt  qui  s'y  réfléchissent  comme  dans  un  miroir.  Ce  que  nous 
prétendons  dire  seulement,  c'est  que  ces  portraits,  si  fidèles  à  la 
surface,  n'ont  pas  toujours  au  fond  une  majesté  digne  des  modèles, 
digne  de  l'art  lui-même  dans  l'accepition  la  plus  noble  du  mot.  A 
force  de  se  défier  de  l'exagération  épique,  M.  Vernet  perd  parfois  jus- 
qu'à l'instinct  de  la  grandeur,  jusqu'au  sentiment  secret  de  la  poésie; 
ù  force  de  ne  voubir  écrire  qu'en  prose,  il  lui  arrive  de  substituer 
au  langage  de  l'histoire  les  formules  et  le  style  du  procès-verbal. 
Aborde-t-il  des  sujets  de  pure  invention,  les  côtés  un  peu  humbles 
de  son  imagination  et  de  sa  manière  apparaissent  plus  visiblement 
encore.  Sa  fantaisie  ne  s'exerce  qu'en  plaine,  son  Pégase  n'a  point 


HORACE    VERNET.  81 

d'ailes,  et  ne  visite  guère  les  hautes  cimes  :  c'est  plutôt  un  de  ces 
animaux  élégans  et  agiles  que  l'artiste  a  si  souvent  et  si  vivement 
représentés,  un  cheval  dé  main  bien  dressé,  dont  la  vigueur  est 
toute  dans  les  jarrets,  l'audace  dans  la  coquetterie  des  allures,  et 
qui  ne  sait  que  parcourir  avec  une  grâce  et  une  aisance  surprenantes 
un  espace  familier  d'ailleurs  à  nos  regards. 

Ces  réserves  une  fois  faites,  il  n'y  a  qu'une  très  stricte  justice  à 
reconnaître  aux  œuvres  de  M.  Vernet  une  valeur  d'autant  plus  rare 
que  les  conditions  pittoresques  imposées  ordinairement  par  les  su- 
jets sont  ici  moins  favorables,  et  les  élémens  d'elTet  moins  variés.  Le 
moyen  de  trouver  pour  le  coloris  des  ressources  suffisantes  dans  la 
monotonie  nécessaire  des  équipemens  militaires  et  des  uniformes? 
Comment,  d'une  autre  part,  diversifier  beaucoup  l'ordonnance  des 
lignes  et  les  intentions  partielles  là  où  il  s'agit  de  nous  montrer  une 
fols  de  plus,  soit  des  hommes  se  ruant  les  uns  sur  les  autres  et 
échangeant  de  près  des  coups  de  sabre  ou  des  coups  de  fusil,  soit 
des  corps  de  troupes  échelonnés  sur  un  champ  de  bataille  comme 
des  pions  sur  un  échiquier,  et  servant  réciproquement  de  point  de 
mire  à  des  volées  de  mitraille  et  de  boulets?  Le  difficile  en  pareil 
cas  sera  d'exprimer  la  mêlée  sans  tomber  dans  le  désordre  banal  et 
dans  les  redites,  ou  de  conserver  à  l'action  son  caractère  général 
sans  en  délayer  si  bien  l'image  que  le  tableau  ne  soit  plus  qu'un 
plan  stratégique.  Avant  le  siècle  où  nous  sommes,  les  peintres  fran- 
çais ne  prenaient  guère  à  tâche  d'éviter  de  pareils  écueils.  Pour 
eux,  la  plus  terrible  bataille  n'était  qu'une  affaire  d'avant-garde, 
une  escarmouche  où  quelques  co]nbattans  se  rencontraient,  suivant 
des  procédés  de  composition  parfaitement  prévus,  derrière  deux  ou 
trois  cadavres  étendus  au  bord  du  cadre,  et  en  avant  d'un  nuage  de 
fumée  destiné  à  faire  ressortir  la  silhouette  du  groupe,,  — ou  bien,  à 
l'exemple  de,Van  der  Meulen,  ils  rejetaient  dans  le  fond  du  tableau 
les  deux  armées  aux  prises,  sauf  à  les  noyer  l'une  et  l'autre  dans 
les  brumes  de  l'atmosphère  ou  dans  l'étendue  du  paysage,  pour  ne 
mettre  en  évidence,  au  premier  plan,  que  le  héros  de  l'affaire  paisi- 
blement tourné  vers  le  spectateur  et  lui  indiquant  d'une  main  com- 
plaisante la  victoire  que  ses  gens  sont  en  train  de  remporter. 

Survint  Gros,  et  avec  lui  une  véritable  révolution  dans  la  pein- 
ture des  scènes  de  guerre,  telle  qu'on  la  pratiquait  en  France  depuis 
le  Bourguignon  et  Jean-Baptiste  Martin  :  nous  ne  parlons  pas  de 
Lebrun,  puisque  ses  Batailles  (f  Alexandre  et  même  ses  Conquêtes 
du  roi^  dans  la  grande  galerie  de  Versailles,  appartiennent,  malgré 
les  souvenirs  historiques  qu'elles  consacrent,  à  la  classe  des  œuvres 
toutes  d'imagination.  Sous  le  noble  pinceau  du  peintre  de  la  Ba- 
taille d'Aboukir,  l'allusion  allégorique  fit  place  à  la  définition  choi- 

TOME  XLIV.  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aie,  mais  vraisemblable;  la  description  dilTiise  se  condensa  en  un 
résumé  des  faits  essentiels,  comme  le  récit  purement  anecdotique 
acquit  les4)roportions  et  la  dignité  de  l'épopée.  Plus  de  conventions 
ni  de  mensonges  d'aucune  sorte  ;  plus  de  modifications  systémati- 
ques à  la  réalité,  aux  caractères  particuliers  de  la  scène,  à  la  phy- 
sionomie des  lieux,  des  costumes.  Le  portrait,  si  solennelles  qu'en 
fussent  les  formes,  était  devenu  avant  tout  un  portrait  ressemblant. 
11  faut  dire  toutefois  que  dans  la  Bataille  d'Aboukir,  dans  le  Champ 
de  bataille  d'Eylau^  dans  les  autres  tableaux  du  même  genre  peints 
par  Gros  avec  tant  de  puissance  et  d'éclat,  ce  portrait  semble  dédié 
à  la  gloire  d'un  homme  plus  encore  qu'à  la  mémoire  des  hauts  faits 
accomplis  par  tous.  L'action  d'ensemble  retracée  sur  la  toile  ne  sert 
qu'à  encadrer,  à  environner  comme  une  auréole  la  figure  d'Achille 
ou  de  César,  à  en  faire  resplendir  d'autant  mieux  la  sérénité  hé- 
roïque et  la  grandeur  morale.  Dans  les  tableaux  d'Horace  Vernet,  il 
y  eut  tout  d'abord  l'expression  de  l'héroïsme  indivis,  une  image 
collective  des  efforts  intrépides  et  des  succès.  Achille  cessa  de  per- 
sonnifier absolument  la  vaillance.  César  devint  légion,  ou  du  moins 
tout  en  surveillant,  tout  en  décidant  la  victoire,  il  ne  s'installa  plus 
si  fort  en  vue,  que  l'espace  manquât  à  ses  lieutenans  pour  le  secon- 
der, ni  à  ses  soldats  pour  agir.  Ajoutons  qu'ici  la  véracité  de  l'his- 
torien ne  faisait  nul  obstacle  à  la  verve  du  peintre,  et  qu'au  point 
de  vue  de  l'exécution  proprement  dite  le  progrès  était  évident,  non 
pas  sur  l'ample  manière  de  Gros,  —  un  pareil  maître  demeure,  cela 
va  sans  dire,  hors  de  cause,  —  mais  sur  la  manière  plutôt  maigre 
que  délicate  des  Gasaiwva,  des  Swebach  et  de  Carie  Vernet  lui- 
même. 

Les  premiers  ouvrages  produits  par  Horace  Vernet  ont  à  cet 
égard  un  mérite  qui  ne  laissera  pas  de  s'amoindrir  à  mesure  que 
l'artiste  agrandira  le  champ  de  ses  travaux  et  qu'il  se  préoccupera 
davantage  des  moyens  d'étonner  le  regard.  Qu'on  se  rappelle,  par 
exemple,  ce  charmant  tableau,  la  Défense  de  la  barrière  de  Clichy, 
où  tout  est  si  finement  et  si  vivement  touché ,  où  la  pratique  se 
montre  si  élégante  sans  ostentation,  si  libre  sans  incorrection  ni  né- 
gligence. Ailleurs  la  légèreté  de  ce  pinceau  pourra  bien  dégénérer 
parfois  en  agilité  indiscrète,  cette  extrême  dextérité  ne  sera  plus 
que  l'art  d'esquiver  les  difficultés  qui  se  présentent  ou  d'en  esca- 
moter la  solution  :  ici  rien  que  de  précis,  de  facile  avec  mesure,  de 
formulé  avec  une  adresse  de  bon  aloi.  Sans  doute  les  figures  grou- 
pées autour  du  maréchal  Moncey  ou  sur  les  premiers  plans  du  ta- 
bleau se  meuvent  dans  une  atmosphère  un  peu  terne,  sans  doute  un 
coloriste,  même  pour  reproduire  fidèlement  la  réalité,  eût  trouvé 
sur  sa  palette  des  nuances  moins  absorbées ,  une  gamme  de  tons 


HORACE    VERNET.  8^ 

plus  lumineux  ou  plus  riches  ;  en  revanche,  parmi  les  dessinateurs 
expressément  spirituels,  on  n'en  citerait  guère  qui  eussent  mieux 
aperçu  et  indiqué  la  physionomie  de  chaque  personnage,  le  côté 
probable  de  chaque  mouvement,  le  rôle  exact  de  chaque  détail. 

Cette  clairvoyance  en  matière  de  proportions  et  d'harmonie  li- 
néaire qu'atteste  la  Barrière  de  Clicliy  est  au  reste  un  des  mérites 
distinctifs  d'Horace  Vernet,  une  des  qualités  le  plus  ordinairement 
sensibles  dans  ses  œuvres.  11  n'appartient  pas  à  la  famille  des  dessi- 
nateurs souverains,  parce  qu'il  ne  sait  donner  à  l'expression  de  la 
forme  ni  l'accent  d'une  fierté  magistrale,  ni  cette  délicatesse  intime 
résultant  d'un  sentiment  exquis;  il  est  de  ceux  toutefois  qui  se  mé- 
prennent le  moins  sur  les  apparences  générales  des  choses  et  qui  en 
apprécient  avec  le  plus  de  certitude  la  juste  structure  et  les  rap- 
ports. Jamais  une  figure  peinte  ou  crayonnée  par  lui  ne  pèche  ou- 
vertement contre  la  vraisemblance  anatomique,  contre  les  lois  de 
«  l'ensemble,  »  pour  nous  servir  d'un  mot  emprunté  à  la  langue 
des  ateliers;  jamais  l'image  d'un  mouvement,  si  violent  qu'il  soit, 
n'aboutit  à  la  confusion  des  lignes,  à  la  représentation  de  formes 
incorrectes  ou  impossibles.  Dira-t-on  qu'il  n'y  a  là  qu'un  mérite 
négatif,  que  les  plus  savans  dessinateurs  commettent,  volontaire- 
ment ou  non,  des  erreurs  aussi  éclatantes  que  les  beautés  qu'ils 
nous  révèlent,  qu'en  un  mot,  les  grands  esprits  ayant  le  privilège 
des  grandes  fautes,  la  marque  d'un  esprit  médiocre  est  au  contraire 
cette  infaillibilité  même  dans  l'imitation  littérale?  Soit  :  c'est  quel- 
que chose  pourtant,  c'est  beaucoup  que  de  réussir  à  interpréter 
d'un  bout  à  l'autre  un  texte  sans  contre-sens,  sans  injure  à  la  raison 
ni  à  la  grammaire,  et,  traduction  pour  traduction,  mieux  vaut  après 
tout  cette  fidélité,  même  un  peu  sèche,  que  l'abus  des  périphrases, 
des  ornemens  d'emprunt  et  des  grands  mots. 

Bien  que  la  Défense  de  la  harrure  de  Clichy  ait  été  peinte  à  une 
époque  assez  éloignée  de  nous  (1820)  pour  qu'on  puisse  ranger  ce 
tableau  parmi  ceux  qui  résument,  dans  la  carrière  de  l'artiste,  la 
période  des  débuts  et  des  succès  de  jeunesse,  il  n'est  cependant  ni 
l'un  des  plus  anciens  par  la  date,  ni  le  premier  gage  sérieux  de  ta- 
lent donné  par  le  fils  de  Carie  Vernet.  Nous  ne  parlons  pas  de  cer-  > 
tains  essais  antérieurs  même  à  un  apprentissage  régulier.  Entouré 
dès  l'enfance  d'exemples  d'autant  plus  attrayans  qu'on  ne  songeait 
pas  encore  à  lui  faire  un  devoir  de  les  suivre,  Horace,  auprès  de 
son  père  et  de  son  aïeul  maternel,  Jean-Michel  Moreau  (1),  s'était 

(1)  Outre  Joseph  Vernet,  Carie  et  Moreau,  célèbres  tous  trois  à  divers  titres,  Horace 
Vernet  comptait  parmi  ses  proches  parens  plusieurs  artistes  dont  les  noms  ne  sont  pas 
tom!)és  dans  l'oubli  :  l'architecte  Ghalgrin  entre  autres,  à  qui  l'on  doit  le  projet  pri- 
mitif de  l'arc  de  triomphe  de  l'Étoile,  l'église  de  Saint-Philippe-du-Roule  et  le  grand 


84  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mis  à  dessiner  et  à  peindre  à  l'âge  où  d'ordinaire  on  apprend  à  lire. 
Avant  quinze  ans,  il  avait  acquis  déjà  une  expérience  du  métier, 
sinon  de  l'art,  assez  sûre  pour  que  les  marchands  et  les  libraires  ne 
dédaignassent  pas  de  s'adresser  à  lui  et  de  lui  commander,  soit 
quelque  tableau  dont  ils  fixaient  le  prix  à  vingt  francs,  il  est  vrai, 
soit  des  vignettes  destinées  au  Journal  des  Modes  ou  à  des  billets 
d'invitation.  Tout  cela  pouvait  n'être  pas  encore  très  significatif; 
mais  lorsqu'après  quelques  années  passées  sous  la  discipline  du 
peintre  d'histoire  Vincent,  l'enfant,  devenu  jeune  homme,- se  fut 
produit  sur  un  plus  vaste  théâtre  et  devant  des  juges  moins  favora- 
blement prévenus,  il  fallut  bien  reconnaître  que  cette  vocation  était 
réelle,  ce  commencement  d'habileté  assez  voisin  déjà  du  talent. 

Cinq  tableaux  qu'Horace  Vernet,  alors  âgé  de  vingt-trois  ans, 
avait  exposés  au  salon  de  1812  annonçaient  en  effet  quelque  chose 
de  plus  qu'une  simple  imitation  de  la  manière  de  Carie.  Malgré 
l'analogie  des  sujets  avec  les  sujets  que  traitait  ordinairement  celui- 
ci,  —  il  s'agissait,  outre  la  Prise  du  camp  retranché  de  G'atz  en 
Silésie,  du  Portrait  d'un  jeune  militaire ,  d'un  Intérieur  d'écime 
cosaque^  d'un  Intérieur  d* écurie  polonaise  et  de  je  ne  sais  quelle 
écurie  encore,  le  tout  en  regard  d'une  Charge  de  cavalerie^  de  Che- 
vaux dans  un  haras,  et  d'autres  scènes  du  même  genre  peintes  par 
Carie,  —  malgré  même  une  certaine  inconsistance  dans  le  modelé 
et  dans  le  ton,  empruntée  à  de  fâcheuses  traditions  de  famille,  ces 
tableaux  révélaient  assez  d'originalité  et  de  verve  sincère  pour  qu'on 
n'hésitât  pas  à  saluer  dans  le  nouveau-venu  une  des  espérances  de 
l'école.  Au  salon  suivant  (18l/i),  autre  Jeune  militaire,  garde 
d'honneur  cette  fois,  autre  Ecurie  polonaise',  rien  par  conséquent 
qui  démente  les  tentatives  précédentes  ni  la  bonne  opinion  qu'elles 
avaient  fait  naître,  rien  non  plus  qui  permette  de  constater,  de  pres- 
sentir même  un  progrès  parfaitement  concluant.  Ce  n'est  que  lors- 
que trois  ans  se  seront  écoulés,  et  plus  décidément  encore  après  le 
salon  de  1819,  que  le  talent  d'Horace  Vernet  aura  pleinement  achevé 
de  donner  sa  mesure  et  que  le  nom  du  peintre  de  la  Mort  de  Po- 
niatowski,  du  Massacre  des  mamelucks,  du  Grenadier  français  sur 
le  champ  de  bataille,  du  Cheml  du  trompette,  de  vingt  autres  toiles 
consacrées  par  le  succès,  aura  conquis,  pour  ne  plus  la  perdre,  une 
immense  popularité  :  succès  d'autant  plus  ardent,  popularité  d'au- 
tant plus  sûre  que  la  réputation  d'un  homme  et  l'honneur  de  notre 
école  n'y  étaient  pas  seuls  intéressés.  En  applaudissant  à  l'habileté 

escalier  du  palais  du  Luxembourg,  —  le  sculpteur  Boizot,  auteur  de  plusieurs  bustes 
assez  cstiinci  et  de  cette  Vicloire  en  bronze  doré  qii  surmonte  la  fontaine  de  la  place 
du  Ghàteet,  —  et  le  peintre  Callet,  dont  quelques  tableaux,  représentant  des  scènes 
mythologiques,  snnt  conservés  dans  les  galeries  du  Louvre. 


HORACE    VERNET.  85 

de  l'artiste,  on  se  vengeait  du  silence  imposé  ailleurs  à  l'expression 
de  l'orgueil  national,  aux  souvenirs  même  que  chacun  gardait  des 
gloires  récentes  et  des  malheurs  de  la  patrie. 

Dans  cette  tentative  pour  donner  une  satisfaction  publique  à  des 
sentimens  condamnés  alors,  ou  tout  au  moins  désavoués  par  le  prou- 
voir,  un  procédé  importé  depuis  peu  en  France  venait  merveilleuse- 
ment en  aide  au  pinceau.  Un  des  premiers,  Horace  Vernet  avait  su 
deviner  et  mettre  à  profit  les  ressources  qu'offrait  ce  procédé  si  com- 
mode. Sous  sa  main  deux  fois  adroite,  la  lithographie  était  devenue 
vite  un  mode  de  reproduction  pittoresque  équivalant  presque  à 
l'eau-forte,  et  en  même  temps  un  moyen  de  propagande  politique 
aussi  puissant,  aussi  fécond  dans  les  résultats  qu'un  refrain  de  Bé- 
ranger  ou  qu'un  pamphlet  de  Paul-Louis  Courier.  Qu'on  se  figure 
l'effet  produit  dans  nos  provinces,  peuplées  de  tant  d'anciens  sol- 
dats, par  l'éloquente  image  de  ces  drapeaux,  de  ces  uniformes 
maintenant  proscrits,  naguère  si  fièrement  portés!  Quels  mouve- 
mens  d'impatience  contre  le  présent,  de  partialité  pour  le  passé,  ne 
devaient  pas  susciter  ou  entretenir  ces  petites  pièces  satiriques  sur 
les  voltigeurs  de  Coblentz,  ces  complaintes  sur  les  grognards  de 
Waterloo,  que  le  crayon  d'Borace  Vernet  dédiait,  comme  celui  de 
Gharlet,  aux  souvenirs  ou  aux  rancunes  patriotiques  de  la  foule!  A. 
Paris,  l'intérêt  qui  s'attachait  aux  croquis  héroï-comiques  publiés 
par  Horace  Vernet  était  certes  aussi  vif  et  aussi  général.  Dans  les 
salons  comme  dans  les  ateliers,  comme  dans  les  mansardes,  on  dé- 
vorait ces  allusions  à  des  événemens  et  à  des  héros  dont  le  dessi- 
nateur avait  dû  taire  les  vrais  noms,  mais  qu'on  ne  reconnaissait 
pour  cela  ni  moins  sûrement,  ni  moins  vite.  On  se  passait  de  main 
en  main  ces  lithographies,  on  encadrait  pieusement  ces  estampes 
d'après  quelques  tableaux  qui  n'avaient  pas  figuré  au  Salon,  et  qui 
représentaient  Napoléon  à  l'île  d'Elbe  ou  à  Sainte-Hélène,  ou  pres- 
que aussi  habituellement  un  Soldat  laboureur^  type  un  peu  mélo- 
dramatique dans  les  formes,  mais  bien  approprié  d'ailleurs  aux  ar- 
rière-pensées de  l'époque  et  qui,  reproduit  nombre  de  fois  par  le 
pinceau,  par  le  crayon,  par  le  burin,  transporté  ensuite  dans  le 
roman  et  sur  le  théâtre,  n'arriva  jamais  à  lasser  la  sympathie  pu- 
blique, ni  à  rencontrer  nulle  part  des  spectateurs  indifférons. 

Vers  les  premières  années  de  la  restauration,  Horace  Vernet,  dans 
l'opinion  du  plus  grand  nombre,  n'avait  donc  pas  uniquement  l'im- 
portance et  l'autorité  d'un  très  habile  artiste  :  on  honorait  encore 
en  lui,  et  peut-être  au  fond  de  préférence  au  peintre,  le  défenseur 
de  la  cause  nationale,  l'avocat  du  malheur,  le  vengeur  de  nos  gloires 
oubliées  ou  méconnues.  Sans  prétendi-e  contester  ni  diminuer  en 
rien  les  mérites  et  la  générosité  du  rôle  qu'il  prit  à  cette  époque, 


86  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

n  est-il  pas  juste  du  moins  de  faire  remarquer  que  ce  rôle,  si  fave- 
rable  à  la  popularité  d'un  grand  talent,  n'en  compromit  nullement 
le  crédit  auprès  des  représentans  olïiciels  du  nouveau  régime? 
Non -seulement  l'administration  des  Beaux-Arts  s'était  empressée 
d'acquérir  les  toiles  qui  pouvaient  raisonnablement  trouver  place 
dans  les  palais  royaux,  —  la  Bataille  de  Toloza  entre  autres  et  le 
Massacre  des  Mamelucks,  —  mais  un  prince  du  sang,  le  duc  d'Or- 
léans, se  déclarait  ouvertement  le  protecteur  du  jeune  maître,  et 
composait  presque  exclusivement  sa  galerie  d' œuvres  dont  il  avait 
lui-même  prescrit  et  suivi  jour  par  jour  l'exécution.  Un  peu  plus 
tard,  le  roi  Charles  X  allait  au-devant  de  ce  talent,  sans  prétendre 
pour  cela  le  détourner  de  sa  route  accoutumée,  ni  le  confisquer 
une  fois  pour  toutes  à  son  profit.  11  lui  demandait,  entre  deux  en- 
treprises consacrées  à  de  tout  autres  modèles  et  à  des  souvenirs 
bien  dilFérens,  son  propre  portrait  équestre,  —  un  des  meilleurs 
ouvrages  du  peintre  en  ce  genre,  —  et  cette  Bataille  de  Fontenoy 
qu'on  doit  citer  comme  l'essai  le  plus  heureux  qu'Horace  Vernet  ait 
tenté  en  dehors  des  scènes  contemporaines  et  des  sujets  à  figures 
de  petites  proportions.  Enfin,  lorsque  le  moment  fut  venu  de  donner 
un  successeur  à  Guérin  dans  les  fonctions  de  directeur  de  l'acadé- 
mie de  France  à  Rome,  le  roi  choisit,  parmi  les  noms  qui  lui  étaient 
présentés,  celui  d'Horace  Vernet. 

On  le  voit,  rien  en  tout  ceci  qui  ne  soit,  de  part  et  d'autre,  fort 
étranger  aux  façons  d'agir  d'un  persécuteur  ou  à  l'attitude  d'une 
victime,  et,  s'il  faut  reconnaître  les  droits  qu'avait  Horace  Vernet 
aux  encouragemens  de  tous  les  genres,  il  convient  aussi  de  se  rap- 
peler que,  pas  plus  alors  que  depuis,  ces  encouragemens  ne  lui 
furent  marchandés  par  personne.  Disons  plus  :  la  faveur  dont  son 
talent  a  été  l'objet  a  pu  entraîner  parfois  d'assez  fâcheuses  consé- 
quences. En  accueillant  avec  trop  d'empressement  ce  talent  en  gé- 
néral un  peu  futile,  on  courait  le  risque  d'encourager  aussi  et  de 
propager  dans  l'art  l'esprit  d'aventure  ou  d'industrie,  de  même  qu'en 
essayant  de  s'opposer  à  la  publicité  de  certaines  œuvres,  on  n'arrivait 
par  là  qu'à  les  rendre  plus  attrayantes  encore  en  appelant  sur  elles 
un  surcroît  d'intérêt  et  de  curiosité.  Aujourd'hui  heureusement,  à  la 
distance  où  nous  sommes  des  faits,  l'équité  nous  est  facile;  il  y  a 
quarante  ans,  au  milieu  des  intérêts  et  des  passions  en  lutte,  on  pou- 
vait, on  devait  même  juger  les  choses  avec  moins  d'impartialité  et 
de  clairvoyance.  On  pouvait  par  exemple  attribuer  à  une  petite  tra- 
casserie administrative  la  grave  signification  et  la  portée  d'un  coup 
(l'état,  s'insurger  de  la  meilleure  foi  du  monde  contre  une  tyrannie 
absente  ou  simplement  malîftlroite,  opposer  enfin  un  excès  de  zèle 
pour  les  libertés  de  l'art  et  de  la  pensée  à  des  mesures  prescrites, 


HORACE   VERNET.  87 

à  tort  ou  à  raison ,  en  vue  du  bon  ordre  et  de  la  pacification  des 
esprits.  Aussi  quoi  de  plus  naturel  en  1822  que  le  parti ,  pris  par 
Horace  Vernet,  d'en  appeler  à  l'opinion  de  la  décision  du  jury  qui 
avait  cru  devoir  interdire  à  deux  de  ses  œuvres  l'accès  du  Salon? 
Quoi  de  plus  légitime,  de  plus  nécessaire  même  aux  yeux  de  tout 
le  monde  que  l'exposition  publique  ouverte,  au  lendemain  de  cet 
échec,  dans  l'atelier  du  peintre,  et  que  le  bruyant  succès  qui  s'en- 
suivit? 

Les  tableaux  en  question  n'avaient  pas  été,  cela  va  sans  dire, 
exclus  comme  inférieurs  en  mérite  à  l'ensemble  des  tableaux  admis; 
mais  le  choix  des  sujets  représentés,  —  l'un  était  la  Bataille  de  Jem- 
mapesj  l'autre  cette  Défense  de  la  barrière  de  Clichy  que  nous  men- 
tionnions tout  à  l'heure,  —  avait  paru  à  la  conscience  un  peu  timo- 
rée des  juges  une  menace  pour  la  tranquillité  publique  ou  tout  au 
moins  un  choix  intempestif.  Bref,  si  l'on  acceptait  de  grand  cœur  les 
autres  toiles  envoyées  par  l'artiste,  on  refusait  l'hospitalité  du  Louvre 
à  ces  deux  termes  extrêmes  de  l'histoire  militaire  de  la  révolution 
et  de  l'empire,  à  cette  double  image  du  premier  élan  de  notre  gloire 
et  de  l'agonie  de  notre  fortune.  De  là  un  refus  non  moins  formel, 
fait  par  Horace  Vernet,  de  subir  l'arrêt  qui  le  condamnait  en  partie, 
et  la  résolution,  aussitôt  exécutée  que  prise,  d'exposer  sous  son 
toit  non-seulement  les  ouvrages  qu'il  avait  soumis  au  jury,  mais 
encore  des  tableaux  propres  à  rendre  la  protestation  plus  énergique 
et  plus  complète;  de  là  aussi  une  émotion  bien  autrement  vive  que 
celle  qui  se  serait  produite  au  Salon,  un  empressement  universel  à 
venir  admirer  ces  toiles  proscrites,  dont  deux  membres  de  l'Aca- 
démie française  avaient  publié  la  description,  —  avec  plus  de  lyrisme 
politique  d'ailleurs  que  de  sagacité  critique  et  avec  une  obstination 
singulière  à  découvrir  ici  «  la  fougue  et  le  coloris  de  Rubens,  »  là 
une  ((  imitation  éloignée,  il  est  vrai,  de  Giotto  (1).  »  A  quoi  bon  in- 
sister, au  surplus,  sur  ces  enthousiasmes  de  l'esprit  de  parti  ou  sur 
ces  méprises  de  l'esprit  littéraire?  Quelles  qualités  pittoresques  re- 
commandent les  tableaux  peints  par  Horace  Vernet  à  cette  époque? 
Dans  quelle  mesure  ces  œuvres  honorent-elles  l'intelligence  qui  les 
a  conçues  et  la  main  qui  les  a  faites?  Qu'ont-elles  ajouté  à  la  gloire 
de  notre  école?  Telles  sont  les  questions  qu'il  convient  surtout  d'exa- 
miner. 

De  toutes  les  scènes  de  guerre  qu'Horace  Vernet  a  retracées  sur 
la  toile  pendant  un  demi-siècle,  celles  qui  résument  le  mieux,  à 
notre  avis,  les  aptitudes  naturelles  et  les  caractères  de  son  talent 

(1)   Salon  d'Horace  Vernet.  Analyse  historique  et  pittoresque  des  quarante -cinq 
tableaux  exposés  chez  lui  en  i822,  par  MM.  Jouy  et  Jay,  p.  2  et  8G. 


88  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sont,  —  outre  la  Bataille  de  Jemmapcs  et  la  Barrière  de  CUchy, 
qui  figuraient  l'une  et  l'autre  à  l'exposition  particulière  de  1822,  — 
les  batailles  de  Valmy,  de  llanau  et  de  Montmirailj  c'est-à-dire  des 
tableaux  antérieurs  à  la  plupart  des  toiles  signées  de  son  nom  qui 
ornent  aujourd'hui  le  musée  de  Versailles.  Certes  la  seconde  ma- 
nière du  peintre,  —  si  tant  est  qu'on  puisse  qualifier  ainsi  des  mo- 
difications résultant  beaucoup  moins  d'un  parti-pris  de  transforma- 
tion que  des  conditions  nouvelles  imposées  par  les  sujets  et  par  les 
vastes  dimensions  des  cadres,  —  certes  cette  habileté  plus  confiante 
en  soi,  plus  surprenante,  si  l'on  veut,  que  par  le  passé,  ne  fait  à 
bien  des  égards  que  continuer  les  habitudes  premières  de  ce  talant 
et  en  multiplier  les  témoignages.  Au  point  de  vue  de  l'exécution 
brillante,  de  la  facilité,  de  l'entrain,  il  y  a  même  ici  plutôt  progrès 
que  déchéance;  mais  aussi  quelque  chose  de  plus  arbitraire  dans  les 
intentions,  de  plus  artificiel  dans  le  style,  vient  compliquer  ce  pro- 
grès et  en  compromettre  l'autorité.  Les  élémens  de  chaque  compo- 
sition acceptés  presque  sans  contrôle,  rapprochés  chemin  faisant  et 
au  hasard  de  l'heure  présente,  l'ensemble  de  la  scène  et  des  lignes 
morcelé  en  une  multitude  de  groupes  épisodiques,  les  combinaisons 
de  l'art  enfin  remplacées  par  les  procédés  de  la  chambre  claire,  les 
formes  d'expression  propres  à  un  tableau  par  l'éloquence  diffuse 
d'un  panorama,  —  voilà  ce  qu'on  rencontre  souvent  dans  les  œuvres 
relativement  récentes  d'Horace  Vernet.  Celles  au  contraire  qui  ap- 
partiennent à  la  première  moitié  de  sa  carrière  se  distinguent  par 
une  recherche,  sinon  très  profonde,  au  moins  suffisamment  atten- 
tive, des  moyens  de  coordonner  les  intentions  partielles,  de  les 
faire  tourner  au  profit  de  l'aspect  général ,  d'en  composer  un  tout. 

La  Bataille  de  Jeinmapes^  entre  autres,  et  la  Bataille  de  Valmy 
ont  ce  genre  de  mérite.  Tout  aussi  empreintes  de  véracité,  quant  à 
la  reproduction  des  détails  caractéristiques,  que  les  œuvres  qui  vont 
suivre,  elles  l'emportent  sur  celles-ci  par  l.i  disposition  pittoresque 
et  peut-être  faut-il  ajouter  par  la  certitude  de  l'exécution.  Je  m'ex- 
plique :  jamais  sans  doute  le  pinceau  d'Horace  Vernet  n'a  manqué 
de  décision  ni  de  savoir-faire.  A  l'époque  en  particulier  où  il  cou- 
rait si  lestement  sur  les  toiles  destinées  aux  galeries  de  Versailles, 
il  était  arrivé  à  donner  a  chaque  touche  une  apparence  si  nette  que 
l'œilHu  spectateur  devait,  au  premier  aspect,  voir  en  action  la  main 
du  peintre  et,  pour  ainsi  dire,  la  prendre  sur  le  fait;  mais  cette 
touche  propre ,  délibérée ,  sûre  comme  un  paraphe ,  cette  manière 
sans  repentir  et  sans  rature  s'accusent  avec  une  complaisance  qui 
fait  tort  à  l'expression  intime,  à  la  vraisemblance  môme  des  objets 
qu  elles  prétendent  définir.  On  se  préoccupe  trop  des  moyens  em- 
ployés pour  s'intéresser  beaucoup  au  reste;  on  devine  trop  bien 


HORACE    VERNET.  89 

comment  l'artiste  s'y  est  pris  pour  être  dupe  de  l'illusion  qu'il  a 
voulu  produire,  ou  plutôt  on  lui  accorde  ce  qu'il  semble  avoir  eu 
seulement  à  cœur  d'obtenir,  une  confiance  superficielle  comme  son 
habileté  même,  une  attention  rapide  comme  le  travail  de  sa  pensée. 

Au  temps  où  il  peignait  les  batailles  de  Jemmapes^  de  Valmy^  de 
Hanau  et  de  Moiilmlrail,  Horace  Vernet  avait  probablement  des 
ambitions  plus  hautes,  une  opinion  plus  sérieuse  de  l'art  et  de  sa 
fonction.  En  tout  cas,  l'impression  qu'on  éprouve  en  face  de  ces 
quatre  toiles  ne  s'arrête  pas  aux  surfaces  de  l'esprit,  l'estime  qu'in- 
spire ici  l'habileté  de  la  pratique  n'est  pas  seulement  une  réponse 
à  des  provocations  adroites,  à  une  sorte  de  calligraphie  pittoresque; 
c'est  la  récompense  légitime  et  réfléchie  d'un  talent  qui,  tout  en 
gardant  ses  coudées  franches,  ne  s'étale  pas  pour  le  plaisir  de  s'im- 
poser et  de  faire  montre  de  lui-même.  Dans  la  Bataille  de  Morit- 
mirail  surtout,  l'aisance  avec  laquelle  les  détails  multiples  sont 
indiqués  n'usurpe  ni  ne  contrarie  l'attention  due  à  l'effet  général, 
à  la  signification  dramatique  de  l'ensemble.  Le  moment  choisi  est 
celui  où  les  chasseurs  de  la  vieille  garde,  sous  les  ordres  du  maré- 
chal Lefebvre,  se  précipitent  sur  l'ennemi  et  décident  par  cet  effort 
suprême  le  gain  de  la  journée.  L'horizon  que  les  ombres  du  cré- 
puscule ont  déjà  envahi,  les  restes  d'une  lueur  blafarde  qu'un  triste 
soleil  d'hiver,  à  demi  caché  derrière  les  nuages,  répand  sur  la  cam- 
pagne et  sur  les  derniers  bataillons  qui  la  couvrent,  tout,  — jus- 
qu'à cette  croix  que  les  balles  des  deux  armées  ont  ébranlée  sur  sa 
base,  jusqu'à  cet  arbre  effeuillé  dont  les  branches  semblent  s'agiter 
douloureusement  sous  les  sifflemens  du  vent  et  de  la  mitraille,  — 
tout  a  une  solennité  mélancolique,  une  expression  de  grandeur 
sinistre  conforme  au  caractère  historique  de  la  scène.  C'est  l'image 
d'une  victoire  encore,  mais  d'une  victoire  sans  fête,  d'une  gloire 
sans  ivresse,  d'un  triomphe  sans  lendemain.  La  joie  est  absents  de 
tous  ces  cœurs  héroïques  qu'habitent  seulement  les  souvenirs  de 
la  patrie  outragée,  comme  la  lumière  radieuse  manque  au  théâtre 
de  la  lutte,  comme  le  soleil  d'Austerlitz  est  absent  du  ciel  de  Mont- 
mirail. 

Si  jamais  Horace  Yernet  s'est  élevé,  dans  la  représentation  d'une 
action  militaire,  jusqu'au  style  poétique  par  la  justesse  même  de 
son  coup  d'œil,  par  la  sincérité  des  émotions  qu'il  traduit,  si,  contre 
les  coutumes  de  son  imagination  plutôt  active  qu'étendue,  il  a 
réussi  à  embrasser  et  à  rendre  les  conditions  morales  en  même  temps 
que  les  dehors  d'un  sujet,  nul  doute  que  la  Bataille  de  Montniirail 
ne  marque  dans  la  vie  du  peintre  ce  moment  privilégié,  cette  heure 
d'inspiration  exceptionnelle.  Aussi  le  tableau  dont  nous  parlons  nous 
semble-t-il  promis  à  une  célébrité  durable.  On  pourra  y  constater 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

certaines  imperfections  matérielles,  reprocher  quelque  insuffisance, 
non  pas  à  l'harmonie  générale  des  tons,  mais  au  coloris  de  telles 
parties,  regretter  que,  suivant  un  terme  du  métier,  «  la  pâte  » 
soit  aussi  mince,  la  touche  inconsistante  parfois  jusqu'à  la  fluidité  : 
il  est  impossible  en  revanche  qu'on  méconnaisse  les  mérites  qui 
compensent,  et  au-delà,  ces  défauts.  Le  genre  auquel  appartient  la 
Bataille  de  Monlmirail  une  fois  admis  et  toute  proportion  gardée 
entre  des  œuvres  et  des  qualités  bien  inégales,  c'est  à  côté  des 
toiles  qui  honorent  le  plus  l'art  moderne  qu'il  faut  placer  l'œuvre 
d'Horace  Vernet,  œuvre  véritablement  nouvelle,  puisqu'elle  n'a 
de  précédons  ni  dans  notre  école,  ni  ailleurs,  qu'elle  procède  d'un 
bout  à  l'autre  d'un  sentiment  aussi  original  que  le  mode  d'exécution 
adopté,  qu'enfin  elle  révèle  chez  l'artiste  qui  l'a  peinte  des  facultés 
spéciales  dont  il  ne  fera  plus  tard  ni  un  plus  heureux  usage,  ni  un 
aussi  juste  emploi  (1). 

Quelle  que  soit  d'ailleurs,  à  ne  considérer  que  relativement  les 
résultats,  la  distance  qui  sépare  la  Bataille  de  Montmirail,  et  en 
général  les  batailles  peintes  par  Horace  Vernet  vers  cette  époque, 
des  tableaux  qu'il  a  exécutés  après  1830,  il  ne  s'ensuit  pas,  tant 
s'en  faut,  que  ceux-ci  n'aient  qu'une  importance  médiocre  dans  la 
vie  de  l'artiste  et  dans  l'histoire  de  notre  école  contemporaine.  De- 
puis les  épisodes  du  Siège  d'Anvers  jusqu'à  la  Prise  de  Borne  ou, 
plus  récemment  encore,  jusqu'à  la  Bataille  de  l'Ahna  et  la  Messe 
en  Kabylie,  trop  de  compositions  présentes  à  toutes  les  mémoires 
feraient  justice  d'une  pareille  assertion;  trop  de  preuves  se  sont 
succédé  pour  qu'il  soit  permis  à  personne  de  mettre  en  oubli  ou  en 
doute  cette  habileté  de  plus  en  plus  manifeste,  cette  inépuisable 
fécondité.  Ce  que  nous  voulons  dire  seulement,  c'est  que,  dans  les 
travaux  d'Hoiace  Vernet,  appartenant  aux  vingt  ou  trente  dernières 
années,  la  pratique,  à  force  d'affirmer  sa  promptitude  et  sa  har- 
diesse, ne  laisse  pas  d'étourdir  le  regard,  qu'il  importait  de  per- 
suader. A  force  de  s'escrimer  à  tout  propos,  de  ferrailler  avec  les 
difficultés  de  la  tâche,  le  pinceau  arrive  à  produire  une  sorte  de  cli- 
quetis pittoresque  où  les  lignes  se  démentent,  se  heurtent,  s'inter- 

(1)  La  Bataille  de  Monlmirail  ornait  encore  la  galerie  du  Palais-Royal  au  moment  de 
la  révolution  de  février  1848.  On  sait  qu'au  lendemain  de  cette  révolution,  une  horde 
de  malfaiteurs  envahit  les  appartemens  du  palais,  et  qu'elle  lacéra,  dcHruisit  ou  vola 
tous  les  tableaux  qui  s'y  trouvaient.  Comme  le  Gustave  Wasa  d'Hersent,  comme  les 
deux  chefs-d'œuvre  de  Robert,  la  Femme  napolitaine  pleurant  sur  les  ruines  de  sa 
maison  et  V enterrement ,  comme  tant  d'autres  toiles  diversement  regrettables,  le 
tableau  d'Horace  Vernet  disparut  dans  cette  heure  honteuse.  Retrouvé  un  peu  plus  tard 
et  mis  on  vente  au  mois  d'avril  1851,  il  appartient  aujourd'hui  à  M.  le  marquis  d'Hert- 
ford,  qui  l'a  fait  restaurer  sous  la  direction  d'Horace  Vernet,  ainsi  que  les  trois  autres 
batailles,  dont  il  est  aussi  le  possesseur,  —  Jemmapes,  Valmy  et  Hanau. 


HORACE    VERNET.  91 

rompent,  où  le  colons  naturel  s'anéantit  sous  la  violence  des  reflets, 
comme  le  sens  primitif  de  la  scène  s'amoindrit  ou  se  perd  au  mi- 
lieu des  commentaires  et  des  explications  accessoires.  Certes  l'agi- 
tation est  de  mise  dans  des  sujets  de  cet  ordre,  oui,  cela  est  évident  : 
il  n'y  a  de  salut  pour  un  peintre  de  batailles  que  dans  la  verve  de 
l'exécution  et  dans  la  multiplicité  des  épisodes;  mais  encore  faut-il 
que  cette  verve  ne  dégénère  pas  en  pur  esprit  d'aventure,  que  ces 
épisodes,  si  curieux,  si  intéressans  qu'ils  soient,  laissent  aux  faits 
principaux  leur  relief  et  à  l'aspect  du  tableau  son  unité.  Un  des  torts 
d'Horace  Vernet  est  d'avoir  méconnu  souvent  cette  loi  essentielle, 
de  s'être  contenté  de  juxtaposer  des  figures  et  des  objets  inanimés, 
des  formes  et  des  tons,  là  où  il  avait  le  devoir  de  grouper  ces  divers 
élémens,  et  de  les  combiner  entre  eux  pour  en  déduire  un  effet  gé- 
néral. Nous  ne  parlons  pas  de  la  Smala  d'Abd-el-Kader,  œuvre 
tout  exceptionnelle  par  les  dimensions,  immense  frise  dont  un  seul 
coup  d'oeil  ne  saurait  embrasser  l'ensemble,  et  qu'il  a  été  nécessaire 
par  conséquent  de  diviser  en  une  série  de  compositions  correspon- 
dant chacune  à  un  point  de  vue  particulier.  Il  y  avait  là  en  réalité 
un  tour  de  force  à  accomplir  plus  encore  qu'un  tableau  à  faire,  et 
cette  étrange  tâche  une  fois  donnée,  personne,  il  faut  le  reconnaître, 
ne  s'en  fût  acquitté  avec  autant  d'aisance,  d'adresse  et  de  bonne 
grâce;  mais  dans  d'autres  cas  où  les  règles  ordinaires  de  l'art  pou- 
vaient et  devaient  être  mieux  observées,  lorsqu'il  s'agissait  par 
exemple  de  représenter  sur  un  champ  moins  démesurément  vaste 
la  Bataille  d'Isly^  pourquoi  recourir  à  peu  près  au  même  mode  de 
composition?  Pourquoi  cette  ordonnance  morcelée,,  ces  groupes 
éparpillés,  ces  mille  détails  qui  se  disputent  les  regards  et  décon- 
certent l'attention?  Pouvons-nous  ne  pas  ajouter  que  le  modelé  des 
corps,  quels  qu'ils  soient,  est  trop  uniforme,  le  coloris  trop  inva- 
riablement cru  ou  lustré,  et  qu'il  résulte  de  cette  monotonie  cha- 
toyante, pour  ainsi  dire,  je  ne  sais  quelles  aigres  consonnances 
aussi  étrangères  à  la  vigueur  des  inspirations  que  contraires  à  l'har- 
monie ? 

Telles  sont  les  imperfections  qui  déparent  en  général  les  ouvrages 
d'Horace  Yernet,  et  plus  particulièrement  ceux  qu'il  a  produits  dans 
la  seconde  moitié  de  sa  vie  :  imperfections  très  notables  assurément, 
mais  à  l'égard  desquelles  il  faut  craindre  d'exagérer  la  justice.  De- 
puis quelques  années,  les  artistes  et  la  critique  ne  se  sont  peut-être 
pas  assez  tenus  en  garde  contre  cet  excès.  On  a  jugé  sévèrement  les 
défauts,  sauf  à  n'examiner  qu'avec  une  extrême  réserve,  à  dédai- 
gner même  des  qualités  tout  aussi  considérables.  Aux  bruyans  suc- 
cès faits  au  peintre  par  le  gros  du  public,  les  hommes  du  métier 
ont  opposé  parfois  des  protestations  non  moins  énergiques,  plus 


92  RE7UE    DES   DEUX   MONDES. 

faciles  d'ailleurs  à  résumer  en  paroles  qu'à  convertir  en  exemples 
pratiques,  en  actes  parfaitement  concluans.  N'en  va-t-il  pas  en  effet 
des  scènes  militaires  peintes  par  Horace  Vernet  au  grand  scandale 
de  certains  puristes  comme  des  Ubrctli  que  la  plume  de  Scribe  a 
livrés  pendant  tant  d'années  aux  applaudissemens  de  la  foule  et  aux 
arrêts  rigoureux  des  lettrés?  Rien  de  plus  aisé  ni  de  plus  légitime 
que  de  reconnaître  et  de  signaler  les  côtés  défectueux  de  pareils 
travaux;  rien  de  plus  rare  toutefois,  même  parmi  les  plus  habiles, 
que  l'art  de  se  plier  ainsi  aux  conditions  du  genre,  et  d'arriver,  le 
cas  échéant,  à  faire  mieux  ou  seulement  aussi  bien.  Les  tableaux  de, 
bataille  que  nous  ont  donnés,  sous  le  dernier  règne,  des  peintres 
d'histoire  ou  de  portrait  démontrent  assez  la  supériorité  du  talent 
d'Horace  Yernet  dans  ce  genre  spécial.  Quant  aux  meilleurs  témoi- 
gnages fournis  à  cette  époque  ou  depuis  par  les  peintres  de  batailles 
de  profession,  quelle  valeur  secondaire  n'ont-ils  pas,  de  quelles  hé- 
sitations, de  quelle  froideur  ne  semblent-ils  pas  porter  l'empreinte, 
lorsqu'on  se  rappelle  les  preuves,  tout  autrement  significatives,  qui 
s'étalent  sur  les  murs  de  la  salle  de  Constanlùie,  dans  le  palais 
de  Versailles!  Seul,  Horace  Vernet  pouvait,  en  représentant  V At- 
taque de  la  citadelle  d'Anvers,  trouver  le  secret  de  nous  intéresser 
à  une  scène  presque  sans  action ,  à  une  sorte  de  conseil  de  guerre 
tenu  entre  les  chefs  de  l'armée  dans  l'intérieur  d'une  tranchée, 
tandis  que  les  bombes  lancées  contre  la  place  font  mystérieusement 
leur  office,  et  que  les  événemens  qui  amèneront  la  capitulation  s'ac- 
complissent loin  de  nos  regards.  Lui  seul  aussi,  en  traitant  un  sujet 
tout  contraire,  —  les  Colonnes  d'assaut  gravissant  la  hrè'he  de  Con- 
stantine,  —  était  en  mesure  d'exprimer  à  souhait  la  tumultueuse 
énergie  de  ce  rude  effort,  ce  pêle-mêle  de  combattans  et  de  débris, 
cette  montagne  vivante  s'élevant  sur  une  montagne  de  murs  écrou- 
lés et  de  terrains  glissans,  cette  vague  humaine  heurtant  de  toute 
son  impétuosité,  de  toute  sa  furie,  et  les  obstacles  qu'elle  a  déjà 
renversés,  et  ceux  qui  protègent  encore  la  proie  qu'elle  va  conqué- 
rir. Jamais  l'héroïque  confusion  d'un  assaut  n'a  été  rendue  avec 
plus  de  vraisemblance,  jamais  la  turbulence  d'une  foule  en  armes 
décidée  à  vaincre  et  déjà  au  moment  de  saisir  la  victoire  n'a  été 
plus  vivement,  plus  franchement  reproduite.  Qu'on  ne  trouve  pas  là 
un  tableau,  c'est-à-dire  un  ensemble  de  lignes  et  de  couleurs  se 
pondérant  les  unes  les  autres,  une  image  auguste  de  l'idéal,  une 
composition  régulière  ayant  son  centre  principal  et  sa  circonférence, 
son  foyer  de  lumière  et  ses  rayonnemens,  son  origine  et  ses  consé- 
quences choisies,  — je  le  veux  bien.  A  coup  sûr,  on  ne  refusera  pas 
d'y  reconnaître  un  portrait  saisissant  de  la  réalité  et  le  bulletin  mi- 
litaire le  plus  véridique  qu'il  appartienne  au  pinceau  de  tracer. 


HORACE    VERNET.  93 

Le  tableau  que  nous  venons  de  rappeler  et  quelques  autres,  au 
premier  rang  desquels  il  faut  citer  V Attaque  de  la  porte  de  Constan- 
tine  par  le  Ueuleivint-eolonel  de  Lamoricière^  suffiraient  pour  at- 
tester l'insigne  habileté  d'Horace  Yernet  à  figurer  le  mouvement, 
l'élan  collectif,  l'intrépidité  en  action.  Une  toile  au  moins  aussi  re- 
marquable, —  VOuverlure  de  la  brèche  de  Co?istanline,  —  montre 
avec  quelle  sagacité  il  savait  deviner  et  traduire  les  mâles  émotions 
qui  précèdent  la  lutte,  avec  quelle  rare  justesse  dans  le  choix  des 
attitudes,  dans  l'expression  des  physionomies  il  donnait  à  l'immobi- 
lité môme  les  caractères  de  la  vie.  Ici  encore  l'intérêt  dramatique 
résulte  tout  entier  de  l'uniformité  des  élémens;  seulement,  au  lieu 
d'une  masse  d'hommes  courant  simultanément  au-devant  du  péril 
ou  de  la  mort,  on  ne  voit  guère  que  des  soldats  au  repos,  attendant 
le  moment  d'aller  les  affronter  l'une  et  l'autre.  Déjà  une  partie  de 
la  première  colonne  s'ébranle  et  va  escalader  le  monticule  qui  s'é- 
lève au  pied  de  la  brèche  ;  mais  le  reste  des  troupes  n'a  pas  reçu 
encore  le  signal  de  l'assaut.  Au  second  plan,  le  commandant  en 
chef,  le  général  Valée,  assis  sur  l'atTût  d'un  canon,  donne  aux  offi- 
ciers qui  l'entourent  les  dernières  instructions,  tandis  que  le  duc  de 
Nemours,  commandant  du  siège,  indique  de  la  main  aux  troupes  les 
remparts  de  la  ville  et  l'âpre  chemin  qui  y  conduit.  Sur  le  devant 
du  tableau  et  perpendiculairement  à  la  ligne  d'horizon,  plusieurs 
compagnies  d'infanterie  semblent  se  recueillir  dans  un  calme  plein 
de  glorieuses  promesses  pour  nos  armes,  de  menaces  terribles  pour 
l'ennemi.  A  voir  ces  braves  gens  qui  acceptent  le  poids  de  l'attente 
d'un  cœur  si  ferme,  d'un  front  si  virilement  serein,  qn  sent  qu'ils 
ne  seront  pas  plus  troublés  tout  à  l'heure.  La  minute  qui  les  sé- 
pare du  combat,  de  la  mort  peut-être,  n'amènera  ou  ne  fera  que  con- 
tinuer, sous  de  nouvelles  formes,  le  même  dévouement  au  devoir.  Et 
quelle  vérité  dans  les  types,  quelle  spirituelle  exactitude  dans  l'imi- 
tation de  la  tournure  et  du  costume  militaires,  quelle  fine  intelli- 
gence des  habitudes  particulières  aux  soldats  de  chaque  arme  ou  de 
chaque  campagne!  En  cela  comme  en  toute  chose,  Horace  Vernet 
n'emprunte  rien,  ne  doit  rien  qu'à  lui-même  et  à  ses  propres  sou- 
venirs. Il  a  vu  de  ses  yeux ,  compris  sans  le  secours  de  personne, 
formulé  sans  l'intermédiaire  d'aucune  tradition  ces  différences  ca- 
ractéristiques. Après  avoir  peint,  suivant  leurs  apparences  variées 
et  dans  le  sens  exprès  de  leurs  allures,  les  volontaires  de  1792  et 
les  grenadiers  de  la  garde  impériale,  les  gardes  nationaux  de  Paris 
en  1814  et  les  artilleurs  du  siège  d'Anvers,  il  a  dégagé  avec  la  même 
certitude  la  physionomie  de  notre  nouvelle  armée;  il  s'est  assimilé 
aussi  facilement,  aussi  complètement  le  soldat  d'Afrique  ou  de  Cri- 
mée, depuis  les  plis  de  la  guêtre  jusqu'à  la  manière  de  porter  le 
havre-sac  et  le  képi,  depuis  les  détails  matériels  et  la  lettre  de  la 


94  REVUE    DES    DEUX   3I0NDES. 

tenue  d'ordonnance  jusqu'aux  modifications  résultant  de  la  pratique 
de  la  guerre,  du  climat  ou  de  la  coutume.  Ce  n'est  donc  pas  simple- 
ment par  la  représentation  des  faits,  mais  encore  par  une  fidèle 
image  des  mœurs,  que  l'histoire  de  notre  temps  vit  et  se  perpétuera 
dans  les  tableaux  d'Horace  Vernet.  La  seule  énumération  des  sujets 
qu'il  a  traités  oiTrirait  un  sommaire  exact  de  nos  annales  militaires 
depuis  la  fin  du  dernier  siècle  :  la  souplesse  avec  laquelle  son  talent 
s'est  approprié  aux  caractères  successifs,  aux  phases  diverses  de 
cette  glorieuse  histoire,  achève  d'accréditer  les  enseignemens  qu'il 
nous  lègue  et  d'en  assurer  l'autorité  pour  l'avenir. 

En  essayant  de  caractériser  ici  la  manière  et  les  œuvres  d'Horace 
Vernet,  nous  nous  sommes  attaché  de  préférence  à  un  certain  ordre 
de  travaux.  Nous  reprochera-t-on  pour  cela  d'avoir  méconnu  d'au- 
tres titres,  d'avoir  volontairement  amoindri,  en  la  réduisant  au  rôle 
d'un  peintre  de  batailles,  l'importance  d'un  artiste  qui,  depuis  les 
sujets  de  genre,  de  chasse,  de  paysage  et  de  marine  jusqu'aux  plus 
graves  données  de  l'histoire,  a  tout  envisagé,  tout  abordé,  tout 
ti'aduit?  Sans  doute  il  faut  tenir  compte  de  cette  facilité  singulière, 
mais  à  la  condition  de  ne  l'estimer  qu'à  son  prix,  et  d'y  reconnaître 
bien  moins  l'universalité  absolue  des  aptitudes  qu'une  mobilité  in- 
tellectuelle servie,  inspirée  même  par  l'extrême  adresse  de  la  main. 
N'est-ce  pas  au  reste  comme  peintre  de  batailles  qu'Horace  Vernet 
mérite  d'être  compté  parmi  les  maîtres  de  notre  temps?  N'est-ce 
pas  dans  la  peinture  des  scènes  militaires  telles  que  les  a  faites  la 
civilisation  moderne  qu'il  a  le  plus  nettement  accusé  son  originalité, 
le  mieux  réussi  à  exprimer  sous  des  formes  familières  et  complètes 
ce  qu'on  ne  savait  autrefois  qu'écourter  à  l'excès  ou  revêtir  d'une 
majesté  de  convention?  Sur  ce  terrain,  qu'il  a  occupé  le  premier  et 
qui  lui  appartient  en  propre,  il  demeure  à  l'abri  des  revendications 
et  des  attaques,  il  défie  toute  comparaison  :  partout  ailleurs  on  trou- 
verait à  lui  opposer  mieux  que  des  rivaux.  Que  devient  par  exemple 
son  habileté,  très  incontestable  pourtant,  à  peindre  les  chevaux, 
lorsqu'on  rapproche  cette  manière  élégante  jusqu'à  la  recherche  du 
style  large  et  de  la  robuste  manière  de  Géricault?  11  suffira,  pour 
apprécier  cette  dilTérence,  de  se  souvenir  des  éludes  peintes  ou 
lithographiées  par  celui-ci  en  face  de  Mazeppa  ou  de  telle  autre 
scène  du  même  genre  retracée  par  Horace  Vernet.  Les  paysans  ita- 
liens qui  lui  ont  servi  de  modèles  ont-ils  eu  à  ses  yeux  et  sous  son 
pinceau  cette  mâle  beauté,  cette  grâce  énergique  qu'avaient  su 
pressentir  et  rendre  M.  Schnetz  et  Léopold  Robert?  Il  faudrait  plus 
que  de  l'indulgence  pour  estimer  à  l'égal  du  Vœu  à  la  Madone  et 
des  Moissonneurs  des  toiles  comme  le  portrait  de  Viltoria  d'Albano 
^t  la  Confession  d'un  Brigand. 

Dans  le  genre  historique  proprement  dit,  les  œuvres  qu'a  lais- 


HORACE    VERNET.  95 

^ées  Horace  Vernet  autoriseraient  des  comparaisons  plus  redou- 
tables encore  et  de  plus  sévères  jugemens.  Quelques-unes,  il  est 
vrai,  —  et  VArreslation  des  Princes  en  1650  est  du  nombre,  —  dis- 
simulent en  partie  l'exiguïté  des  intentions  sous  les  coquetteries  de 
la  mise  en  scène,  sous  un  faux  air  de  bonhomie  dans  le  style  qui 
peut  jusqu'à  un  certain  point  faire  illusion,  et  que  les  caractères 
anecdotiques  du  sujet  ne  laissent  pas  d'ailleurs  d'excuser;  mais  là 
où  il  s'agit  de  sujets  plus  graves  à  tous  égards  et  plus  vastes,  là  où 
il  faut  à  tout  prix  provoquer  une  émotion  dramatique  ou  éveiller  en 
nous  l'idée  du  beau,  de  pareilles  ruses  ne  sauraient  suffire  et  sont 
facilement  percées  à  jour.  Qu'importent,  dans  Judith  et  Holopherne, 
le  sommeil  souriant  de  la  victime,  les  regards  étincelans  du  bour- 
reau, si  le  contraste  n'aboutit  qu'à  l'exagération  et  à  la  grimace? 
A  quoi  bon  ce  luxe  d'ornemens,  ces  minutieux  détails  de  mœurs,  ce 
geste  violent  et  ce  grand  sabre,  puisque  le  tout  ne  peut  nous  donner 
le  change  sur  des  inspirations  absentes  et  nous  montrer  rien  de 
plus  qu'un  jeu  de  scène  entre  deux  acteurs?  Même  contrefaçon  du 
théâtre,  même  impuissance  à  racheter  par  l'éclat  des  accessoires 
et  des  costumes  les  faiblesses  du  sentiment  dans  le  plafond  qui 
représente  au  Louvre  Jules  II  ordonnant  les  travaux  de  Saint- 
Pierre^  dans  Edith  au  col  de  cygne^  dans  le  Pape  Pie  VIII  porté 
sur  la  sedia  pontificale,  ou,  plus  évidemment  encore,  dans  la  Ren- 
contre de  Michel- Ange  et  de  Raphaël  au  Vatican. 

De  pareilles  œuvres,  au  surplus,  n'intéressent  et  ne  sauraient 
compromettre  que  les  conditions  ordinaires,  la  dignité  extérieure  de 
la  peinture  d'histoire.  Pourquoi  faut-il  que  le  talent  d'Horace  Vernet 
n'ait  pas  craint  de  s'aventurer  en  plus  haut  lieu  encore  et  d'intro- 
duire ses  habitudes  de  familiarité  excessive  jusque  dans  l'interpré- 
tation des  livres  saints?  Nous  voulons  parler  non  pas  d'un  Christ 
au  roseau,  qui  ne  mérite  en  vérité  qiie  le  silence  et  l'oubli,  mais  de 
ces  nombreuses  compositions  sur  des  sujets  bibliques  où  le  peintre 
transcrit  le  plus  littéralement  qu'il  peut  les  souvenirs  de  ses  voyages 
en  Afrique  :  innovations  fâcheuses  en  vertu  desquelles  les  patriarches 
et  les  prophètes,  la  mère  d'Ismaël  comme  l'épouse  d'Isaac,  tous  les 
personnages  de  l'Ancien  Testament,  toutes  les  figures  consacrées 
par  la  tradition  de  tant  de  siècles  se  transforment  pour  nous  en 
personnages  contemporains ,  et  nous  apparaissent  sous  le  burnous 
d'Abd-el-Kader  ou  sous  les  vêtemens  tramés  d'or  et  de  soie  des 
femmes  de  la  Smala. 

Pour  justifier  la  tentative  d'Horace  Vernet,  objectera-t-on  que  les 
maîtres  avaient  défiguré  la  Bible  en  privant  les  commentaires  pitto- 
resques qu'ils  en  donnaient  de  tout  caractère  ethnographique,  que, 
les  Arabes  ayant  à  peu  près  conservé  les  habitudes  des  premiers 


96  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

peuples,  ils  doivent  aussi  en  garder  la  ressemblance  clans  leur  cos- 
tume, qu'enfin,  sous  le  rapport  de  la  vérité  locale,  il  y  a  moins  loin 
d'un  Bédouin  de  nos  jours  à  un  patriarche  de  l'ancienne  loi  que, de 
celui-ci  à  telle  image  arbitraire  qu'aura  tracée  quelque  grand  ar- 
tiste de  la  renaissance  ?  La  question  a  été  résolue,  et  à  notre  avis 
sans  réplique,  par  un  écrivain  à  qui  la  délicatesse  de  son  goût, 
aussi  bien  que  son  expérience  personnelle  de  l'art  et  du  pays,  as- 
sure en  pareille  matière  une  compétence  parfaite.  «  Costumer  la 
Bible,  dit  M.  Eugène  Fromentin,  c'est  la  détruire,  comme  habiller 
un  demi-dieu,  c'est  en  faire  un  homme.  La  placer  en  un  lieu  re- 
connaissable ,  c'est  la  faire  mentir  à  son  esprit;  c'est  traduire  en 
histoire  un  livre  anté- historique.  Comme  à  toute  force  il  faut  vêtir 
l'idée,  les  maîtres  ont  compris  que  dépouiller  la  forme  et  la  simpli- 
fier, c'est-à-dire  supprimer  toute  couleur  locale,  c'était  se  tenir 

aussi  près  que  possible  de  la  vérité Donc,  hors  du  général,  pas 

de  vérité  possible  dans  les  tableaux  tirés  de  nos  origines ,  et  bien 
décidément  il  faut  renoncer  à  la  Bible,  ou  l'exprimer  comme  l'ont 
fait  Raphaël  et  Poussin.  »  Et,  un  peu  plus  loin,  M.  Fromentin  ajoute 
avec  tout  le  sentiment  et  la  clairvoyance  d'un  peintre  :  «  Oui,  ce 
peuple  possède  une  vraie  grandeur.  Il  la  possède  seul,  parce  que, 
seul  au  milieu  des  civilisés,  il  est  demeuré  simple  dans  sa  vie,  dans 
ses  mœurs,  dans  ses  voyages.  Il  est  beau  de  la  continuelle  beauté 
des  lieux  et  des  saisons  qui  l'environnent.  Il  est  beau  surtout  parce 
que,  sans  être  nu,  il  arrive  à  ce  dépouillement  presque  complet  des 
enveloppes  que  les  maîtres  ont  conçu  dans  la  simplicité  de  leur 
grande  âme.  Seul,  par  un  privilège  admirable,  il  conserve  en  hé- 
ritage ce  quelque  chose  qu'on  appelle  biblique,  comme  un  parfum 
des  anciens  jours;  mais  tout  cela  n'apparaît  que  dans  les  côtés  les 
plus  humbles  et  les  plus  effacés*  de  sa  vie.  Et  si,  plus  fréquemment 
que  d'autres,  il  approche  de  l'épopée,  c'est  alors  par  l'absence  môme 
de  tout  costume,  c'est-à-dire  en  cessant  d'être  Arabe  en  quelque 
sorti  pour  devenir  humain.  Devant  la  demi-nudité  d'un  gardeur  de 
troupeaux,  je  rêve  assez  volontiers  de  Jacob.  J'aflirme  au  contraire 
qu'avec  le  burnous  saharien  ou  le  mark' la  de  Syrie  on  ne  repré- 
sentera jamais  que  des  Bédouins  (1).  » 

Les  reproches  qu'on  a  le  droit  d'adresser  au  talent  et  aux  travaux 
d'Horace  Vernet  sont  donc  de  plus  d'une  sorte,  et  il  serait  facile,  sur 
ce  point,  de  faire  la  part  plus  large  encore  à  la  critique.  Quelques 
mots  suffiront  toutefois  pour  compléter  l'expression  de  notre  pensée 
et  pour  tirer  une  conclusion  des  divers  exemples  que  nous  avons 
proposés.  Horace  Vernet,  —  nous  ne  parlons  ici  que  de  sa  vie  pu- 

(I)  Un  Été  dans  le  Sahara,  p.  01-03. 


HORACE    VERNET.  97 

blique  et  des  faits  qu'il  appartient  à  chacun  de  juger,  —  Horace 
Vernet  a  pu  commettre  des  oublis,  des  imprudences,  des  fautes 
même.  N'accusons  pourtant  pas  plus  sévèrement  que  de  raison  ces 
torts,  où  tout  n'est  pas  réel.  Talent  toujours  dispos  et  prompt  à 
agir,  esprit  plus  apte  à  saisir  le  côté  extérieur  et  la  physionomie 
des  choses  qu'habile  à  en  scruter  la  signification  intime  et  le  fond, 
Horace  Vernet,  incessamment  tourmenté  du  besoin  de  produire, 
n'avait  ni  le  loisir  de  se  souvenir  du  passé  et  de  s'émouvoir  ail- 
leurs qu'en  face  de  la  tâche  présente,  ni  l'ambition  de  formuler 
rien  de  plus  que  l'image  textuelle  d'un  fait.  Vainement  on  cherche- 
rait dans  l'ensemble  de  ses  œuvres  l'expression  continue  d'une  doc- 
trine, le  développement  de  certains  principes  une  fois  adoptés.  Les 
sujets  si  divers  qu'il  a  traités  à  tour  de  rôle,  et  toujours  avec  un 
parfait  détachement  de  ses  préoccupations  antérieures  ou  pro- 
chaines, —  ces  emprunts  alternatifs  aux  bulletins  de  nos  expédi- 
tions militaires  et  aux  livres  saints,  à  l'histoire  de  nos  révolutions 
politiques  et  aux  chants  des  poètes,  —  ces  caricatures  en  regard  de 
vignettes  pour  les  Fables  de  La  Fontaine  ou  pour  la  Henriade^ 
pour  le  théâtre  de  Molière  ou  pour  les  tragédies  de  M.  de  Jouy,  — 
cette  longue  série  de  portraits  où  figurent  des  princes  et  des  fonc- 
tionnaires de  tous  les  régimes,  des  hommes  célèbres  à  des  titres 
radicalement  contraires,  depuis  les  héros  de  nos  champs  de  bataille 
jusqu'à  des  héros  de  cour  d'assises,  —  tout  cela  trahirait  une  singu- 
lière indifférence  en  matière  de  thèmes  pittoresques,  s'il  n'était  plus 
juste  d'y  reconnaître  la  mobilité  naturelle  et  la  curiosité  d'une  ima- 
gination facile  à  s'éprendre  de  ce  qui  a  pour  soi  l'éclat,  la  renom- 
mée, ou  seulement  le  bruit. 

Au  point  de  vue  de  l'art  et  de  la  pratique,  la  manière  d'Horace 
Vernet  s'explique  ou  s'excuse  par  des  considérations  analogues.  Qua- 
lités et  défauts,  tout  procède  chez  lui  de  facultés  à  la  fois  rares  et 
vulgaires,  solides  et  frivoles,  d'un  mélange  extraordinaire  de  bonne 
foi  et  de  ruse ,  de  précision  et  de  prolixité ,  de  franche  imitation  du 
vrai  et  d'habileté  factice.  Le  vrai  dans  son  expression  absolue,  l'imi- 
tation scrupuleuse  de  la  réalité,  voilà  pourtant,  suivant  les  propres 
paroles  d'Horace  Vernet,  le  principe  unique  comme  l'unique  fin  de 
l'art;  tels  étaient  les  termes  où  il  résumait  toute  sa  poétique,  toutes 
ses  croyances,  tous  ses  devoirs.  «  Quand  je  veux  peindre  un  ta- 
bleau, avait-il  coutume  de  dire,  j'ouvre  ma  fenêtre  et  je  regarde.  » 
Or  cette  fenêtre  qui  devait  fournir  le  plein  jour  à  sa  pensée  et  à  ses 
yeux,  d'où  vient  qu'il  se  soit  contenté  si  souvent  de  l'entre-bâiller? 
N'interrogeait-il  pas  sa  mémoire  plus  assidûment  encore  que  la  na- 
ture, et  ne  lui  est-il  pas  arrivé  nombre  de  fois  de  se  fier  à  l'adresse 
de  sa  main  au  moins  autant  qu'à  l'autorité  de  ses  modèles? 

TOME  XLIV.  7 


98  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Non,  quoi  qu'on  puisse  prétendre  à  ce  sujet,  quoi  qu'il  ait  pu 
penser  lui-même  de  son  abnégation  et  de  son  respect  pour  le  vrai, 
la  qualité  distinctive  du  brillant  peintre  que  notre  école  vient  de 
perdre  n'aura  été  ni  cette  sincérité  magistrale  avec  laquelle  le  génie 
s'assimile  et  met  en  relief  les  grands  caractères  de  la  réalité,  ni 
même  cette  véracité  plus  humble  qui  résulte,  —  chez  les  petits 
maiti-es  des  Pays-Bas  par  exemple,  —  de  la  contemplation  patiente, 
de  l'analyse  impartiale.  La  véracité  du  pinceau  d'Horace  Yernet  est 
toute  relative  et  d'ailleurs  aussi  peu  exempte  de  partialité  que  son 
habileté  même.  L'interprétation  personnelle,  l'intention  ingénieuse 
avant  tout,  l'empreinte  dans  chaque  partie  du  travail  d'une  pensée 
alerte  et  d'une  science  sans  préméditation,  mais  non  certes  sans 
originalité  et  sans  grâce,  —  voilà  ce  qui  vivifie  ce  talent,  voilà  ce 
qui  en  constitue  les  principaux  mérites*:  talent  agile  et  souple  plu- 
tôt que  robuste,  reluisant  plutôt  que  fortement  trempé,  mais  qui 
n'en  a  pas  moins  une  valeur  et  un  éclat  considérables.  Très  Fran- 
çais en  ce  sens  qu'il  sait  découvrir  dans  un  sujet  les  côtés  les  plus 
propres  à  séduire  l'esprit,  qu'il  donne  à  l'image  des  choses  l'accent 
de  la  vraisemblance  morale  et  une  signification  presque  littéraire, 
qu'en  un  mot  il  écrit  ce  qu'il  a  conçu  avec  une  netteté  que  compro- 
mettraient peut-être  des  préoccupations  plus  strictement  pittores- 
ques, —  l'auteur  de  tant  de  compositions  très  honorables  après  tout 
pour  notre  école,  le  créatem-  d'un  genre  où  il  ne  devait  pas  trouver 
d'égal,  un  tel  peintre,  quels  que  soient  d'ailleurs  ses  défauts,  mérite 
notre  reconnaissance  et  commande  nos  hommages.  Qu'il  n'arrive 
pas  à  contenter  pleinement  les  délicats,  qu'on  ait  le  droit  de  lui 
reprocher,  même  en  face  de  ses  meilleurs  ouvrages,  certaines  la- 
cunes dans  l'invention  et  dans  le  sentiment,  c'est  ce  que  nous  n'en- 
tendons nullement  contester.  11  est  impossible  toutefois  qu'on  lui 
marchande  une  place  parmi  les  artistes  supérieurs,  non  pas  au  rang 
des  maîtres  qui  ont  le  privilège  de  nous  émouvoir  profondément  et 
de  nous  convaincre,  mais  à  côté  de  ceux  qui  réussissent  le  plus  fa- 
cilement à  récréer  notre  intelligence,  et  dont  le  lot  est  de  plaire  à 
première  vue,  d'avoir  tout  d'abord  raison  de  nos  scrupules  et  de 
nous  intéresser  en  se  jouant. 

Henri  Delaborde. 


SOUVENIRS 

D'ASIE-MINEURE 


I. 

L'OLYMPE    GALATB    ET    LES    TURCS    D'ANATOLIE. 


A  la  fin  du  mois  de  mars  1861,  je  quittais  la  France,  chargé 
d'une  mission  scientifique  en  Asie-Mineure.  J'avais  pour  compa- 
gnons, désignés  sur  ma  demande,  MM.  Edmond  Guillaume,  archi- 
tecte, pensionnaire  de  l'académie  de  France  à  Rome,  et  Jules  Delbet, 
docteur  en  médecine.  Dans  les  derniers  jours  d'avril,  ils  me  rejoigni- 
rent à  Gonstantinople,  où  j'étais  depuis  trois  semaines  déjà,  occupé 
à  chercher  les  deux  serviteurs  sans  lesquels  on  ne  peut  songer  à 
s'engager  dans  l'intérieur  de  FAnatolie  :  un  drogman^  c'est-à-dire 
un  interprète,  et  un  cavas  ou  gendarme. 

Rien  n'était  plus  important  que  le  choix  de  ces  deux  hommes;  la 
réussite  ou  l'insuccès  de  l'entreprise  en  dépendait  en  grande  par- 
tie. Il  fallait  des  gens  sur  qui  l'on  pût  compter,  dont  l'activité,  la 
fidélité  et  l'énergie  ne  fissent  point  défaut  au  moment  critique.  J'a- 
vais beau  parler  couramment  le  grec  et  comprendre  un  peu  le  turc, 
il  est  bien  des  circonstances  où  il  faut  s'en  rapporter  à  son  drog- 
man,  bien  des  négociations  délicates  où  l'on  ne  peut  traiter  et  con- 
clure que  par  son  entremise.  C'est  lui  qui  devra  faire  tous  nos 
achats,  et  s'il  nous  vole,  les  frais  du  voyage  s'en  trouveront  sensi- 
blement augmentés.  Si,  comme  tant  de  drogmans,  il  sait  d'une 


100  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

manière  iiisufîisante  ou  la  langue  que  nous  parlons  ou  la  langue  du 
pays,  il  rendra  mal  notre  pensée,  et  ne  nous  donnera  que  des  ren- 
seignemens  inexacts  et  tronqués;  si,  comme  il  arrive  le  plus  souvent, 
il  est  raiiiy  c'est-à-dire  sujet  turc  non  musulman,  il  n'osera  pas  tra- 
duire mot  pour  mot  les  reproches  souvent  très  vifs  qu'il  faut  savoir 
adresser  aux  autorités  turques,  et,  comme  Balaam,  il  bénira  quand 
on  l'aura  chargé  de  maudire.  Un  bon  drogman  est  chose  presque 
introuvable,  comme  l'atteste  un  dicton  populaire  à  Péra  :  «  Les  trois 
fléaux  de  Gonstantinople,  ce  sont  les  incendies,  la  peste  et  les  drog- 
Tuans.  » 

Quant  au  gendarme  qui  devait  nous  escorter,  ses  fonctions  étant 
moins  complexes  et  moins  importantes,  il  y  avait  plus  de  choix; 
mais  là  aussi  il  eût  été  imprudent  de  se  décider  à  la  légère.  Il  fallait 
trouver  un  Turc,  mais  un  Turc  qui  eût  fréquenté  les  Européens  sans 
prendre  leurs  vices,  qui  eût  conservé  la  droiture  et  la  fidélité  natu- 
relles à  sa  race,  et  qui  en  même  temps  eût  un  peu  perdu,  sinon  de 
sa  religion,  au  moins  de  ses  préjugés  et  de  ses  antipathies  reli- 
gieuses. J'allumai  donc  ma  lanterne,  et  m'en  allai  frappant  à  toutes 
les  portes  pour  trouver  un  cavas  et  un  drogman  modèles. 

Les  candidats  ne  manquaient  pas,  surtout  pour  cette  dernière  place. 
Enfin,  après  bien  des  allées  et  venues,  bien  des  questions  et  des  en- 
quêtes, j'arrêtai  un  drogman  et  un  cavas  nommés  Charles  Michel  et 
Méhémed-Aga.  Accompagnés  de  ces  deux  serviteurs  et  traînant  après 
nous  un  assez  lourd  bagage,  nous  partîmes  de  Gonstantinople,  le 
2  mai,  par  le  bateau  à  vapeur  de  Nicomédie.  En  deux  mois,  nous 
vîmes  une  partie  de  la  Bithynie  et  de  la  Mysie,  le  nord  de  la  Phrygie 
et  de  la  Galatie  occidentale.  Pour  nous,  comme  pour  leS-deux  hommes 
que  nous  voulions  voir  à  l'œuvre  avant  de  nous  enfoncer  au  centre 
de  r Asie-Mineure,  ce  n'était  encore  là  qu'un  voyage  d'essai.  L'é- 
preuve fut  favorable.  MM.  Guillaume  et  Delbet  s'étaient  aussi  vite 
accoutumés  que  moi-même  à  cette  vie  nouvelle,  si  rude  et  si  char- 
mante :  l'un  et  l'autre  restaient  maintenant,  sans  sourciller,  douze 
heures  à  cheval,  et  dormaient  à  terre  comme  des  bienheureux,  roulés 
dans  leur  couverture,  sans  autre  oreiller  que  leur  selle.  La  saison 
d'ailleurs  aVait  été  exceptionnellement  fraîche,  et  nous  n'avions  pas 
souffert  de  la  chaleur  dans  la  région  boisée  où  nous  nous  étions 
tenus  pendant  presque  tout  le  cours  de  cette  excursion.  Enfin  j'avais 
eu  la  main  heureuse,  et  nos  deux  serviteurs  étaient  de  braves  gens, 
à  qui  déjà  nous  étions  attachés. 

Notre  drogman,  Charles  Michel,  ne  payait  pas  de  mine;  il  avait 
à  peu  près  soixante-dix  ans  :  il  était  court,  trapu,  assez  mal  bâti;  il 
louchait,  et  ses  sourcils  épais,  son  fez  enfoncé  jusque  sur  les  yeux, 
sa  barbe  blanche  toujours  en  désordre,  lui  donnaient  quelque  chose 


SOUVENIRS   d'aSIE-MINEURE.  101 

(l'étrange  et  de  sauvage;  mais  il  avait  un  corps  de  fer.  Depuis  l'âge 
de  onze  ans,  il  ne  cessait  de  voyager,  et,  de  Londres  à  Bombay,  il 
avait  été  un  peu  partout.  Il  dormait  à  cheval  comme  dans  son  lit,  la 
tête  appuyée  sur  le  tuyau  de  sa  pipe  de  cerisier.  Né  à  Gonstanti- 
nople  de  père  et  mère  français,  les  pachas,  caïmacans  et  mudirs 
ne  lui  inspiraient  aucune  terreur,  et  quand  nous  le  chargions  de 
gronder  quelqu'un  de  ces  illustres  personnages,  il  nous  faisait  tou- 
jours bien  plus  hautains  et  plus  impérieux  que  nous  ne  l'étions  réel- 
lement :  ce  n'était  au  reste  que  demi-mal.  Non-seulement  il  parlait 
un  turc  fort  élégant,  et  à  l'occasion  l'arabe  et  le  persan,  mais  il  sa- 
vait aussi  ses  Orientaux  sur  le  bout  du  doigt,  les  côtés  par  où  il 
faut  les  prendre,  ce  que  l'on  peut  oser,  ce  qu'on  doit  éviter  à  tout 
prix.  Ce  qui  nous  semblait  étrange,  c'est  qu'ayant  toujours  vécu 
dans  ce  milieu,  ayant  erré  de  place  en  place  et  fait  toute  sorte  de 
métiers,  il  ne  fût  pas  devenu  un  franc  coquin.  On  m'avait  garanti 
sa  probité  à  l'ambassade,  où  on  le  connaissait  depuis  quarante  ans; 
nous  acquîmes  bientôt  la  conviction  qu'il  ne  nous  volait  pas  d'un 
sou,  et  qu'il  prenait  nos  intérêts  avec  ardeur.  Rusé  comme  un  Grec 
doublé  d'un  Persan,  il  avait  joué  dans  sa  jeunesse,  à  des  chrétiens 
et  à  des  Turcs  indifféremment,  des  tours  pendables  qu'il  nous  ra- 
contait lui-même,  pour  égayer  la  route,  avec  un  certain  amour- 
propre  d'auteur;  mais  soutenu  peut-être  par  quelques  souvenirs 
d'enfance,  désireux  de  faire  honneur  à  son  nom  de  Français,  dont 
il  était  très  fier,  il  avait  cherché  bientôt  à  conquérir  une  réputation 
d'honnête  homme  qu'il  mettait  tout  son  orgueil  à  conserver.  Le  pli 
désormais  était  pris.  Ge  qui  d'ailleurs  le  forçait  à  marcher  droit, 
c'est  qu'il  avait  grand' peur  de  l'enfer.  Il  se  sentait  vieux,  il  savait 
qu'un  accès  de  fièvre  pouvait  l'emporter  au  premier  jour  dans  quel- 
que hameau  d' Anatolie,  et  il  n'était  pas  du  tout  rassuré  sur  les  suites, 
quoiqu'il  donnât  aux  prêtres,  pour  lui  dire  des  messes,  une  bonne 
partie  de  l'argent  qu'il  gagnait.  En  revanche,  si  sa  piété  ou  plutôt 
sa  dévotion  l'empêchait,  ce  qui  est  déjà  bien  quelque  chose,  d'être 
un  fripon,  elle  ne  lui  enseignait  pas  la  charité.  Il  méprisait  pro- 
fondément les  Turcs;  mais  il  détestait  encore  plus  les  schisma- 
tiques  de  toutes  les  espèces.  Je  n'ai  jamais  osé  lui  avouer  que  j'étais 
protestant;  son  caractère  en  fût  peut-être  devenu  plus  insuppor- 
table encore.  Il  était  quinteux,  bourru,  et  dans  les  petites  choses 
il  mentait  comme  un  arracheur  de  dents  toutes  les  fois  que  le  men- 
songe ne  lui  paraissait  pas  avoir  assez  d'importance  pour  être  porté 
là-haut  à  son  compte  sur  le  grand-livre.  Malgré  tous  ces  défauts, 
nous  n'en  étions  pas  moins  enchantés  d'avoir  rencontré  Gharles,  et 
très  reconnaissans  pour  ceux  qui  nous  l'avaient  procuré. 

Le  cavas  était  moins  original,  moins  amusant  et  moins  désa- 


102  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

gréable  que  le  drogman.  Né  à  Kharpout,  en  Arménie,  il  avait  beau- 
coup voyagé  en  Asie,  c'était  un  infatigable  cavalier;  en  même  temps 
le  service  qu'il  faisait  depuis  deux  ans,  quand  nous  l'avions  pris, 
comme  zaptié  ou  soldat  de  police  dans  la  garde  de  Péra,  lui  avait 
fait  connaître  et  aimer  les  Européens.  Traité  par  nous  avec  égards, 
il  paraissait  honnête,  lui  aussi,  ce  qui  est  bien  moins  rare  chez  les 
serviteurs  turcs  que  parmi  les  domestiques  chrétiens  du  Levant 
C'est  lui  qui  portait  notre  firman;  il  courait  en  avant  pour  le  mon- 
trer aux  autorités  et  nous  faire  préparer  un  gîte  et  un  repas.  Ce  hé- 
ros de  la  guerre  sainte  avait  un  talent  tout  particulier  pour  cirer  les 
souliers. 

En  rentrant  à  Constantinople,  nous  y  trouvâmes  du  nouveau.  Le 
sultan  Abd-ul-Medjid  était  mort  depuis  quelques  jours  et  avait  été 
remplacé  sans  difficulté  par  son  frère  Abd-ul-Aziz.  Le  jeune  souve- 
rain paraissait  très  populaire.  Les  chrétiens  toutefois  le  soupçon- 
naient de  tendances  rétrogrades;  il  songeait,  assurait-on  tout  bas,  à 
abolir  le  ianzimaty  à  revenir  sur  les  réformes  de  son  frère  et  de  son 
père,  à  rétablir  le  corps  et  le  nom  des  janissaires.  Quelques  musul- 
mans aussi  ne  s'étaient  pas  laissé  gagner  par  l'enthousiasme  géné- 
ral, et  gardaient,  au  milieu  de  ce  concert  d'éloges  anticipés,  leur 
inquiétude  et  leur  doute  persistant.  De  ce  nombre  était  notre  fidèle 
cavas,  Méhémed-Aga.  Nous  causâmes  plusieurs  fois  du  changement 
de  règne;  je  lui  rapportai  ce  que  l'on  m'avait  raconté,  et  je  lui  de- 
mandai à  cette  occasion  s'il  n'espérait  pas  pour  son  pays  des  jours 
meilleurs  :  sa  réponse,  pleine  de  tristesse  et  d'amertume,  me  frappa. 
Il  n'espérait  ni  ne  se  réjouissait.  Ce  n'était  pourtant  pas  qu'il  aimât 
Vbd-ul-Medjid.  «Le  dernier  sultan  ne  savait,  disait-il,  que  boire 
du  raki  et  faire  des  enfans.  »  Ce  n'était  pas  non  plus  qu'il  pensât 
du  mal  d' Abd-ul-Aziz;  comme  zaptié,  il  avait  eu  souvent  l'occasion 
d'accompagner  Aziz-Effendi ,  ainsi  qu'on  disait  alors,  et  il  avait  été 
frappé  de  sa  dignité  et  de  sa  tenue,  «  mais,  ajoutait-il,  depuis  Amu- 
rat,  le  vainqueur  de  Bagdad,  il  n'est  pas  de  sultan  qui  n'ait  été  pire 
que  son  prédécesseur  :  Mahmoud  ne  valait  pas  Sélim,  Abd-ul-Medjid 
ne  valait  pas  Mahmoud,  celui-ci  ne  vaudra  pas  Abd-ul-Medjid.  On 
annonce,  —  ceux  qui  connaissent  l'avenir,  —  que  pendant  sept  ans 
le  nouveau  sultan  régnera  glorieusement,  et  que  l'empire  semblera 
se  relever;  mais  ensuite  viendront  les  grands  malheurs  et  les  der- 
nières catastrophes.  Le  temps  des  Ottomans  est  passé,  disent  nos 
livres.  » 

C'était  donc  au  début  d'un  nouveau  règne  que  nous  allions  visiter 
une  des  parties  les  moins  connues  de  l'empire  turc,  et  le  moment 
était  favorable  pour  rechercher  ce  qu'il  y  avait  de  fondé  dans  les 
tristes  prédictions  de  notre  cavas.  On  ne  peut  guère  mieux  juger  la 


SOUVEINIRS    d'aSIE-3IINEURE.  103 

Turquie  sur  ce  qu'un  Franc  voit  de  Gonstantinople  que  la  Grèce  sur 
ce  qu'on  aperçoit  du  Pirée  et  d'Athènes.  Aussi  ne  vîmes-nous  pas 
sans  joie  arriver  ie  moment  de  quitter  une  seconde  fois  Péra  et  de 
nous  remettre  à  étudier  ce  monde  si  différent  du  nôtre,  à  épeler 
quelques  mots  de  ce  livre  étrange  et  mystérieux.  Je  ne  sais  quel 
démon,  que  connaissent  bien  tous  ceux  qui  ont  eu  la  passion  des 
voyages,  et  qui  maintenant  même  n'a  pas  cessé  de  me  hanter,  nous 
poussait  à  changer  de  place  et  à  voir  encore  du  nouveau.  Le  15  juil- 
let, à  cinq  heures  du  soir,  nous  nous  embarquions  sur  le  Caire ^ 
bâtiment  des  Messageries  impériales,  qui  devait  nous  déposer  à 
Erekli,  l'ancienne  Héraclée-Pontique  ;  de  là  nous  gagnerions  An- 
gora, l'ancienne  Ancyre,  en  traversant  l'Olympe  de  Galatie.  Ce  sont 
les  souvenirs  de  ce  voyage  que  je  réunis  ici  en  leur  conservant  la 
forme,  nécessairement  intime  et  familière,  du  journal  où  je  les  ai 
recueillis. 

I. 

16, 17  et  18  juillet  1861.  —  La  ville  d'Erekli,  où  nous  débarquons 
à  six  heures  du  matin,  présente  un  charmant  coup  d'œil,  avec  ses 
vieilles  murailles  enfermant  de  hautes  maisons  de  bois  à  demi  ca- 
chées parmi  les  arbres  qui  les  pressent  de  toutes  parts.  Je  n'ai  jamais 
vu  de  ville  turque  plus  verdoyante,  plus  touffue.  Tout  autour,  les 
côtes  sont  boisées.  C'est  un  site  ravissant.  Nous  sommes  logés  chez 
un  riche  primat  grec,  Hadji-lanni.  La  maison  est  très  propre;  il  y  a 
trois  ou  quatre  pièces  munies  de  sofas  que  recouvrent  de  larges 
bandes  de  calicot  blanc;  l'appartement  donne  sur  une  terrasse  en- 
tourée de  pots  de  fleurs.  Erekli,  autrefois  une  des  plus  commer- 
çantes et  des  plus  riches  cités  qui  aient  vécu  sur  les  bords  de  la 
Mer-Noire,  n'est  plus  maintenant  qu'un  gros  bourg.  On  y  compte, 
nous  dit  notre  hôte,  trois  cents  maisons  turques  et  soixante-dix  de 
raïas,  tous  Grecs. 

En  visitant  les  restes  de  l'ancienne  Héraclée,  je  cause  avec  le  jeune 
Grec  qui  me  conduit,  et  je  lui  demande  s'ils  sont  contons  des  Turcs 
de  la  ville,  si  ces  Turcs  sont  tranquilles  et  bonnes  gens.  «  Certaine- 
ment, me  répond -il,  certainement.  »  Cela  n'empêche  pas  que, 
quelques  instans  après,  il  ne  me  raconte  comment,  à  Pâques,  des 
Turcs  pendant  la  nuit  ont  pillé  l'église  des  Grecs  et  ont  pris  tout  ce 
qu'elle  contenait  d'or  et  d'argent.  11  y  en  avait  pour  plus  de  cin- 
quante mille  piastres.  On  a  su  quels  étaient  les  coupables.  Le  primat 
grec,  celui  même  chez  qui  nous  sommes  logés,  a  passé  plusieurs 
mois  à  Gonstantinople;  il  a  vu,  afin  d'obtenir  justice,  cadis,  minis- 
tres, grand-vizir,  et  il  est  reparti  comme  il  était  venu,  après  avoir 


104  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mangé  beaucoup  d'argent.  Le  personnage  désigné  comme  le  prin- 
cipal coupable  s'était  rendu,  de  son  côté,  à  Gonstantinople,  où  il 
avait  partagé  le  butin  avec  ceux  qui  pouvaient  l'aider.  11  est  main- 
tenant de  retour  à  Erekli,  et  malgré  les  largesses  faites  à  ses  protec- 
teurs l'opération  n'a  pas,  à  ce  qu'il  semble,  été  mauvaise  pour  lui. 

Le  lendemain,  dans  une  bourgade  voisine,  à  Aktchécheïr,  où  nous 
avait  transportés  une  petite  felouque,  nous  prenions  du  café  sous 
un  abri  de  feuillage  où  se  trouvaient  réunis  les  principaux  Turcs  du 
pays.  Nous  causions,  doucement  éventés  par  une  fraîche  brise.  Au 
mudir  ou  administrateur  cantonal  qui  nous  faisait  les  honneurs  de 
sa  capitale,  je  demandai  quels  étaient  ses  appointemens.  u  Deux 
cent  cinquante  piastres  par  mois,  »  nous  répondit-il  en  soupirant. 
Cela  fait  cinquante  francs.  Avec  de  tels  appointemens,  inférieurs  à 
ceux  que  reçoit  notre  cavas,  c'est  presque  un  devoir  pour  un  père 
de  famille  de  voler  ses  administrés.  Nous  exprimons  nos  sympathies 
pour  le  pauvre  homme.  «  Bah!  fit  quelqu'un,  il  y  a  plus  d'un  mudir 
qui  consentirait  volontiers,  pour  obtenir  de  garder  son  titre  et  sa 
place,  à  ne  pas  toucher  un  sou  du  gouvernement.  »  On  sourit  à  la 
ronde,  et  sans  paraître  le  moins  du  monde  blessé  ,de  l'insinuation, 
l'honorable  fonctionnaire  s'associa  de  bon  cœur  à  la  gaîté  générale. 

Le  18  juillet,  au  point  du  jour,  nous  disons  adieu  à  la  mer,  à  cette 
belle  mer  chaude  et  souriante,  que  nous  ne  re verrons  plus  qu'au 
mois  de  décembre,  toute  tempétueuse  et  sombre  au  pied  de  ces 
côtes  couvertes  de  neige.  Jusqu'à  Uskub,  nous  sommes  presque  tou- 
jours à  l'ombre  d'une  futaie  de  hêtres.  Gela  rappelle  par  momens 
certains  aspects  de  Fontainebleau;  mais  on  a  de  plus  la  profondeur 
des  vallées,  de  vrais  abîmes  de  verdure,  et  tant  que  nous  n'avons 
pas  franchi  la  chaîne  qui  sépare  la  côte  d'une  grande  plaine  inté- 
rieure, la  mer  bleue  se  montre  à  l'horizon. 

On  fait  halte,  à  dix  heures,  auprès  d'une  source  fraîche  et  claire 
dont  le  lit,  quelques  pas  plus  loin,  est  changé  par  les  piétinemens 
des  buffles  en  un  horrible  bourbier  jaune.  A  une  heure,  nous  nous 
remettons  en  route,  et  nous  arrivons  vers  le  soir  à  Uskub,  l'an- 
cienne Prma  ou  Prusias  ad  Ibjpium.  Uskub  est  un  village  de  près 
de  cent  cinquante  maisons,  toutes  mahométanes.  Il  n'en  faut  pas 
plus  pour  que,  dans  tout  le  pays  environnant,  on  lui  donne  le  titre 
de  ville.  Après  les  visites  aux  autorités,  une  fois  nos  bagages  instal- 
lés dans  un  de  ces  grands  palais  de  bois  à  demi  ruinés  qui  datent 
du  temps  des  dM-bcys,  —  les  souverains  locaux  qu'a  détruits  Mah- 
moud, —  nous  faisons  le  tour  de  l'ancienne  enceinte,  pour  nous 
rendre  compte  de  ce  que  l'on  peut  trouver  ici  d'intéressant.  Le  soir, 
on  dîne  à  la  turque  avec  plusieurs  parens  du  maître  de  la  maison. 
Celui-ci  ne  revient  qu'à  neuf  heures  du  soir,  et  loin  de  paraître 


SOUVENIRS    d' ASIE-MINEURE.  105 

étonné  ou  contrarié  de  trouver  une  bande  d'étrangers  installés  sous 
son  toit,  il  nous  fait  très  bon  visage.  Son  arrivée  ranime  la  conver- 
sation :  on  nous  demande  beaucoup  de  nouvelles  de  Gonstantinople 
et  du  nouveau  sultan,  on  se  passe  de  main  en  main  notre  firman, 
pour  regarder  le  tourha  d'i\.bd-ul-Aziz,  cette  espèce  de  signature 
impériale  qui  figure  en  tête  de  tous  les  actes  émanés  du  souverain; 
on  accueille  aussi  avec  enthousiasme  quelques  détails  empruntés  à 
nos  souvenirs  de  Gonstantinople  sur  l'énergie  et  l'activité  comme 
sur  les  instincts  militaires  du  nouveau  padishah. 

Toute  la  journée  nous  avions  rencontré  sur  la  route  des  arabas 
chargés  de  planches  et  traînés  par  des  bœufs  ou  des  buffles  ;  quel- 
quefois il  y  en  a  trente  ou  quarante  qui  se  suivent  à  la  file.  On  voit 
aussi  des  chevaux  chargés  chacun  d'une  vingtaine  de  planches.  Tout 
cela  vient  des  forêts  de  l'Olympe  bithynien,  à  dix  ou  douze  heures 
de  la  mer.  Chaque  planche,  rendue  au  rivage,  se  paie  72  paras  (à 
peu  près  35  centimes).  Les  mêmes  hommes  abattent  les  bois  et  les 
transportent.  A  la  scierie,  ils  donnent  une  planche  sur  dix  comme 
prix  du  sciage  :  ce  sont  les  seuls  frais  qu'ils  aient  à  supporter.  Dans 
la  forêt,  coupe  qui  veut.  Ils  se  plaignent  pourtant  d'être  misérables. 
11  faudrait  savoir  combien  de  temps  leur  prennent  l'abatage  et  le 
transport  des  bois;  alors  seulement  on  pourrait  dire  si  leur  travail 
est  insuffisamment  rétribué. 

19  et  20  juillet.  —  Nous  ne  manquons  pas  de  besogne  à  Uskub  : 
les  restes  intéressans  du  théâtre  de  Prusa,  de  longues  et  curieuses 
inscriptions,  nous  occupent.  La  ville  ancienne  était  dans  une  ad- 
mirable situation,  au-dessus  d'une  plaine  fertile,  en  face  de  la 
longue  et  majestueuse  chaîne  de  fOlympe,  qui  Verse  à  la  plaine  des 
eaux  bienfaisantes,  et  qui  l'abrite  des  vents  brûlans  du  sud.  Der- 
rière elle  se  dresse  le  mont  Hypius,  qui  la  protège  contre  les  vents 
du  nord.  Le  docteur  Delbet,  dont  la  réputation  s'est  bien  vite  ré- 
pandue, va  de  maison  en  maison,  partout  appelé  pour  des  maladies 
passées,  présentes  ou  futures.  On  est  d'ailleurs  loin  de  se  bien  por- 
ter à  Uskub,  et  un  médecin  y  aurait  fort  à  faire.  Quoiqu'il  n'y  ait 
pas  ici  d'exhalaisons  paludéennes,  ni  de  causes  naturelles  de  ma- 
ladie, quoique  les  eaux  y  soient  bonnes  et  fair  très  sain,  les  scro- 
fules, les  tumeurs,  les  rhumatismes  abondent.  C'est  que  dans  ce 
village  reculé,  parmi  ces  montagnes  et  ces  forêts  qui  semblent  de- 
\  oir  abriter  et  défendre  l'innocence  des  champs  tant  vantée  par  les 
poètes,  se  retrouvent,  avec  leur  triste  hérédité  de  faiblesse  et  de 
souffrance,  des  fléaux  que  nous  sommes  trop  portés  à  croire  le  pri- 
vilège de  nos  grandes  cités  de  l'Occident.  Quelques  hommes  du  vil- 
lage ont  habité  Gonstantinople,  ont  servi  dans  farmée,  et  depuis 
leur  retour  il  est  ici  bien  peu  de  familles  où  ne  soient  empoisonnées 


i06  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  sources  de  la  vie.  Les  trois  quarts  des  enfans  sont  rachitiques 
et  malingres. 

Notre  hôte,  Hadji-Ibrahim-Bey,  a  trois  femmes;  il  n'a  pas  d'en- 
fans.  Les  femmes  d'Hadji-lbrahim-Bey  demeurent  dans  trois  mai- 
sons différentes  et  ne  se  sont  jamais  vues.  C'est  là  sans  doute,  pour 
un  mari  polygame,  le  meilleur  moyen  d'éviter  les  querelles.  Le 
harem  principal  tient  au  sélamlik  par  un  corridor  couvert  jeté  sur 
la  cour.  ïl  est  aussi  grand  que  le  bâtiment  que  nous  habitons,  an- 
cienne demeure  du  déré-bey,  dont  Hadji- Ibrahim  est  le  fds.  C'est 
là  que  réside  l'épouse  préférée,  ou  plutôt  la  première  en  date.  Les 
deux  autres  harems  sont  un  peu  plus  bas ,  dans  des  jardins.  Entre 
ces  trois  maisons,  où  donc  est  le  foyer  domestique? 

21  juillet.  —  Je  pars  sur  les  sept  heures  du  matin  avec  Méhémed 
pour  aller  visiter  quelques  villages  du  pied  de  l'Olympe.  Quel  bon- 
heur de  ne  pas  traîner  derrière  soi  de  bagages  !  Nous  nous  arrêtons 
un  instant  à  Dusdché,  village  entièrement  turc,  ou  plutôt  station 
de  poste  sur  la  route  d'Adabazar  à  Boli,  et  nous  allons  faire  une 
visite  au  mudir,  qui  trône  comme  un  vizir  sur  son  divan;  il  nous 
offre  une  tasse  de  café,  et  nous  reprenons  notre  route  à  travers  une 
belle  plaine  qui  devrait  être  la  plus  fertile  du  monde,  mais  dont  les 
trois  quarts  sont  incultes  et  déserts.  Tout  en  cheminant,  je  cause 
avec  Méhémed  et  avec  notre  surudjî,  ou  loueur  de  chevaux,  de 
toutes  les  voleries  des  pachas,  caïmacans,  mudirs,  grands  et  petits 
pillards.  «  Le  caïmacan  de  Boli  est  maintenant  à  Uskub,  nous  dit  le 
surudji.  Le  mudir  va  lui  faire  un  cadeau,  de  la  soie,  du  tabac,  etc., 
et  il  se  fera  ensuite  indemniser  par  les  pauvres  en  leur  demandant 
naturellement  le  double  de  ce  qu'il  aura  donné.  —  Je  les  connais, 
tous  ces  mudirs,  caïmacans  et  pachas,  reprit  Méhémed,  et  je  sais 
les  tours  qu'ils  jouent.  —  C'est  vrai,  tu  as  été  longtemps  auprès 
d'un  pacha;  ton  pacha  mangeait-il  beaucoup?  {Manger  est  le  terme 
turc  pour  voler.)  —  Certainement;  sans  cela,  serait-il  devenu  pacha? 
—  Et  vous  autres  zaptiés,  vous  faisiez  comme  lui  sans  doute?  Tu 
mangeais  aussi,  n'est-ce  pas? —  Eh!  oui;  ne  suis-je  pas  Turc,  moi?» 

Bey-Keui  est  aussi  un  petit  village  où  il  n'y  a  d'autres  chemins 
que  le  lit  des  ruisseaux.  Nous  ne  trouvons  d'abord  que  des  enfans  et 
des  femmes,  qui  semblent  fort  embarrassés  de  nous.  Enfin  Méhémed 
réussit  à  mettre  la  main  sur  l'iman.  Celui-ci  nous  apporte  à  déjeu- 
ner, et  nous  conduit  à  une  forteresse  dont  on  nous  a  parlé  à  Uskub 
comme  d'une  construction  intéressante;  il  se  trouve  que  c'est  seu- 
lement un  château  byzantin  destiné  à  couvrir  la  route  importante 
qui  conduisait,  à  travers  l'Olympe,  à  Modrenœ  et  à  sa  citadelle.  Le 
site  est  admirable.  En  redescendant  sur  la  lisière  de  la  plaine,  on 
traverse  des  fourrés  et  des  clairières  où  s'offrent  des  groupes  d'ar- 


SOUVENIRS    d' ASIE-MINEURE.  107 

bres  d'une  incomparable  élégance.  A  côté  des  vieux  platanes  creusés 
par  le  temps,  qui  rabattent  vers  la  terre  leur  fort  et  capricieux  bran- 
chage, les  hêtres  montent  comme  des  fusées,  les  tilleuls  en  fleur 
laissent  pendre  leurs  grappes  odorantes,  le  lierre  s'enroule  au  tronc 
des  frênes,  et  mêle  ses  sombres  festons  à  leur  clair  feuillage.  Des 
rameaux  les  plus  élevés  tombent  les  tiges  grêles  de  la  vigne  sau- 
vage; on  dirait  les  cordages  d'un  navire. 

Nous  descendons  après  une  courte  halte  sur  ce  sommet.  Notre 
iman  nous  montre  le  chemin  du  second  des  hameaux  qui  composent 
le  village  de  Bey-Keui,  et  nous  y  arrivons  en  dix  minutes.  Nous 
sommes  reçus  par  l'aga,  qui  est  le  principal  personnage  du  lieu  :  il 
nous  engage  à  nous  asseoir  pour  prendre  le  café.  L'intérêt  avec 
lequel  nous  paraissons  écouter  ses  plaintes  contre  les  Tartai'es  le 
décide  à  pousser  plus  loin  encore  l'amabilité.  Tout  d'un  coup  il  se 
lève,  disparaît  quelques  instans,  puis  reparaît  avec  un  plateau  qui 
porte  tout  un  déjeuner.  Quoique  ce  repas  soit  le  second  de  la  jour- 
née, il  faut  bien  se  résigner.  Le  brave  homme  nous  raconte  ses 
malheurs.  Une  bande  de  ces  Tar tares  qui  de  Russie  ont  récemment 
émigré  en  Turquie  a  construit  un  village  à  un  quart  d'heure  de 
Bey-Keui;  le  gouvernement  leur  a  donné  des  terres,  mais  ils  ne 
s'en  sont  pas  contentés  :  ils  ont  pris  ce  qui  dans  le  voisinage  était  à 
leur  convenance.  Ainsi  ils  se  seraient  emparés  de  quatre  cents  jour- 
naux de  terre  labourable  appartenant  à  Osman-Aga,  notre  interlo- 
cuteur! Toutes  les  réclamations  adressées  au  mudir  et  au  caïmacan 
ont  été  inutiles  :  les  Tartares  se  prévalent  de  la  bienveillance  que' 
leur  témoigne  le  gouvernement  impérial,  et  d'ailleurs,  quoiqu'ils 
ne  sachent  pas  encore  parler  le  turc,  ils  connaissent  assez  déjà  leur 
Turquie  pour  savoir  acheter  à  propos  la  connivence  des  autorités. 
C'est  une  leçon  qu'ils  avaient  pu  apprendre  autrefois  en  Russie. 
Quant  à  résister  soi-même  à  ces  usurpateurs,  on  n'ose;  les  Tar- 
tares sont  plus  nombreux,  et  ils  se  servent  volontiers  du  fusil  et  du 
couteau.  Je  promets  à  notre  homme,  pour  le  consoler,  de  tâcher  de 
lui  faire  rendre  justice,  et  je  comble  de  joie  son  neveu,  grand  chas- 
seur de  cerfs,  en  lui  donnant  un  peu  de  poudre.  Il  y  a  beaucoup  de 
ce  gros  gibier  dans  la  montagne,  car  on  va  le  chasser  sans  chien. 
On  rencontre  les  cerfs  par  bandes,  et  on  tâche  de  les  approcher  à 
portée  de  la  balle;  on  y  réussit  assez  souvent.  L'hiver,  ils  viennent 
tout  près  du  village,  mais  maintenant  il  faudrait  aller  les  chercher 
à  plusieurs  heures  d'ici,  dans  la  haute  région,  là  où  commencent 
les  forêts  de  pins. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  nous  avons  quitté  Bey-Keui,  et  nous 
sommes  au  village  des  Tartares.  Je  ne  sais  si  tout  ce  que  racontent 
leurs  voisins  est  vrai,  mais  le  fait  est  que  leur  village  a  très  bonne 


108  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

mine.  Les  maisons,  toutes  neuves,  sont  construites  en  terre  et  en 
bois;  elles  ont  toutes  un  premier  étage,  que  l'on  habite,  tandis  que 
le  rez-de-chaussée  sert  d'écurie  et  de  remise.  Auprès  de  chaque 
maison,  il  y  a  un  jardin  entouré  de  palissades  et  un  poulailler  rond, 
fait  de  claies  soigneusement  tressées.  Au-delà  de  ce  village,  notre 
route  s'enfonce  dans  la  forêt,  où  nous  marchons  pendant  quatre 
heures.  Le  sentier,  tracé  par  les  arahas,  suit  le  pied  de  la  mon- 
tagne ;  tantôt  il  en  gravit  en  écharpe  les  premières  pentes,  tantôt  il 
descend  au  bord  de  la  plaine.  Pendant  quatre  heures  de  marche 
d'ans  le  fourré,  nous  voyons  à  peine  quelques  clairières  où  se  trou- 
vent des  scieries  abandonnées ,  autour  desquelles  se  pressent  déjà 
les  tiges  nouvelles  et  les  plantes  grimpantes,  comme  avides  d'effa- 
cer au  plus  tôt  la  trace  de  la  cognée.  Il  en  est  de  même  du  chemin  : 
partout  il  est  envahi  par  les  branches  ;  on  n'y  passe  qu'en  les  écar- 
tant sans  cesse  avec  la  main,  en  se  courbant  à  chaque  instant  à 
toucher  avec  la  joue  le  cou  du  cheval.  La  forêt  se  referme  sur  les 
pas  de  l'homme,  comme  l'eau  sous  le  bras  du  nageur.  Sous  ces 
ombrages,  on  ne  se  douterait  pas  qu'il  est  deux  heures  après  midi, 
qu'on  est  en  Asie-Mineure,  au  mois  de  juillet,  et  qu'il  fait  chaud 
dans  la  plaine.  Ici  l'eau  est  partout,  sur  les  fouillées,  qui  ont  gardé 
la  rosée  de  la  nuit  et  la  pluie  du  matin,  et  qui  nous  la  versent  par 
ondées,  sous  les  épaisses  fougères  et  l'humide  velours  des  scolopen- 
dres, où  on  l'entend  bruire  et  filtrer  goutte  à  goutte,  dans  le  lit  des 
torrens,  où  elle  se  précipite  en  grondant  du  haut  de  la  montagne. 
Un  peu  avant  de  sortir  de  la  forêt,  nous  rencontrons  une  source 
d'eau  thermale  qui  jaillit  tout  près  de  la  route,  dans  une  piscine  à 
ciel  ouvert,  précédée  d'un  vestibule,  constructions  dues  sans  doute 
à  la  libéralité  de  quelque  pieux  musulman  du  voisinage.  On  n'a  qu'à 
pousser  la  porte;  elle  s'ouvre  et  retombe  d'elle-même.  Se  baigne 
qui  veut. 

Efteneh,  où  nous  arrivons  bientôt,  est  un  petit  village  d'une 
vingtaine  de  maisons.  Les  notables  sont  réunis  devant  la  mosquée  ; 
celle-ci,  tout  en  planches,  est  bâtie  au-dessus  d'un  gros  ruisseau 
où  les  fidèles  vont  faire  leurs  ablutions,  et  qui  passe  sous  le  temple 
même.  Tout  alentour  se  dressent  de  grands  noyers,  et  les  platanes 
inclinent  vers  Teau  courante  l'extrémité  de  leurs  branches.  On  nous 
fait  très  bon  accueil;  on  apporte  des  matelas,  des  coussins,  qui  me 
permettront  de  m'établir  pour  la  nuit  sous  la  galerie  qui  entoure  la 
mosquée.  —  Si  je  veux,  me  dit-on  naïvement,  on  me  donnera  une 
chambre  quelque  part;  mais  il  y  a  force  vermine  dans  toutes  les 
maisons.  —  Je  profite  de  l'avertissement,  et  je  déclare  que  j'aime 
bien  mieux  rester  dehors. 

L'iman  appelle  à  la  prière  du  soir,  et  les  fidèles  entrent  à  la  mos- 


SOUVENIRS   d' ASIE-MINEURE.  109 

quée.  La  prière  finie,  on  apporte  le  souper  et  on  le  place  devant  moi. 
J'invite  l'iman,  mon  hôte,  à  s'asseoir,  et  lui  aussitôt  invite  le  cavas 
et  le  muletier.  Il  ne  lui  vient  pas  à  l'idée  qu'un  Européen  pourrait 
être  contrarié  de  dîner  avec  ses  domestiques.  On  entend  ici  l'égalité 
autrement  que  chez»  nous.  Pas  de  pays  où  les  petits  soient  moins 
protégés  contre  les  grands,  où  il  y  ait  plus  d'inégalité  devant  la  loi, 
ou  du  moins  devant  ceux  qui  sont  chargés  de  rapf)liquer,  et  pas  de 
pays  non  plus  où  la  différence  de  conditions  se  marque  moins  dans 
les  rapports  sociaux.  Ici  le  muletier  mangera  avec  le  bey  et  le  tu- 
toiera; mais  si  le  bey  ne  veut  pas  payer  le  muletier  qui  lui  a  loué 
son  cheval  et  qu'ils  aillent  devant  le  juge,  on  donnera  tort  au  mu- 
letier, eût-il  dix  fois  raison.  Mieux  vaut  peut-être  l'égalité  à  la 
française.  En  France,  le  domestique  ne  tutoie  pas  son  maître  et  ne 
s'assied  pas  à  sa  table;  mais  lui  a-t-on  fait  tort  de  quelques  sous, 
il  fera  condamner  le  maître ,  millionnaire  ou  non,  par  le  juge  de 
paix. 

Après  souper,  sous  ces  feuillages  qui  blanchissent  et  parmi  ces 
eaux  qui  tremblent  aux  rayons  de  la  lune,  la  soirée  est  trop  belle 
pour  qu'on  songe  à  se  coucher.  Nous  restons  jusque  vers  onze  heures 
à  causer.  Méhémed  se  met  à  raconter  ses  campagnes,  c'est-à-dire 
comment,  du  côté  de  Bayezid,  lui  et  neuf  mille  Turcs  ont  pris  leurs 
jambes  à  leur  cou  au  premier  bruit  du  canon  russe;  les  Russes  n'é- 
taient guère  que  trois  mille.  Méhémed  aime  beaucoup  ce  récit: 
c'est  la  troisième  ou  quatrième  fois  que  je  l'entends;  eût-il  été  deux 
fois  vainqueur,  il  ne  prendrait  pas  plus  de  plaisir  à, recommencer 
cette  narration.  C'est  manquer  un  peu  de  vergogne.  Il  y  a  chez  tous 
ces  Turcs  un  bien  singulier  mélange  d'orgueil  et  de  bonhomie.  Je 
n'aime  pas  qu'on  pousse  trop  loin  la  simplicité;  celui  qui  fait  trop 
bon  marché  de  lui-même  ne  fera  rien  pour  mériter  l'estime.  Je 
suis  d'ailleurs  le  seul  à  qui  ce  récit  ne  plaise  pas;  il  intéresse  beau- 
coup les  auditeurs.  Méhémed  leur  dit ,  sans  soulever  aucune  op- 
position, que  l'armée  russe  vaut  bien  mieux  que  l'armée  turque, 
({ue  les  officiers  russes  sont  bien  plus  braves,  etc.  Je  prends  quel- 
ques précautions  oratoires  pour  leur  faire  observer  que,  si  leurs 
soldats  sont  excellens,  leurs  officiers  sont,  à  quelques  exceptions 
près,  lâches  et  voleurs.  Ces  précautions  étaient  inutiles  :  ils  sont 
tous  d'avance  de  mon  avis  sur  ce  point.  On  parle  un  peu  du  nou- 
veau sultan;  ils  font  quelques  questions  à  ce  sujet,  mais  sans 
vive  curiosité.  Au  fond,  rien  de  ce  qui  ne  les  touche  pas  directe- 
ment n'intéresse  ces  braves  gens.  Il  est  difficile  de  se  faire  une  juste 
idée  de  cette  tranquille  indifférence  poup  tout  ce  que  nous  appe- 
lons la  jJolilique.  En  revanche,  ils  s'informent  avec  intérêt  si  nous 
n'avons  pas  trouvé  de  trésors,  s'il  n'y  en  a  pas  dans  les  vieilles  for- 


110  REVUE    DES    DEUX    MO^NDES. 

teresses  et  sous  les  pierres  qui  portent  des  inscriptions.  Qu'on  leur 
réponde  en  plaisantant  ou  sérieusement,  on  ne  leur  ôtera  pas  cette 
idée  de  la  tête.  L'an  dernier,  ils  en  ont  été  victimes  :  un  derviche 
d'Ei'zeroum  est  venu  s'établir  chez  eux  ;  il  leur  a  déclaré  qu'il  con- 
naissait dans  la  montagne  un  endroit  où  il  y  avait  de  grands  trésors 
cachés;  s'ils  voulaient  travailler  sous  sa  direction,  il  les  leur  ferait 
trouver,  et  on  partagerait.  Par  son  air  de  confiance,  par  l'assurance 
de  sa  parole,  il  s'empara  de  leurs  esprits  au  point  que,  de  plusieurs 
villages  de  la  plaine,  des  hommes  se  mirent  à  sa  disposition  et  que 
pendant  près  de  deux  mois  une  vingtaine  de  travailleurs  remuèrent 
la  terre  à  l'endroit  désigné,  y  firent  des  trous  profonds,  y  ouvrirent 
des  tranchées.  Cependant  on  hébergeait,  on  nourrissait  le  derviche 
qui  allait  donner  aux  villageois  toute  une  fortune;  pouvait-on  faire 
moins?  Au  moment  où  les  ouvriers,  n'ayant  pas  encore  rencontré 
un  seul  para,  commençaient  à  se  lasser,  un  beau  jour,  sans  crier 
gare,  le  derviche  disparut.  Alors  enfin  ces  naïfs  paysans  comprirent 
qu'on  s'était  moqué  d'eux.  A  Uskub,  dans  la  même  espérance,  on 
a  bouleversé  le  grand  tertre  qui  est  au  sud  de  la  ville,  et  où  s'éle- 
vaient, à  ce  qu'il  semble,  des  bains.  Inutile  d'ajouter  qu'on  n'a  pas 
trouvé  de  trésors,  mais  seulement  des  stèles  portant  des  inscrip- 
tions, des  tuiles  et  des  briques  romaines  que  l'on  a  en  partie  em- 
ployées dans  des  constructions  nouvelles. 

Rien  au  fond  de  plus  naturel  que  cette  croyance.  Gomment  ces 
gens  simples  et  ignorans  comprendraient-ils  que  des  étrangers  qui 
ont  largement  chez  eux  tout  ce  qu'il  leur  faut  pour  vivre  se  déran- 
gent pour  venir  examiner  de  vieux  murs  et  lire  les  épitaphes  de  gens 
morts  depuis  longtemps?  On  a  beau  leur  dire  qu'ils  auraient  tort 
d'y  chercher  malice,  il  leur  est  impossible  de  se  faire  une  idée  de 
la  curiosité  scientifique  et  de  la  puissance  que  ce  mobile  exerce  sur 
les  actions  des  Européens;  on  ne  se  figure  pas  plus  un  sentiment 
auquel  on  est  étranger  qu'un  aveugle-né  ne  peut  imaginer  les  cou- 
leurs. Ils  cherchent  vainement  à  savoir  comment  notre  science,  no- 
tre esprit  critique,  tirent  parti  des  moindres  indices  pour  retrouver 
les  traits  épars  du  passé  humain,  pour  en  recomposer,  pour  en  ra- 
nimer l'image  efTacée.  Le  but  de  tous  leurs  efforts  dans  leur  exis- 
tence étroite  et  bornée,  c'est  de  fuir  l'étreinte  de  la  misère,  c'est 
de  gagner  un  peu  d'argent.  Ils  supposent  donc,  non  sans  vraisem- 
blance, que  c'est  pour  en  gagner  beaucoup  à  la  fois  que  l'on  vient 
de  si  loin,  et  au  prix  de  tant  de  fatigues,  parcourir  leur  pays.  Ces 
instrumens  mystérieux  qu'ils  voient  entre  nos  mains,  et  dont  ils  ne 
connaissent  pas  l'usage,  ce  sont  les  auxiliaires  que  nous  employons 
dans  cette  recherclie,  les  chiens  de  cliasse  qui  découvrent  le  gibier. 
Avec  cette  conviction  bien  arrêtée  dans  leur  esprit,  ne  faut -il  pas 


SOUVENIRS    d' ASIE-MINEURE.  Ml 

qu'ils  soient  vraiment  bien  bonnes  gens  pour  ne  pas  mettre  d'ob- 
stacle à  nos  recherches  et  à  nos  travaux? 

Du  22  au  25  juillet.  —  N'ayant  pu  renconti-er  un  chasseur  de 
cerfs  qui  devait  me  donner  des  renseignemens  sur  une  forteresse 
située  dans  la  montagne,  je  me  décide  à  retourner  à  Uskub.  Deux 
heures  de  chemin  à  travers  la  plaine,  en  grande  partie  inculte,  nous 
conduisent  auprès  d'un  campement  de  Kurdes.  Leurs  tentes  noires 
de  poil  de  chèvre  sont  éparses  sous  les  noyers ,  parmi  les  grandes 
fougères  écrasées  par  le  bétail.  Les  Kurdes,  dans  cette  région  du 
moins,  ne  sèment  ni  ne  moissonnent.  Aucun  d'eux  ne  saurait  tracer 
un  sillon;  ils  ne  sont  que  pâtres  et  ne  vivent  que  des  produits  et 
de  la  vente  de  leur  bétail.  Ils  ne  connaissent  pas  la  maison;  hiver 
comme  été ,  ils  vivent  sous  la  tente  ;  seulement ,  l'hiver,  on  couvre 
de  terre  le  bas  de  la  toile.  En  les  regardant  avec  un  peu  d'atten- 
tion ,  on  reconnaît  chez  eux  les  traits  essentiels  de  la  race  cauca- 
sique.  Avec  moins  de  régularité  et  de  beauté,  ce  sont  les  traits  des 
Persans,  le  sourcil  très  arqué,  l'œil  noir  et  long,  le  nez  droit,  la 
bouche  bien  fendue,  une  barbe  noire  et  abondante  au  menton.  Ils 
nous  reçoivent  bien  et  semblent  assez  doux.  Il  y  a,  paraît-il,  une 
quinzaine  d'années  qu'ils  sont  établis  dans  cette  plaine.  Ils  parlent 
le  turc,  mais  assez  incorrectement,  cà  ce  qu'il  me  semble;  entre  eux, 
ils  ne  se  servent  que  du  kurde.  Un  Arménien  d'Adabazar  est  venu 
pour  leur  acheter  des  vaches.  Le  marché  se  fait  avec  toutes  les  fa- 
çons, toutes  les  roueries  de  nos  maquignons  :  ici  comme  chez  nous, 
€0  sont  des  prétentions  exagérées,  posées  de  part  et  d'autre  au  début 
sans  l'intention  de  s'y  tenir. 

Le  23,  à  neuf  heures  du  matin,  nous  partons  d'Uskub  pour  Boli. 
Les  malades  affluent  jusqu'au  dernier  moment.  Lorsque  nous  nous 
mettons  en  selle  dans  la  cour,  la  mère ,  la  femme  du  maître  de  la 
maison  et  ses  servantes ,  enfin  toute  la  population  du  harem  appa- 
raît aux  fenêtres  grillées  d'une  chambre  qui  est  au-dessous  de  celle 
où  nous  couchions,  et  nous  adresse  toute  sorte  de  souhaits  de  bon 
voyage,  auxquels  se  mêle  la  touchante  recommandation  musul- 
mane :  ((  ne  songez  pas  à  nos  défauts,  oubliez  ce  qui  a  pu  manquer 
à  notre  hospitalité  [quousourimizeh  baqmaîa),  )) 

La  culture  cesse  bientôt;  nous  suivons  la  grande  route  de  Gon- 
stantinople  à  Gastambol ,  et  une  fois  même  nous  sommes  forcés  de 
faire  un  assez  long  détour.  On  a  labouré  la  route ,  et  une  palissade 
ferme  le  passage.  A  midi,  arrivée  chez  un  Kurde  qui  nous  reçoit 
très  bien  sous  sa  tente  de  crin.  Celui-ci  a  commencé  à  se  prendre 
à  la  vie  sédentaire.  Né  ici,  il  aime  cette  lande  boisée  dont  il  a  défri- 
ché une  partie.  11  nous  montre  ses  champs  de  maïs  et  les  sauvageons 
qu'il  a  gi'eifés.  Il  allait  faire  le  dernier  pas  qui  marque  le  renonce- 


112  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  définitif  à  la  vie  nomade  et  qui  consacre  le  mariage  de  l'homme 
avec  la  terre;  il  allait  se  bâtir  une  maison ,  et  déjà  il  avait  abattu 
les  arbres  qui  devaient  lui  servir  de  maîtresses  poutres,  quand  l'au- 
torité résolut  d'établir,  tout  près  de  lui,  de  l'autre  côté  du  ruisseau, 
un  village  de  Tartares.  Gela  l'a  décidé  à  attendre  encore.  Il  craint 
qu'on  ne  gâte  ses  champs,  qu'on  ne  cueille  ses  pommes.  Peut-être, 
si  ces  voisins  se  montrent  par  trop  incommodes,  lèvera-t-il  les  pi- 
quets de  sa  tente  pour  aller  les  replanter  un  peu  plus  loin ,  dans 
quelque  autre  clairière. 

Les  femmes  (il  en  a  deux)  sont  dans  une  division  de  la  tente,  sé- 
parée par  une  épaisse  draperie  du  quartier  destiné  aux  hommes. 
Pendant  que  nous  sommes  là,  le  Kurde  est  pris  d'un  accès  de  fièvre 
pour  lequel  nous  lui  donnons  du  sulfate  de  quinine.  Enchanté,  il  en 
demande  aussipour  une  de  ses  femmes  qui,  dit-il,  souffre  delà  même 
maladie.  On  lui  dit  qu'il  faut  que  le  docteur  la  voie,  que  sans  cela  il 
ne  peut  rien  prescrire.  «  Ce  n'est  pas  possible,  répond-il,  ce  n'est 
pas  la  coutume.  »  Il  aime  mieux  laisser  la  malheureuse  continuer  à 
trembler  la  fièvre.  On  est  plus  sévère  ici  sous  la  tente  du  nomade, 
resté  attaché  aux  anciens  usages,  que  dans  les  villes,  où  presque 
partout,  après  plus  ou  moins  de  façons,  on  laisse  le  docteur  péné- 
trer dans  le  harem. 

La  chaleur  est  très  forte;  ce  n'est  qu'à  quatre  heures  que  nous 
prenons  congé  de  notre  Kurde,  enchantés  de  son  hospitalité.  Pen- 
dant plus  d'une  heure,  nous  marchons  sous  bois,  et  nous  franchis- 
sons quelques  contre-forts  d'une  faible  élévation.  C'est  toujours  le 
hêtre  qui  domine.  Nous  débouchons  ensuite  dans  une  jolie  plaine 
tout  entourée  de  bois.  C'est,  si  je  ne  me  trompe,  la  haute  vallée  du 
Milan-Souïou,  la  rivière  qui  traverse  la  plaine  d'Uskub.  La  cam- 
pagne est  très  animée  ;  on  moissonne  partout.  Des  femmes  tout  en 
blanc  se  relèvent  parmi  les  blés  pour  nous  voir  passer.  On  entend 
le  bruit  des  faux  qu'on  aiguise.  Des  volées  de  ramiers  et  de  tourte- 
relles s'abattent  sur  les  javelles  et  les  pillent.  Ce  n'est  pourtant  pas 
gai  comme  une  moisson  française.  Les  femmes  reviennent  seules  au 
village.  Quand  nous  les  regardons,  elles  se  détournent.  Pas  de  ces 
joyeux  propos  que  chez  nous  le  passant  échange  volontiers  avec  les 
rieuses  bandes  de  moissonneuses  interrompant  un  instant  leur  tra- 
vail, pour  le  reprendre  après  avoir  répliqué  par  quelque  rustique  et 
gaillarde  raillerie.  Au  milieu  des  champs,  beaucoup  d'aires  où  l'on 
a  déjà  commencé  le  battage  :  il  se  fait  au  moyen  d'une  sorte  de  plan- 
cher mobile,  long  de  deux  à  trois  mètres,  large  d'un  mètre  environ, 
que  traînent  en  cercle  deux  bœufs  ou  deux  chevaux.  Sur  cette  espèce 
de'char  se  tient,  tantôt  assis,  tantôt  debout,  une  femme  ou  un  jeune 
garçon  qui  guide  les  animaux  et  les  excite  de  l'aiguillon.  Quand  le 


SOUVENIRS    d' ASIE-MINEURE.  113 

conducteur  est  debout,  cet  attelage  rappelle  le  char  antique  tel 
qu'on  le  voit  représenté  dans  les  bas-reliefs.  Le  dessous  de  ce  plan- 
cher est  garni  de  pierres  à  fusil  tranchantes,  fixées  entre  des  tresses 
de  paille.  Ces  pierres  ouvrent  l'épi  et  coupent  la  paille. 

On  aperçoit  plusieurs  villages  dans  la  plaine;  nous  couchons  dans 
ou  plutôt  devant  un  khan,  sous  l'appentis  dont  il  est  flanqué,  auprès 
du  village  de  Darieri.  Nous  avons  beau  nous  être  empaquetés  dans 
notre  drap  et  sous  des  mouchoirs ,  les  cousins  bruyans  nous  tien- 
nent longtemps  éveillés,  et  dès  que  nous  entr' ouvrons  notre  prison 
pour  respirer  un  peu,  ils  y  pénètrent  et  nous  martyrisent.  Nous 
passons  la  nuit  à  nous  découvrir  à  cause  de  la  chaleur  et  à  nous  re- 
couvrir pour  éviter  les  cousins. 

26  juillet.  —  La  plaine  de  Boli,  où  nous  conduit  à  travers  les  bois 
un  sentier  aussi  agréable  que  celui  de  la  veille,  est  bien  mieux  cul- 
tivée que  celle  d'Uskub,  mais  moins  pittoresque.  La  chaîne  qui  la 
termine  au  sud,  l'Olympe  de  Galatie,  présente  à  peu  près  le  même 
aspect.  C'est  aussi  une  longue  muraille,  mais  moins  élevée  et  moins 
boisée.  La  culture  monte  assez  haut  sur  les  pentes.  Plusieurs  vil- 
lages s'y  reconnaissent  de  loin  à  leurs  minarets.  Partout  le  blé  et 
l'orge  tombent  sous  la  faux.  Comme  nous  approchons  de  la  ville, 
dans  un  champ*  tout  près  de  la  route,  une  moissonneuse  se  met  à 
chanter  ou  plutôt  à  nasiller,  en  se  tournant  vers  nous,  une  chanson 
qui  est  évidemment  destinée  à  parvenir  à  nos  oreilles.  Un  de  nos 
surudnsy  un  vieillard,  choqué  de  cette  provocation,  déclare  que  ce 
doit  être  une  fdle  de  mauvaise  vie.  Quelquefois  un  riche  proprié- 
taire, quand  il  loue  pour  la  moisson  une  troupe  de  garçons,  engage 
en  même  temps,  pour  les  divertir,  une  de  ces  femmes.  Elle  les 
égaie  par  ses  chansons  et  les  délasse  de  leur  travail.  L'attention  est 
délicate. 

Boli,  l'ancienne  Bithynium,  puis  Claudiojjolis,  est  au  milieu  de  la 
plaine,  au  pied  d'une  éminence  que  surmontent  les  restes  d'un  châ- 
teau fort.  Nous  sommes  reçus  au  konak  (1)  par  le  inal-mudiri  ou 
receveur  des  finances  qui  remplace  pour  le  moment  le  caïmacan  en 
tournée.  A  l'élégance  de  ses  manières,  à  la  douceur  et  à  la  pureté 
de  son  langage,  on  reconnaît  tout  de  suite  en  lui  un  Turc  de  Con- 
stantinople.  Nous  nous  installons  de  notre  mieux  dans  la  maison  non 
encore  terminée  d'un  marchand  arménien.  Il  y  a  huit  mois  que  tout 
le  quartier  arménien  de  Boli,  par  l'imprudence  d'une  vieille  femme, 
a  brûlé  en  deux  heures.  Sur  cent  cinquante  maisons  qui  le  compo- 
saient, il  en  est  resté  trente.  Pas  d'Arméniens  catholiques  ici,  ni  de 
Francs,  ni  de  Grecs.  Le  soir,  nous  avons  la  visite  du  banquier  armé- 

(l)  On  appelle  ainsi  la  maison  où  siègent  les  fiutorités  et  où  se  tient  le  conseil. 

TOME  XLIV.  8 


114  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nien  qui  reçoit  du  mal-mudiri  l'argent  perçu  pour  les  impôts,  et 
qui,  par  ses  correspondans,  le  fait  toucher  au  gouvernement  à  Con- 
stantinople.  Nous  lui  demandons  quelques  détails  sur  toute  cette 
organisation.  Rien  de  plus  embarrassé  que  ses  explications.  Ce  qu'il 
est  facile  de  comprendre,  c'est  qu'en  réalité  on  prend  bien  plus  aux 
pauvres  qu'on  n'est  censé  leur  demander.  Du  marchand  qui  achète 
son  blé,  le  paysan  reçoit  la  livre  turque  pour  le  moins  au  taux  de 
110  piastres,  et  c'est  d'après  le  produit  de  son  champ,  évalué  en 
monnaie  courante,  qu'il  est  taxé  ;  or,  quand  il  va  payer  l'impôt  au 
gouvernement,  on  n'accepte  la  livre  turque  que  pour  100  piastres. 
11  perd  donc  10  piastres  par  chaque  livre  qu'il  verse  au  mal-mudiri. 
Ce  n'est  d'ailleurs  vraiment  pas  au  gouvernement  que  profite  le 
surcroît  de  fardeau  que  l'on  fait  ainsi  peser  sur  le  contribuable. 
Ceux  qui  en  bénéficient,  ce  sont  les  intermédiaires,  caïmacans,  mal- 
mudiris,  banquiers  arméniens,  ceux-ci  surtout. 

Du  27  au  29  juillet,  séjour  à  Boli.  —  La  ville  est  vaste,  mais  peu 
intéressante.  Les  maisons,  en  terre  et  en  bois,  sont  basses  et  sans 
originalité.  Nous  faisons  connaissance  avec  le  médecin  de  la  ville, 
un  jeune  Turc  élève  de  l'école  de  Galata-Séraï.  Il  parle  assez  bien  le 
français,  il  a  des  livres  de  médecine,  une  pharmacie  assez  bien  mon- 
tée et  peut-être  quelques  notions  assez  justes  de  thérapeutique  et  de 
chirurgie  élémentaires.  Ce  qui  empêche  surtout  qu'on  puisse  songer 
à  le  prendre  pour  un  médecin  européen  et  à  le  traiter  comme  tel, 
ce  sont  les  sentimens  qu'il  exprime  hautement  au  bout  de  cinq  mi- 
nutes de  conversation.  Il  est  en  ce  moment  payé  par  cinq  ou  six 
villes,  Boli,  Muderlu,  Uskub,  Geiweh,  Dusdschè,  entre  lesquelles  il 
est  censé  partager  ses  soins  et  son  temps;  mais  sa  résidence  habi- 
tuelle est  Boli,  et  ces  villes  sont  éloignées  l'une  de  l'autre  de  deux 
ou  trois  jours  de  marche.  En  hiver  même,  vu  l'état  des  routes,  les 
communications  sont  impossibles  entre  elles.  Ce  n'est  donc  que  sur 
Tordre  exprès  du  pacha  que  ces  villes  ont  consenti  à  se  charger 
d'un  abonnement  dont  elles  ne  tirent  aucun  profit.  «  J'y  vais  une 
fois  par  an,  nous  dit  le  docteur.  —  Mais  si  on  n'a  pas  l'esprit  d'at- 
tendre, pour  tomber  malade,  le  moment  de  votre  visite,  comment 
fera-t-on? —  On  fera  comme  on  pourra;  on  se  guérira  ou  on 
mourra  :  cela  m'est  bien  égal,  pourvu  qu'on  me  paie  mes  appoin- 
temens.  »  En  Occident,  il  y  a  peut-être  plus  d'un  médecin  qui  ne 
pense  et  ne  sent  pas  d'une  manière  plus  élevée;  mais  il  rougirait  de 
l'avouer,  il  n'oserait  pas  s'en  vanter  ainsi.  La  ville  où  nous  sommes 
paie  à  Ismaïl-EfTendi  600  piastres  par  mois.  Il  doit  ses  visites  gratis, 
mais  il  vend  les  médicamens,  et  l'on  ne  peut  guère  supposer  qu'il 
mette  beaucoup  de  discrétion  ni  dans  ses  ordonnances,  ni  dans  le 
prix  auquel  il  vend  ses  drogues. 


SOUVENIRS    d' ASIE-MINEURE.  115 

Pendant  que  notre  compagnon  Guillaume,  qui  commence  à  se 
sentir  souffrant,  esquisse  quelques  stèles,  et  que  le  docteur  Delbet 
prend  des  vues  photographiques  et  voit  des  malades,  j'emploie  une 
journée  à  courir  la  plaine  à  cheval  avec  Méhémed,  pour  recueillir 
des  inscriptions.  Elles  sont  très  nombreuses  dans  les  cimetières  des 
villages.  Auprès  de  Karaagatch,  nous  entrons,  pour  demander  un 
renseignement,  chez  Tahir-Bey,  un  ancien  domestique  d'Abd-ul- 
Medjid,  qui  touche  150  piastres  de  retraite  par  mois,  11  ne  sait  pas 
où  se  trouvent  les  pierres  que  nous  cherchons,  mais  il  nous  prie  de 
nous  reposer  chez  lui.  Il  nous  offre  un  chibouque  et  une  tasse  de 
café,  et  nous  causons  un  instant.  Lui  aussi,  il  se  plaint  de  la  véna- 
lité des  fonctionnaires.  «  Devant  notre  caïmacan  et  notre  cadi  (ce 
sont  ses  paroles),  avec  un  mouton  offert  à  propos,  on  est  toujours  sûr 
d'avoir  raison.  » 

La  matinée  du  dernier  jour  est  employée  à  chercher  des  chevaux. 
Méhémed  amène  cinq  ou  six  loueurs  avec  qui  s'engagent  des  négo- 
ciations. Ceux-ci  désirent  que  j'assiste  au  traité.  Je  viens  donc  m'as- 
seoir  gravement  sur  le  sofa,  à  côté  d'un  beau  vieillard  à  barbe 
blanche,  aubergiste  et  médecin,  qui  porte  la  parole  pour  les  autres 
propriétaires  de  chevaux.  Les  conventions  enfin  conclues,  après  une 
assez  longue  mais  toujours  calme  discussion,  on  sert  le  café,  et  nous 
nous  séparons.  Je  vais  avec  Méhémed  faire  déterrer,  pour  lire  la 
fin  d'une  inscription,  le  bas  d'une  de  ces  pierres  qui,  devant  les 
mosquées,  servent  à  l'iman  et  autres  personnages  de  distinction 
pour  monter  à  cheval  et  pour  en  descendre.  Gela  soulève  d'abord 
de  la  part  des  passans  quelques  timides  objections  qui  disparaissent 
dès  que  j'ai  promis  de  laisser  la  pierre  en  place,  de  ne  pas  l'em- 
porter. Il  en  avait  été  de  même  l'autre  jour  au  cimetière,  où  j'avais 
eu  besoin  de  dégager  le  pied  d'une  stèle.  Par  précaution,  j'avais 
pris  avec  moi  un  zaptié.  Au  premier  coup  de  pioche  arrivent  quel- 
ques Turcs  qui  font  remarquer  que  cette  pierre  recouvrait  la  tombe 
d'un  musulman.  Dès  que  mon  acolyte  leur  assure  que  je  ne  songe 
nullement  à  changer  la  pierre  de  place,  mais  que  je  veux  seule- 
ment lire  ce  qu'il  y  a  d'écrit  sur  une  des  faces,  l'inquiétude  fait 
place  à  une  bienveillante  curiosité. 

En  rentrant,  je  trouve  notre  brave  et  savant  compagnon  souffrant 
et  couché,  avec  la  fièvre.  Il  insiste  néanmoins  pour  que  nous  par- 
tions, comme  c'était  convenu,  le  lendemain  matin.  Nous  faisons  nos 
préparatifs  pour  nous  mettre  en  route  de  bonne  heure.  Nos  hôtes 
arméniens,  envers  qui  le  moment  était  venu  de  s'acquitter,  nous 
ont  fait  un  vrai  compte  d'apothicaire.  Leur  excuse  à  mes  yeux,  c'est 
que  le  cavasbachi  ou  chef  de  la  police  leur  avait  dit,  à  ce  qu'il  pa- 
raît, pour  les  engager  à  nous  recevoir  de  bonne  grâce,  «  que  nous 


116  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

répandions  l'argent  comme  de  l'eau.  »  Gomment  voulez-vous  qu'a- 
près une  pareille  déclaration ,  à  laquelle  ils  ajoutent  une  foi  impli- 
cite, ces  pauvres  gens  ne  volent  pas  un  peu  et  même  beaucoup  les 
Européens?  Ceux  qui  s'en  abstiennent  sont  vraiment  trois  fois  hon- 
nêtes. Aussi  sont-ils  rares,  parmi  les  chrétiens  surtout. 

30-31  juillet,  1*^'"  août.  —  Nous  traversons,  du  nord  au  sud,  toute 
la  masse  de  l'Olympe  de  Galatie,  pour  descendre,  à  Bey-Bazar,  dans 
le  bassin  du  Sangarius.  Le  charme  de  ces  trois  jours  passés  dans  la 
montagne  est  malheureusement  bien  gâté  pour  nous  par  l'état  de 
M.  Guillaume.  La  fièvre  ne  le  quitte  pas,  il  ne  peut  rien  prendre  que 
quelques  cuillerées  d'eau  sucrée,  il  ne  dort  pas  la  nuit,  et  pourtant 
il  lui  faut  faire  tous  les  jours,  dans  de  rudes  sentiers,  huit  ou  dix 
heures  de  cheval;  ce  n'est  qu'à  force  d'énergie  et  au  prix  d'indici- 
bles souffrances  qu'il  se  tient  en  selle.  Tout  ce  pays  est  cependant 
admirable,  et  cette  nature  présente  avec  la  nôtre  de  singuliers  rap^- 
ports,  qui  la  rendent  encore  plus  aimable  et  plus  touchante  à  nos 
yeux.  Dès  que  nous  commençons  à  nous  élever  au-dessus  de  la 
plaine,  les  pentes  se  garnissent  de  coudriers,  de  hêtres,  d'un  épais 
et  vigoureux  taillis.  Là  où  il  y  a  des  clairières,  les  cerisiers  abon- 
dent, encore  couverts  de  petites  cerises  mûres,  d'un  goût  assez 
agréable.  Les  passans  (ils  ne  sont  pas  nombreux)  n'ont  cueilli  que 
les  fruits  des  branches  inférieures,  ceux  qui  étaient  à  la  portée  de 
la  main.  Méhémed  en  se  dressant  sur  son  cheval,  nos  hommes  en 
grimpant  dans  l'arbre,  nous  jettent  des  rameaux  chargés  de  cerises 
que  nous  dépouillons  à  loisir,  couchés  sur  la  pelouse,  auprès  d'une 
source  fraîche.  Un  peu  plus  haut,  nous  trouvons  les  sapins,  et  avec 
eux  les  fraises,  nos  petites  fraises  de  bois,  brillantes  et  parfumées. 

Une  fois  au  sommet,  non  de  l'Olympe,  mais  de  la  pente  de 
l'Olympe  qui  regarde  Boli,  nous  trouvons  devant  nous  comme  une 
large  terrasse,  de  vastes  plateaux  traversés  par  de  nombreux  ruis- 
seaux et  parsemés  de  pins.  Au-delà  s'élèvent,  à  deux  ou  trois  lieues 
peut-être  à  vol  d'oiseau,  les  vrais  sommets  de  l'Olympe  galate;  ils 
sont  boisés  presque  jusqu'à  la  cime.  Ils  ont  une  certaine  grandeur, 
mais  sans  originalité  de  forme.  Le  plus  haut  sommet  s'appelle 
Queur-Oghlou  (le  fils  de  l'aveugle).  Ce  grand  plateau,  qui  a  par- 
fois l'aspect  d'un  parc  anglais,  est  de  place  en  place  coupé  de  ra- 
vins, dont  le  plus  profond,  à  peu  près  au  centre  de  la  montagne, 
porte  le  nom,  certainement  d'origine  antique,  à'Erckli-Dérési 
(la  vallée  d'Hercule).  Je  connais  peu  de  sites  plus  étranges  et  qui 
m'aient  fait  une  plus  profonde  impression.  C'est  une  fente  étroite 
et  creuse  qui  coupe  en  deux  la  montagne;  seulement,  au  lieu  de  se 
prolonger  en  ligne  droite,  elle  fait  sans  cesse  des  zigzags  qui  n'en 
changent  point  la  direction  générale,  mais  qui  donnent  à  la  vallée 


SOUVENIRS    d' ASIE-MINEURE.  117 

un  aspect  plus  original  encore  et  plus  saisissant.  Dans  chacun  des 
angles  rentrans  que  forme  en  se  dérobant  brusquement  une  des 
falaises,  l'autre  se  précipite  aussitôt  comme  pour  remplir  l'espace 
vide.  C'est  une  série  de  caps  aigus  et  sombres,  comme  de  prodi- 
gieuses dents  qui  s'emboîtent  les  unes  dans  les  autres.  Ce  qui 
ajoute  encore  à  l'elfet,  c'est  le  riz  qu'on  cultive  au  fond  du  ravin; 
cette  bande  étroite  de  claire  et  brillante  verdure  fait  paraître  le 
ravin  plus  bizarre,  la  roche  plus  noire.  Sur  le  torrent  est  jeté  un 
pont  de  planches  tordu  par  le  vent.  On  passe  à  pied  dans  le  lit  du 
torrent,  qui  n'a  pour  le  moment  que  très  peu  d'eau;  l'hiver,  il 
doit  être  infranchissable.  Si,  une  fois  arrivé  là,  on  se  retourne, 
on  ne  distingue  plus,  parmi  les  buissons,  le  sentier  en  lacets  par 
où  l'on  a  mis  une  heure  à  descendre;  il  semble  impossible  de  sortir 
de  cette  sorte  d'abîme,  qui  rappelle  certains  paysages  de  M.  Gus- 
tave Doré. 

Au  milieu  du  plateau  se  trouve  une  mosquée  isolée,  autour  de 
laquelle  on  se  réunit  quand  sont  habités  les  iailas  ou  villages  d'été, 
très  nombreux  sur  ces  pelouses;  c'est  là  qu'on  vient  tenir  le  marché 
et  vendre  les  bestiaux.  Ces  chalets,  bâtis  de  troncs  de  pins  non 
équarris ,  sont  semés  par  groupes  sur  les  gazons ,  parmi  les  bou- 
quets d'arbres;  mais  toutes  ces  maisons,  si  cela  peut  s'appeler  ainsi, 
sont  vides  maintenant.  Depuis  le  commencement  de  juillet,  on  est 
redescendu  dans  les  plaines  pour  faire  la  moisson.  Le  premier  soir, 
nous  trouvons  l'hospitalité  dans  un  ïaila,  où  il  n'y  a  qu'un  seul 
homme,  l'iman.  Tous  les  autres  sont  allés  faire  la- moisson.  Les 
femmes  et  les  enfans  restent  seuls  ici.  Les  femmes  passent,  ainsi 
isolées,  tout  un  grand  mois  à  préparer  le  fromage,  le  beurre,  les 
tapis  pour  l'hiver.  Leurs  maris  viennent  ensuite  les  rechercher  pour 
descendre  tous  ensemble  vers  le  milieu  de  septembre.  Il  faut  que 
ces  montagnes  soient  bien  sûres ,  et  qu'il  n*y  ait  guère  de  mauvais 
sujets  dans  le  pays,  pour  que  les  maris  puissent  ainsi  s'absenter  en 
laissant  pendant  si  longtemps  leurs  femmes  au  logis  sans  aucune 
protection.  On  n'oserait  pas  cela  en  France.  Les  Grandvillaises  res- 
tent bien  veuves  pendant  plusieurs  mois  chaque  année,  mais  en- 
core y  a-t-il  des  gendarmes  à  Grandville  ! 

En  tout,  on  reste  à  peu  près  six  mois  dans  ces  chalets.  Les  pro- 
priétaires de  ceux-ci  ont  leur  village  à  dix-huit  heures  d'ici,  dans 
la  province  d'Angora.  L'iman,  qui  représente  à  lui  seul  toute  la  po- 
pulation mâle  du  village,  met  un  empressement  et  une  bonté  rares 
à  nous  installer,  à  nous  fournir  les  moyens  d'établir  aussi  commo- 
dément que  possible  notre  pauvre  malade.  Le  soir,  pour  éviter  la 
chaleur  gênante  du  grand  feu  qui  brûle  dans  la  cheminée,  Méhémed 
et  moi  allons  nous  loger,  avec  la  permission  de  l'iman,  dans  la  pe- 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tite  mosquée  du  hameau.  Il  vient  nous  y  tenir  compagnie,  et  Mé- 
hémed  et  lui  causent  très  tard.  Quel  dommage  de  ne  pas  tout  com- 
prendre !  L'iman  se  plaint  de  la  lourdeur  des  impôts.  11  prétend  qu'au 
moyen  de  surcharges  et  de  rapines  de  toute  sorte  on  en  est  venu 
à  leur  faire  payer  jusqu'à  1,000  piastres  par  maison.  Pour  un  petit 
jardin  qu'il  a  à  Nalichan,  et  qui  peut  lui  rapporter  jusqu'à  500  pias- 
tres, on  lui  demande  100  piastres  d'impôt,  20  pour  100  du  produit, 
a  Mais  il  faut  réclamer!  ^-  A  qui?  )>  répond-il  d'un  ton  qui  montre 
combien  il  est  profondément  convaincu  qu'il  n'y  a  pas  dans  tout 
l'empire  de  recours  pour  les  petits  et  les  faibles  contre  les  injustices 
des  grands  et  des  gens  en  place.  Rien  ne  démoralise  et  n'affaiblit 
un  peuple  comme  d'en  être  venu  à  ne  plus  croire  à  la  puissance  du 
•droit.  C'est  ce  danger  moral  qui  m'effraie  pour  ce  peuple -ci  plus 
que  la  lourdeur  de  l'impôt.  Le  poids  de  l'impôt  paraît  largement 
compensé  par  les  subventions  que  l'état  accorde  ici  aux  particuliers, 
ou  plutôt  qu'il  leur  laisse  usurper  par  sa  négligence.  Sans  parler 
des  prairies  du  domaine  public,  où  ils  peuvent  faire  paître  tout  leur 
bétail  moyennant  une  très  légère  redevance,  coupe  qui  veut  dans 
la  forêt  du  bois  de  chauffage  et  de  construction  ;  il  suffit  de  ne  pas 
toucher  à  quelques  grands  arbres,  qui  ont  été  mis  à  part  pour  la 
marine  impériale. 

Le  second  soir,  après  avoir  franchi  à  grand' peine  l'affreux  ravin 
dont  j'ai  parlé  plus  haut  et  nous  être  égarés  dans  les  ténèbres,  nous 
couchons  dans  le  preitiier  village  fixe  que  nous  ayons  encore  trouvé 
dans  la  montagne  :  là  aussi  on  se  montre  d'une  bonté  vraiment 
touchante  pour  notre  invalide,  que  la  fièvre  abat  de  plus  en  plus. 
Le  troisième  jour,  nous  commençons  à  descendre  vers  la  Galatie. 
Nous  ne  trouvons  plus  sur  le  versant  méridional  de  l'Olympe  de 
belles  forêts  touffues  comme  celles  qui  en  garnissaient  les  pentes 
•vers  Boli,  ni  même  des  gorges  boisées  comme  celles  que  nous  avons 
traversées  sur  le  plateau.  Ce  sont  des  ravins  de  sable  et  de  craie 
comme  ceux  que  nous  avons  vus  à  Assi-Malitch  et  dans  la  vallée  du 
Sangarius.  La  route,  à  mesure  qu'elle  s'abaisse,  prend  un  aspect  de 
plus  en  plus  étrange.  Le  sentier  court  sur  les  arêtes  qui  séparent 
l'un  de  l'autre  deux  profonds  ravins.  Il  y  a  des  endroits  où  il  n'est 
pas  plus  large  qu'une  planche ,  et  où  il  passe  entre  deux  gouffres 
blanchâtres  et  crayeux  de  l'aspect  le  plus  triste.  Ce  sont  comme 
deux  vastes  entonnoirs  aux  parois  desquels  ne  s'attache  aucune 
plante ,  aucune  de  ces  fleurs  sauvages ,  de  ces  vigoureux  arbustes 
qui  font  parfois  aux  murs  de  rochers  une  si  pittoresque  parure.  Un 
peu  avant  la  nuit,  nous  arrivons  à  Bey-Bazar,  petite  ville  serrée 
dans  une  gorge  étroite  entre  deux  murs  de  rochers  qui  dominent  les 
habitations.  Au  fond  coule  le  torrent,  sur  lequel  sont  jetés  beaucoup 


SOUVENIRS    D* ASIE-MINEURE.  119 

de  ponts  d'une  arche.  On  nous  conduit  à  l'habitation  qui  nous  est 
réservée,  celle  deHadji-Moustafa-Effendi,  parent  du  mudir. 

Pendant  cette  longue  descente,  nous  avons  eu  presque  tout  le 
temps  une  belle  vue  sur  la  Galatie.  Des  montagnes  nues,  coupées 
de  vallées  étroites  et  tourmentées,  s'élèvent  peu  à  peu  et  se  termi- 
nent à  l'horizon  par  une  ligne  presque  aussi  plane  que  celle  de  la 
mer  :  c'est  le  bord  septentrional  du  grand  plateau  central.  Au-des- 
sus, une  légère  saillie  est  formée  par  un  ou  deux  sommets  lointains, 
les  montagnes  qui  se  trouvent  dans  le  voisinage  d'Afioun-Kara-His- 
sar.  Au  coucher  du  soleil,  ces  landes  sèches  et  grises  qui  formeront 
désormais  notre  horizon,  et  auxquelles  il  faut  bien  nous  faire,  sem- 
blent se  transfigurer.  La  blancheur  du  fond  que  les  derniers  rayons 
colorent  en  tempère  l'éclat;  tout  se  couvre  d'un  ton  d'une  douceur 
et  d'une  finesse  charmantes.  C'est  pour  l'œil  une  vraie  caresse. 

II. 

Il  nous  faut  passer  plusieurs  jours  à  Bey -Bazar  jusqu'à  ce  que 
notre  pauvre  compagnon,  dont  les  nerfs  ont  été  très  ébranlés,  soit 
bien  remis.  Malheureusement  la  ville  présente  peu  de  ressources  : 
elle  est  petite;  il  n'y  a  dans  le  voisinage  ni  gibier  ni  promenades, 
et  on  n'y  rencontre  pas  d'inscriptions.  Ajoutez  qu'entre  ces  murs 
de  rocs  blancs  et  nus  qui  entourent  Bey -Bazar  et  qui  poussent  de 
longues  crêtes  arides  entre  ses  difîerens  quartiers,  dans  cette  gorge 
sans  air,  règne  la  plus  désagréable  chaleur  que  nous  ayons  rencon- 
trée. Aussi  les  jours  paraissent  ici  singulièrement  pesans,  et  ngus 
les  comptons  avec  impatience.  Ce  qui  est  assez  curieux,  c'est  qu'on 
peut  se  procurer  tous  les  jours  de  la  neige  au  bazar  :  elle  provient 
de  glacières  naturelles  que  forment,  sur  différens  points  du  plateau 
de  l'Olympe,  des  trous  profonds  où  elle  se  conserve  jusqu'au  cœur 
de  l'été. 

Dès  le  lendemain  de  notre  arrivée,  de  bonne  heure,  nous  rece- 
vons la  visite  du  mudir,  accompagné  de  son  parent  Hadji-Moustafa- 
EfTendi,  le  maître  de  la  maison  où  nous  sommes  logés.  Nous  allons 
la  leur  rendre,  le  docteur  et  moi,  dans  l'après-midi,  au  mèdrcssê^ 
c'est-à-dire  à  l'école  supérieure  adjointe  à  la  mosquée,  chez  le 
muphti.  Nous  trouvons  réunis  là  (on  avait  été  prévenu  de  notre  vi- 
site et  on  nous  attendait)  les  principaux  personnages  de  la  ville, 
cadi,  muphti,  iman  d'une  des  mosquées,  secrétaire  du  mudir,  etc. 
Tout  ce  monde  est  bien  vêtu,  gras  et  luisant,  «  de  vrais  chats- 
moines,  »  comme  dit  Victor  Hugo.  Chacun  pourtant  se  dit  malade 
et  veut  une  consultation;  il  la  demande  avec  l'avidité  d'un  enfant 
qui  se  figure  qu'un  mot  du  médecin  va  lui  ôter  sa  maladie.  C'est 


120  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  amusante  scène.  On  a  bien  de  la  peine  à  les  empêcher  de  parler 
tous  à  la  fois.  Il  faut  d'ailleurs  leur  regarder  successivement  à  tous 
la  langue  et  leur  tâter  à  tous  le  pouls.  Le  plus  malade  est  le  muphti, 
qui  a  un  commencement  de  cataracte.  Nous  leur  conseillons  à  tous 
en  général  de  moins  manger  et  de  prendre  de  l'exercice.  Ils  sentent 
que  le  conseil  est  bon,  mais  ils  ne  le  suivront  pas.  L'idéal  du  Turc 
à  son  aise  est  le  far  nienle.  «  Du  matin  au  soir,  nous  disait  notre 
hôte  tout  fier,  je  ne  remue  pas  du  bout  du  doigt  un  petit  caillou; 
je  viens  à  cheval  de  ma  maison  de  campagne,  et  je  reste  assis  chez 
le  mudir  ou  au  bazar,  dans  ma  boutique.  —  Tu  es  donc  marchand? 
—  Non,  mais  j'ai  des  bergers  qui  gardent  mes  chèvres,  et  un  bou- 
tiquier qui  en  vend  le  poil  pour  mon  compte.  Je  vais  souvent  m' as- 
seoir dans  ma  boutique,  et  j'y  fume  mon  chibouque.  Nous  faisons 
tous  ici  comme  cela;  nous  restons  tranquilles  du  matin  au  soir.  )> 

Ce  qui  leur  permet  de  rester  si  tranquilles,  c'est  qu'il  n'y  a  pas 
de  familles  chrétiennes  à  Bey -Bazar,  mais  seulement  quelques  com- 
merçans,  quelques  acheteurs  de  poil  de  chèvre  qui  sont  de  pas- 
sage, ou  qui  y  restent  pendant  une  partie  de  l'année,  tandis  que 
leur  famille  demeure  à  Angora.  De  cette  manière  les  Turcs,  n'ayant 
guère  de  concurrens,  gardent  ici  entre  leurs  mains,  par  exception, 
presque  tout  le  commerce,  et  comme  ce  commerce  porte  sur  un 
produit  privilégié,  d'un  débit  assuré,  le  poil  de  chèvre  dit  d'Angora, 
ils  font  de  bonnes  affaires.  xVussi  tous  ont-ils  l'air  cossu,  sont-ils 
bien  portans,  bien  vêtus,  bien  logés.  Avec  leur  bel  embonpoint, 
leurs  longues  robes  rayées,  leurs  gros  turbans,  ils  ont  tous  je  ne 
sais  quelle  apparence  de  Turcs  d'opéra-comique,  et  font  songer  à 
VEnlèvemenl  au  Sérail  et  à  Vltaliana  in  Algieri,  C'est  qu'aussi  ils 
ne  brillent  guère  plus  par  le  courage  que  des  personnages  de  co- 
médie. Leurs  coreligionnaires  de  ce  canton  montagneux  que  nous 
avons  traversé  en  allant  de  Sivrihissar  à  Nalichan  (Assi-Malitch) 
leur  inspirent  une  terreur  superstitieuse.  Pour  rien  au  monde,  on 
ne  les  ferait  aller  d'ici  à  Eski-Schéïr  à  travers  ce  district,  où,  il  y  a 
deux  mois,  nous  n'avons  rencontré  aucun  obstacle  ni  couru,  que  je 
sache,  aucun  danger.  11  m'était  venu  à  l'idée,  pendant  notre  séjour 
à  Bey-Bazar,  de  partir  avec  Méhémed-Aga  pour  compléter  l'explo- 
ration de  ce  pâté  de  montagnes  très  mal  connu,  que  nous  avions 
seulement  coupé  du  sud  au  nord  par  une  marche  de  trois  joui-s. 
.l'envoie  donc  demander  des  chevaux  au  mudir;  mais  ma  résolu- 
tion cause  un  effroi  général.  «  Il  faut  l'empêcher  de  partir,  dit-on,  si- 
non il  ne  reviendra  pas,  et  on  nous  rendra  reponsables  de  sa  mort.  » 
Mon  hôte  me  déclare  que  si  je  persiste  en  dépit  de  ses  conseils,  il 
me  prie  de  lui  laisser  un  écrit  attestant  que  le  mudir  et  fui  se  sont 
opposés  à  mon  départ,  et  que  je  ne  suis  parti  que  malgré  lui.  Je 


SOUVENIRS    D* ASIE-MINEURE.  121 

le  promets,  et  je  fais  chercher  des  chevaux;  le  maître  de  poste  me 
déclare  que,  dussé-je  lui  donner  un  coffre  plem  d'or,  il  ne  me  sui- 
vra pas  et  ne  me  laissera  pas  emmener  ses  chevaux  plus  loin  que 
Quouïoun-Aghla,  à  l'entrée  du  district.  En  trouverai-je  d'autres 
dans  ce  misérable  village?  C'est  peu  probable.  J'ai  beau  répéter  aux 
gens  de  Bey-Bazar  que  nous  avons  vu  de  près  ces  terribles  bandits 
d'Assi-Malitch  :  <(  Le  pays,  nous  assure-t-on,  est  bien  plus  mauvais 
et  plus  dangereux  maintenant  qu'il  y  a  deux  mois.  ))  A  l'avènement 
d'Abd-ul-Aziz,  on  a  relâché,  suivant  l'usage,  presque  tous  les  mau- 
vais sujets  qui  étaient  en  prison  à  Angora.  A  peine  rentrés  chez 
eux,  ils  se  sont  vengés  de  ceux  qui  les  avaient  fait  emprisonner,  et 
maintenant  ils  tiennent  la  montagne.  Ingénieux  système  qui  crée 
des  difficultés  nouvelles  dès  les  premiers  jours  d'un  nouveau  règne, 
au  moment  où  il  importerait  le  plus  de  les  éviter  !  Il  est  possible 
qu'en  effet  il  y  ait  maintenant,  à  cause  de  cette  imprudente  me- 
sure, un  peu  plus  de  danger  que  par  le  passé;  le  mudir,  affirme- 
t-on,  n'exerce  aucune  autorité  dans  son  district,  il  est  à  peu  près 
bloqué  dans  sa  chétive  capitale,  Quouïoun-Aghla.  Devant  cette  ré- 
sistance universelle,  il  faut  bien  céder  et  tuer  le  temps  en  faisant 
quelques  courses  aux  environs  et  en  parlant  turc  le  plus  possible. 
Les  occasions  ne  nous  manquent  pas  de  prendre  de  bonnes  leçons 
de  langue  turque;  c'est,  du  matin  au  soir,  une  procession  qui  n'en 
finit  pas.  Le  maître  de  la  maison,  sous  prétexte  que  ce  sont  ses  pa- 
rens,  nous  amène  sept  ou  huit  fois  par  jour  des  personnages  plus 
ou  moins  graves,  qui  ont  tous,  comme  lui,  quelques  sornettes  à  nous 
conter  sur  leur  santé,  quelques  remèdes  à  nous  demander  pour  des 
maladies  souvent  imaginaires.  Ces  consultations  ne  sont  pas  tou- 
jours amusantes  et  lassent  parfois  ma  patience.  Oiî  a  la  plus  grande 
peine  du  monde  à  arracher  à  ces  cliens  les  renseignemens  qui  sont 
nécessaires  au  médecin.  Quand  on  leur  fait  des  questions  sur  leur 
régime,  sur  ce  qu'ils  éprouvent,  sur  les  symptômes  qui  se  sont  ma- 
nifestés :  ((  Pourquoi  me  demande-t-il  cela?  disent-ils.  Un  médecin 
apprend  tout  cela  par  le  pouls.  »  La  réputation  de  notre  docteur 
grandit  pourtant  à  vue  d'œil;^n  l'appelle,  il  est  vrai,  pour  les  femmes 
moins  que  je  ne  l'aurais  cru,  d'après  notre  expérience  d'Uskub.  On 
lui  demande  bien  des  remèdes  pour  plusieurs  d'entre  elles;  mais  sur 
sa  déclaration  qu'il  ne  peut  rien  prescrire  sans  avoir  vu  les  gens,  les 
choses  en  restent  là.  On  se  décide,  enfin,  après  deux  ou  trois  jours,  à 
le  demander  dans  un  harem  ;  il  y  trouve  une  jeune  femme  gravement 
malade  de  la  poitrine,  mais  dont  les  traits  fatigués  sont  encore  d'une 
grande  beauté.  Après  de  légères  façons,  elle  se  dévoile,  elle  se  laisse 
ausculter  à  plusieurs  reprises,  comme  ferait  une  malade  européenne. 
Sa  mère,  son  beau-père,  son  mari,  sont  là,  et  le  docteur  est  touché 


122  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  ralTection  qui  paraît  régner  entre  les  deux  époux,  de  la  piété  de 
la  jeune  femme  et  de  sa  religieuse  confiance.  «  Vous  allez  partir,  di- 
sait-elle au  docteur  le  dernier  jour  qu  elle  le  vit,  et  je  n'aurai  plus 
de  médecin  pour  me  soulager;  mais  je  prierai  bien  pour  votre  com- 
pagnon malade,  pour  votre  bon  voyage  et  celui  de  vos  amis.  »  Ce 
qui  la  préoccupait  le  plus  quand  il  fut  question  d'appeler  ce  médecin 
chrétien,  c'était  la  crainte  que  celui-ci,  par  hostilité  contre  la  vraie 
foi  ou  par  quelque  mauvais  caprice,  ne  lui  défendît  de  faire  chaque 
jour  les  prières  prescrites  par  la  loi.  Quand  le  docteur  Delbet  lui  dit 
qu'au  lieu  de  la  fatiguer  la  prière  ne  peut  que  lui  faire  du  bien  et 
hâter  sa  guérison,  elle  est  rayonnante  de  joie.  Son  mari  passe  pres- 
que tout  son  temps  auprès  d'elle  et  lui  lit  le  Coran.  Il  y  a  là,  dans 
cette  maison  qui  va  sans  doute  être  si  cruellement  frappée,  je  ne 
sais  quel  parfum  de  mutuelle  tendresse,  un  air  de  distinction  et  d'é- 
lévation morale  que  l'on  n'est  pas  accoutumé  à  attendre  des  mé- 
nages turcs.  La  chose  est  peut-être  moins  rare  pourtant  qu'on  ne 
serait  tenté  de  le  croire;  la  moralité  humaine  heureusement  a  de 
ces  caprices  et  de  ces  revanches  qui  déconcertent  tous  les  raisonne- 
mens  et  toutes  les  prévisions.  Ainsi  voilà  une  société  où  la  loi  et 
l'usage  consacrent  la  polygamie,  où  l'homme  peut,  s'il  lui  plaît  ainsi, 
ne  voir  dans  la  femme  qu'un  instrument  de  plaisir  et  de  reproduc- 
tion. Or  vous  y  trouverez,  et  plus  souvent  peut-être  que  vous  ne  le 
pensez,  tel  couple  qui  réalisera  pleinement  l'idéal  du  mariage  tel 
que  nous  le  comprenons  et  que  nous  sommes  censés  le  pratiquer  : 
ce  sont  deux  âmes  qui,  douées  par  la  nature  de  dispositions  affec- 
tueuses, se  seront  trouvées  rapprochées  par  un  choix  judicieux  ou 
parmi  heureux  hasard;  sans  effort,  sans  système,  sans  se  croire 
meilleures  que  les  autres  ni  chercher  à  s'en  distinguer  en  rien,  elles 
offriront  ce  spectacle,  presque  aussi  rare  chez  nous,  qui  faisons  tant 
les  fiers,  que  partout  ailleurs,  de  deux  existences  intimement  unies 
dans  une  parfaite  concordance  de  goûts  et  d'humeur,  dans  une  pleine 
et  sereine  confiance,  dans  une  si  vive  tendresse  que  la  séparation 
pour  elles  serait  la  mort.  Il  en  est  de  même  pour  la  religion.  Certes, 
en  thèse  générale,  l'islamisme  ne  développe  pas  autant  que  le  chris- 
tianisme tout  un  côté  de  l'âme,  ces  rapports  affectueux  de  la  créa- 
ture et  du  Créateur,  ces  élans  d'ardente  espérance  et  d'adoration 
émue  qui  donnent  à  certaines  vies  chrétiennes  une  si  incomparable 
beauté;  mais  toute  grande  religion  contient  pourtant  nécessaire- 
ment, au  moins  en  germe,  les  élémens  nécessau^es  de  noblesse  mo- 
rale, et  ici  encore  il  se  rencontrera  des  âmes  qui,  par  l'effet  de  l'é- 
ducation, surtout  par  un  penchant  naturel,  atteindront  aisément  ces 
sommets  où  elles  ne  semblaient  pas  destinées  à  monter  ;  elles  tire- 
ront par  exemple  du  dogme  austère  de  la  fatalité  une  tendre  dévo- 


SOUVENIRS    d' ASIE-MINEURE.  123 

tion,  une  douce  et  reconnaissante  piété  qui  ne  paraît  pas  en  découler 
logiquement.  Sous  la  préoccupation  d'idées  absolues  et  de  menson- 
gères apparences  d'unité,  on  a  trop  longtemps  différé  de  comprendre 
et  de  montrer,  dans  l'histoire  religieuse  de  l'humanité,  que  toute 
religion ,  générale  et  une  par  sa  partie  théorique,  par  les  dogmes 
qu'elle  professe,  est  particulière  et  individuelle  par  la  manière  dont 
ces  dogmes  sont  compris,  et  par  l'influence,  variable  à  l'infini,  qu'ils 
exercent  sur  chacune  des  âmes  qui  les  admettent;  à  proprement 
parler,  il  y  a  autant  de  religions  que  de  fidèles. 

Si  le  docteur  Delbet  rapporte  une  excellente  impression  de  ses  vi- 
sites à  sa  jeune  malade,  nous  sommes  moins  édifiés  par  nos  rela- 
tions avec  le  haut  clergé  de  la  ville.  Chez  la  plupart  de  ces  person- 
nages, il  y  a  de  la  bonhomie,  mais  rien  de  plus,  autant  que  nous 
pouvons  en  juger,  et  l' élévation  des  sentimens  ne  semble  pas  ré- 
pondre à  la  dignité  de  l'extérieur.  Le  docteu^*  est  appelé,  et  je  l'ac- 
compagne par  curiosité,  auprès  d'un  mollah  qui  dirige  l'école  la 
plus  fréquentée,  et  qui  est  regardé  dans  tout  Bey- Bazar,  à  cause 
de  sa  science  et  de  ses  austérités,  presque  comme  un  saint.  Il  nous 
reçoit  poliment,  mais  sans  empressement,  et  il  a  vraiment  assez 
haute  mine.  Pendant  que  M.  Delbet  examine  son  malade,  j'étudie 
des  yeux  son  cabinet ,  où  il  y  a  sur  des  tablettes  un  assez  grand 
nombre  de  livres  imprimés  et  manuscrits.  Les  lit-il?  Ceci  est  une 
autre  question.  Il  est  facile  en  Turquie  de  passer  pour  savant,  et  ici 
plus  encore  que  chez  nous  on  croit  volontiers  sur  parole  ceux  qui 
se  vantent  de  posséder  une  science  que  personne  autour  d'eux  n'est 
en  état  de  contrôler.  Quoi  qu'il  en  soit  de  l'érudition  de  notre  mol- 
lah, qui  possède  beaucoup  de  textes  arabes  et  persans,  dont  plu- 
sieurs sortent  des  presses  européennes,  la  consultation  finie,  nous 
nous  mettons  à  causer.  Nous  lui  faisons  remarquer  l'inconvénient 
de  ne  pas  avoir  de  médecin  à  demeure,  le  caractère  grave  et  bientôt 
fatal  que  peuvent  prendre  ainsi  les  maladies  les  plus  simples.  <(  Les 
plus  riches  habitans  de  la  ville  (et  presque  tout  le  monde  y  est  à 
Taise)  devraient,  lui  disons-nous,  se  cotiser  pour  entretenir  un  mé- 
decin. —  Je  suis  pauvre,  nous  dit-il;  un  homme  comme  moi  ne 
pourrait  rien  donner.  —  Nous  sourions;  il  nous  demande  pourquoi. 
Charles,  notre  drogman,  qui  mêle  souvent. ses  propres  idées  à  la 
conversation  qu'il  est  chargé  de  soutenir  pour  notre  compte,  lui 
répond  qu'en  tout  pays,  en  terre  musulmane  comme  en  terre  chré- 
tienne, évêques,  papas,  imans  ou  mollahs,  crient  souvent  misère, 
mais  qu'au  fond  ils  ne  sont  guère  à  plaindre,  et  que  les  petits  ca- 
deaux ne  manquent  jamais.  Cela  le  fait  rire.  —  C'est  donc  comme 
cela  chez  vous?  nous  dit- il.  —  Mais  oui,  à  peu  près.  —  Hélas!  il 
n'en  est  plus  ainsi  chez  nous  :  si  on  a  quelque  chose  à  donner,  ce 


124  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

n'est  plus  à  nous  qu'on  le  porte,  mais  aux  mudirs,  aux  cadis,  etc.  » 
C'est  là  ce  qui  révèle  au  mollah  la  décadence  de  la  religion.  Quoi- 
que la  conversation  se  continue  assez  longtemps,  il  ne  nous  dit 
rien  qui  marque  un  esprit  sérieux,  ou  seulement  une  âme.  pieuse  et 
délicate.  Ici  comme  ailleurs,  je  crois  que  les  simples  fidèles  sont 
souvent  bien  supérieurs  à  leur  clergé  en  piété  et  en  religieuse  cha- 
rité. 

7,  8  août.  —  Notre  compagnon  Guillaume  va  mieux  ;  mais  voilà 
que  Méhémed  est  atteint  aussi  des  fièvres,  et  que  le  docteur,  en 
allant  faire  de  la  photographie  en  plein  midi ,  gagne  une  sorte  de 
congestion  cérébrale.  Si  nous  restons  plus  longtemps  dans  cette  ville 
maudite,  nous  y  passerons  tous  !  J'envoie  en  toute  hâte  Charles  au 
mudir,  pour  lui  mander  qu'il  faut  à  tout  prix  nous  procurer  un 
palanquin  et  des  chevaux.  Le  mudir  montre  beaucoup  d'empresse- 
ment. Depuis  que  nous  sommes  arrivés,  c'est  lui  qui  nous  nourrit. 
Deux  fois  par  jour  on  nous  apporte  nos  repas  de  son  harem.  En  vain 
nous  lui  avons  envoyé  plusieurs  fois  des  ambassadeurs  pour  le  dé- 
cider à  nous  laisser  acheter  nos  alimens  et  faire  notre  cuisine  nous- 
mêmes.  —  Ce  serait  une  honte,  a-t-il  toujours  répondu.  Seulement 
que  nos  hôtes  nous  pardonnent  si  ce  que  nous  leur  envoyons  ne  vaut 
pas  ce  qu'ils  mangeaient  dans  leur  pays.  —  Sa  cuisine  n'est  pas 
mauvaise,  quoiqu'elle  abuse  un  peu  du  riz  au  lait  et  des  concombres 
farcis.  Je  comprendrais  d'ailleurs  qu'il  commençât  à  trouver  un  peu 
lom'de  une  charge  qu'il  avait  sans  doute  cru  s'imposer  pour  deux 
ou  trois  jours  seulement.  11  ne  nous  le  fait,  en  tout  cas,  sentir  d'au- 
cune manière,  mais  il  s'arrange  pour  que  rien  ne  nous  retienne  mal- 
gré nous  à  Bey-Bazar.  Par  son  entremise  et  sous  sa  garantie,  on 
nous  assure  jusqu'au  bourg  d'Aïasch  un  palanquin,  des  chevaux  de 
poste  et  tfiois  mulets. 

Dans  l'après-midi,  je  vais  faire  nos  adieux  au  mudir.  Je  trouve 
encore  réunis  dans  sa  maison  les  principaux  personnages  de  la  ville. 
Avant  toute  conversation,  il  faut  recevoir  le  salut  de  chaque  personne 
présente  et  le  lui  rendre.  On  me  demande  ensuite  des  nouvelles  de 
tous  nos  malades,  et  on  fait  des  vœux  pour  le  rétablissement  de  leur 
santé.  Je  remercie  et  je  témoigne  ma  reconnaissance  de  toutes  les 
complaisances  que  l'on  a  eues  pour  nous;  je  prie  en  même  temps  le 
mudir  d'accepter  un  souvenir  de  notre  passage,  et  le  drogman  dé- 
pose à  côté  de  lui  une  paire  de  pistolets  à  baïonnette  enveloppés 
de  papier.  Quoiqu'ils  grillent  sans  doute  tous,  et  surtout  l'heureux 
destinataire  du  cadeau,  de  savoir  ce  qu'il  peut  y  avoir  dans  ce  pa- 
quet, personne  ne  touche  ni  ne  regarde  ;  on  ne  témoigne  pas  la 
moindre  curiosité.  Agir  autrement  serait  se  donner  l'air  mal  élevé, 
avide,  curieux.  Chez  nous  au  contraire,  cette  apparente  indifférence 


SOUVENIRS  d'asie-mineure.  125 

ressemblerait  à  une  malhonnêteté.  On  veut  pouvoir  dire  à  celui  qui 
vous  fait  un  présent  qu'on  le  trouve  joli,  et  qu'on  en  est  content.  Ce 
sont  deux  manières  différentes,  mais  qui  s'expliquent  l'une  et  l'autre, 
de  comprendre  la  politesse.  Dès  que  nous  sommes  rentrés  chez  nous, 
j'envoie  Méhémed  voir  ce  qu'ils  font;  il  était  temps  :  chacun  essayait 
à  son  tour,  sans  y  parvenir,  de  faire  marcher  les  pistolets  et  jouer 
la  baïonnette.  On  allait  casser  le  ressort. 

9, 10, 11, 12  août. —  Journées  pénibles,  et  que  je  ne  me  rappelle 
pas  sans  un  certain  frisson.  C'est  décidément  le  docteur,  toujours 
plongé  dans  une  lourde  torpeur,  que  nous  emportons  en  palanquin, 
comme  une  grande  dame  turque  ou  un  officier  de  la  compagnie  des 
Indes;  il  se  trouve  très  mal  et  souffre  horriblement  sous  l'ardent  soleil 
qui  échauffe  cette  cage  étroite.  Nous  faisons  des  haltes  de  temps  en 
temps,  auprès  de  corps  de  garde  ou  dervends  où  dorment  quelques 
zaptiés.  Le  pays  que  nous  traversons  ne  contribue  pas  à  nous  égayer. 
C'est  un  vrai  désert  :  collines  brûlées,  ravins  sans  eau.  De  place  en 
place,  des  troupeaux  de  chèvres  d'Angora,  à  la  laine  longue  et 
soyeuse,  broutent  la  terre  nue,  la  roche  aride.  Où  prennent-elles 
cette  merveilleuse  toisonV...  Çà  et  là,  entre  les  collines,  quelques 
champs  cultivés,  maintenant  dépouillés,  et  près  d'eux  une  aire  sur 
laquelle  les  bœufs  battent  le  grain;  la  femme,  debout  sur  la  planche, 
en  plein  soleil,  les  fait  tourner  à  coups  d'aiguillon;  à  quelque  dis- 
tance, le  mari  et  le  fils  se  reposent  à  l'ombre  d'une  claie  appuyée 
sur  deux  pieux.  Nous  mettons  près  de  treize  heures  à  faire  un  che- 
min qui  en  demande  ordinairement  sept  ou  huit,  et  il  est  nuit  noire 
quand  toute  la  caravane  arrive  à  Aïasch,  chez  le  mudir  Ibrahim- 
Effendi,  qui  tient  à  être  lui-même  notre  hôte. 

C'est  un  singulier  personnage  qu' Ibrahim -Effendi.  Il  a  habité 
longtemps  Constantinople,  et  se  croit  très  civilisé  parce  qu'il  a  tout 
un  bric-à-brac  d'homme  civilisé.  Il  nous  exhibe  successivement  une 
longue-vue,  une  jumelle,  un  revolver,  un  thermomètre,  un  fusil 
anglais  à  deux  coups,  un  portrait  lithographie  d'Omer-Pacha,  une 
autre  lithographie  grotesque,  qui  se  vendait  à  Constantinople  du 
temps  de  la  guerre,  et  qui  représente  les  souverains  alliés  avec  leurs 
ministres,  etc.  Il  ne  sait  même  pas  se  servir  de  ces  objets,  car,  en 
touchant  au  revolver,  il  le  disloque.  Il  n'a  d'ailleurs  pas  plus  d'in- 
struction que  les  autres  Turcs,  et  ses  deux  fils  sont  ignorans  et 
niais.  Non-seulement  je  n'ai  pas  encore  rencontré  un  Turc  vraiment 
instruit,  mais  je  n'en  ai  même  pas  vu  un  qui  comprît  ce  que  c'est 
que  l'instruction,  le  prix  qu'elle  «vaut  et  la  peine  qu'il  en  coûte  pour 
l'acquérir.  Ils  n'ont  pas  l'ombre  de  cette  sainte  curiosité  qui  est 
comme  le  sel  des  sociétés  modernes,  et  qui,  malgré  tous  leurs  dé- 
fauts, les  empêche  de  se  corrompre. 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  lendemain  de  notre  arrivée  à  Aïasch,  Charles,  notre  drogman, 
est  saisi  à  son  tour  de  la  fièvre.  Craignant,  si  je  tarde  davantage, 
d'être  atteint  moi-même,  je  me  décide  à  prendre  les  devans  pom-  aller 
réclamer  le  concours  de  l'évêque  arménien  catholique,  M^""  Ghichma- 
nian,  à  qui  nous  sommes  fortement  recommandés  de  Gonstantinople 
par  son  supérieur,  M^^  Hassoun.  Nous  ne  sommes  plus  qu'à  une  dizaine 
d'heures  d'x\ngora.  Je  pars  avec  Méhémed  le  soir  même,  au  moment 
où  le  muezzin  appelle  les  fidèles  à  la  prière.  Notre  guide  nous  con- 
duit par  un  sentier  de  montagne  qui  court  entre  de  profonds  ravins 
qu'agrandit  et  que  creuse  encore  l'obscurité.  De  sombres  groupes 
d'arbrisseaux  tachent  de  noir  les  pentes  terreuses  et  blanches  sur 
lesquelles  pourrait  nous  faire  glisser  un  faux  pas  de  nos  chevaux.  Des 
vallées  montent  des  chants  de  cigale,  seule  et  faible  voix  qui  se 
fasse  encore  entendre  dans  ces  déserts  endormis.  On  entrevoit,  dans 
la  nuit  transparente,  des  plaines  et  les  rivières  qui  les  arrosent,  des 
montagnes  par-delà  d'autres  montagnes,  tout  un  immense  horizon 
où  brille  çà  et  là  un  feu  de  berger.  La  lune  blanchit  déjà  le  ciel 
derrière  une  haute  roche  qui  en  cache  encore  le  large  croissant. 
Dans  le  ciel  resplendissant,  comme  si  ce  n'était  pas  assez  de  tous 
ses  astres,  s'allument  et  courent  à  chaque  instant  des  étoiles 
filantes.  Jamais  je  n'en  ai  observé  en  aussi  peu  de  temps  une  aussi 
rapide  succession. 

Sur  les  onze  heures,  trop  tôt  à  mon  gré,  nous  arrivons,  par  des 
sentiers  de  chèvres,  à  Istanos.  Istanos  est  un  village  arménien  de 
trois  ou  quatre  cents  maisons,  où  il  n'y  a  que  quatre  ou  cinq  familles 
musulmanes.  Je  comprends  que  les  Turcs  aient  laissé  ce  lieu  aux 
chrétiens.  Rien  de  plus  sec  que  ces  montagnes,  rien  de  plus  sau- 
vage que  les  rochers  qui  dominent  les  maisons  ;  çà  et  là  ils  se  dres- 
sent en  grandes  aiguilles  ou  s'avancent  en  masses  énormes  qui  sem- 
blent prêtes  à  s'abattre  sur  le  village.  Tout  cela  paraît  plus  étrange 
encore  à  l'heure  où  nous  arrivons.  Toutes  les  lumières  sont  éteintes. 
Heureusement  dans  cette  saison  on  couche  sur  les  terrasses.  Éveillés 
par  le  bruit  de  nos  voix  et  par  le  pas  de  nos  chevaux,  quelques  dor- 
meurs regardent  par-dessus  le  bord  du  toit.  Nous  nous  faisons  in- 
diquer une  maison  à  laquelle  nous  devons  aller  nous  adresser  de  la 
part  du  mudir  d' Aïasch,  et  malgré  l'absence  du  maître  du  logis, 
qui  se  trouve  pour  affaires  à  Angora,  son  fils  et  sa  femme  nous  ou- 
vrent la  porte  et  nous  reçoivent.  On  nous  apporte  du  laourt  ou  lait 
caillé  et  du  miel,  et  on  étend  pour  nous  des  matelas  sur  une  ter- 
rasse. Je  continue,  en  regardant  les  étoiles,  ma  rêverie  du  chemin, 
et  je  suis  assez  longtemps  à  m'endormir. 

Nous  étions  pourtant  réveillés  avant  le  jour  par  la  simandra,  qui 
appelait  les  fidèles  à  rolTice  du  dimanche.  La  sïtmmdra,  c'est  une 


SOUVEMRS    d' ASIE-MINEURE.  127 

triste  parodie  de  la  cloche  ;  c'est  une  planche  de  bois,  doublée  d'une 
feuille  de  métal,  sur  laquelle  le  sonneur  frappe  à  grands  coups  avec 
une  espèce  de  marteau.  Les  Turcs,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  ne 
permettaient  pas  les  cloches  aux  chrétiens.  Il  fallait  pourtant  que 
les  chrétiens,  puisqu'on  les  laissait  vivre  et  exercer  leur  culte,  pos- 
sédassent un  instrument  quelconque  de  signaux,  que  le  prêtre  eût 
les  moyens  d'annoncer  à  ses  ouailles  les  heures  de  la  messe  et  des 
autres  offices.  La  simandra  fut  donc  adoptée  par  les  Grecs  et  tolérée 
par  leurs  maîtres  :  dans  le  bruit  sourd  qu'elle  produit,  malgré  toute 
la  force  déployée,  il  y  a  quelque  chose  d'humble  et  de  timide  qui 
convenait  bien  à  la  situation  des  chrétiens  et  qui  ne  pouvait  blesser 
les  superbes  oreilles  des  musulmans.  Maintenant  en  Turquie  c'est 
l'ambition  de  toute  communauté  arménienne  ou  grecque,  dès  qu'elle 
se  sent  quelque  richesse  et  quelque  force,  de  remplacer  la  simandra 
par  la  cloche.  Dans  les  grandes  villes,  sur  les  côtes,  là  où  il  y  a  des 
consuls,  où  les  Francs  sont  nombreux,  ce  changement  s'est  déjà 
presque  partout  accompli;  mais  dans  l'intérieur  la  chose  est  plus 
difficile  :  là  les  chrétiens,  si  par  une  imprudente  manifestation  ils 
soulevaient  contre  eux  l'ombrageux  fanatisme  des  mahométans,  ne 
pourraient  compter,  pour  échapper  aux  fureurs  populaires,  ni  sur 
eux-mêmes  (ils  n'ont  point  d'armes,  et,  en  trouvassent-ils,  ils  ne  sau- 
raient ni  n'oseraient  s'en  servir),  ni  sur  l'autorité,  à  qui  manquent 
et  la  volonté  et  les  moyens  de  faire  respecter  l'ordre.  Il  faut  donc  là 
tâter  adroitement  et  patiemment  son  terrain ,  préparer  par  des  har- 
diesses prudentes  et  graduées  le  grand  coup  qu'on  veut  frapper,  se 
ménager  à  beaux  deniers  comptans  des  appuis  parmi,les  musulmans 
eux-mêmes.  On  a,  depuis  quelque  temps  déjà,  obtenu  de  Gonstan- 
tinople  (ce  n'est  pas  le  plus  difficile)  le  firman  nécessaire;  quand  on 
croit  donc  avoir  pris  toutes  les  précautions  possibles,  mis  toutes  les 
chances  de  son  côté,  on  se  décide  à  suspendre  et  même  à  sonner  la 
cloche,  et  alors  il  arrive  parfois  que,  malgré  les  permissions  obte- 
nues et  les  mesures  prises,  malgré  les  appuis  intéressés  sur  les- 
quels on  pensait  pouvoir  compter,  la  populace  turque,  au  premier 
bruit  de  cette  cloche  qui  semble  sonner  la  fanfare  d'une  victoire 
des  chrétiens,  s'ameute,  se  précipite  sur  l'église,  insulte  les  prêtres 
et  les  fidèles,  détache  la  cloche  et  l'emporte  en  triomphe,  la  traîne 
dans  la  boue  par  les  rues  de  la  ville  (1).  Quand,  il  y  a  deux  mois, 
nous  passâmes  par  Sivri-Hissar,  les  Arméniens  de  cette  ville  se 
préparaient,  non  sans  quelque  inquiétude,  à  tenter  l'aventure.  Ils 
avaient  le  firman,  leur  cloche  était  déjà  achetée  à  Gonstantinople, 

(1)  Voyez,  dans  la  Presse  d'Orient  du  22  janvier  1857,  le  récit  de  scènes  de  ce  genre 
qui  eurent  lieu,  à  propos  d'une  inauguration  de  cloche,  dans  la  ville  de  Sistowa,  en 
Bulgarie. 


128  REVUE    DES    DEUX   MONDES.  ' 

et  devait  en  arriver  bientôt  :  on  attendait,  pour  l'inaugurer,  un 
moment  favorable. 

Les  sons  de  la  simandra  éveillent  tout  le  village.  Bientôt  chacun 
se  lève;  on  prend  un  peu  d'eau  dans  le  creux  de  la  main  et  on  s'en 
mouille  le  bout  du  nez  et  les  paupières;  on  empile  dans  un  coin  de 
la  terrasse  toute  la  literie,  et  voilà  la  toilette  et  le  ménage  faits. 
Déjà,  sur  l'autre  flanc  de  la  vallée,  par  le  raide  et  tournant  sentier 
qui  mène  à  l'église,  gravissent  les  femmes  enveloppées  de  longs 
voiles  blancs.  Nous  ne  restons  pas  longtemps  à  contempler  ce  spec- 
tacle; après  une  légère  collation,  aussitôt  nos  chevaux  sellés,  nous 
partons  au  moment  même  où  se  lève  le  soleil. 

La  route  d'Istanos  à  Angora  remonte  le  long  de  la  rivière  qui 
vient  de  cette  dernière  ville,  si  l'on  peut  appeler  rivière  un  lit  des- 
séché où  s'aperçoivent  çà  et  là  des  flaques  d'eau  dormante.  D'Istanos 
à  Angora,  on  compte  six  heures,  et  dans  tout  cet  espace,  sur  la  route, 
il  y  a  deux  fontaines,  mais  pas  un  arbre,  pas  un  toit  où  l'on  puisse 
s'abriter.  Ce  n'est  pas  que  le  pays  soit  désert;  toute  la  plaine  est 
cultivée ,  et  on  est  occupé  en  ce  moment  à  battre  et  à  rentrer  la 
moisson;  mais  les  villages  sont  tous  à  quelque  distance  de  la  route. 
Nous  poussons  nos  chevaux,  égayés  eux-mêmes  par  la  fraîcheur  du 
matin,  et  en  moins  de  quatre  heures  nous  arrivons  à  Angora,  l'an- 
cienne Ancyre. 

Angora  est  la  plus  grande  ville  que  j'aie  encore  vue  en  Asie-Mi- 
neure. Dominée  par  les  murailles  dentelées  de  son  vieux  château, 
la  ville  présente  de  loin  un  aspect  original  et  pittoresque.  Cette  im- 
pression ne  s'efiace  pas  quand  on  approche.  Dans  une  prairie  des- 
séchée, devant  la  ville,  campent  sous  quelques  lambeaux  de  toile 
plusieurs  familles  tartares.  Avant  de  s'engager  dans  les  rues,  on 
traverse  des  cimetières  remplis  de  débris  antiques ,  on  aperçoit  les 
.ruines  informes  de  plusieurs  vieux  édifices.  Puis  ce  sont  des  rues 
étroites  et  tortueuses  où  l'on  est  arrêté  par  de  longues  fdes  de  cha- 
meaux, un  populeux  bazar  où,  par  les  trous  de  la  toiture  en  plan- 
ches, tombent  capricieusement,  comme  une  pluie  d'or,  d'étincelans 
rayons.  Les  maisons  grises,  en  briques  crues,  ont  toutes  l'air  de 
masures;  mais  par  la  porte  entr'ouverte  on  aperçoit  des  cours  dal- 
lées qu'ombrage  une  treille,  des  chambres  meublées  de  sofas  et 
de  beaux  tapis.  Je  me  fais  conduire  à  l'église  catholique;  c'est 
dimanche,  et  le  moment  où  on  sort  de  la  messe.  Dans  les  grands 
voiles  blancs  qui  les  couvrent,  les  femmes  ont  toutes  l'air  de  reli- 
gieuses; mais  heureusement  elles  ne  cachent  point  leurs  doux  et 
aimables  visages.  L'évêque  est  à  sa  campagne,  à  6  kilomètres  en- 
viron de  la  ville;  je  remonte  à  cheval  et  j'y  cours.  W""  Chichmanian 
me  fait  l'accueil  le  plus  cordial,  le  plus  empressé,  le  plus  paternel 


SOUVENIRS   d' ASIE-MINEURE.  129 

qu'il  soit  possible  d'imaginer;  les  jeunes  prêtres  qui  l'entourent^ 
les  élèves  du  séminaire,  tout  le  monde  est  heureux  de  savoir  enfin 
arrivés  ces  amis  inconnus,  ces  voyageurs  français  que  l'on  attendait 
depuis  si  longtemps.  On  a  déjà  préparé,  pour  nous  recevoir,  la 
maison  qu'habite  en  ville  pendant  l'hiver  le  séminaire  catholique. 
Le  lendemain,  je  redescends  à  Angora  avec  l'évêque,  et  dans 
l'après-midi  nous  voyons  arriver,  conduits  par  un  cavas  d'Aïasch, 
qui  a  eu  d'eux  le  plus  grand  soin,  tous  nos  malades.  Le  drogman 
Charles  a  manqué  mourir  en  route  d'un  accès  de  fièvre  pernicieuse  : 
le  docteur,  qui  a  retrouvé  dans  ce  danger  subit  un  peu  de  force  et 
de  lucidité  d'esprit,  l'a  cru  un  moment  perdu;  mais  enfin  tout  le 
monde  est  sur  pied,  et  on  ne  va  plus  avoir  à  faire  ici,  jusqu'à  nouvel 
ordre,  autre  chose  que  se  soigner  dans  une  maison  bien  fraîche. 
Aussi,  du  jour  où  je  vis  tous  mes  compagnons  arriver  vivans  à  An- 
cyre,  la  confiance  et  la  joie  rentrèrent  dans  mon  cœur;  je  me  dis  que 
le  rétablissement  des  uns  et  des  autres  n'était  plus  qu'une  affaire  de 
temps;  les  douloureuses  pensées  et  les  sinistres  pressentimens  qui 
me  poursuivaient  depuis  Boli  disparurent  comme  par  enchantement; 
je  me  sentis,  sans  savoir  pourquoi,  assuré  de  l'avenir,  certain  que 
les  plus  mauvais  jours  étaient  passés,  et  que  tous  les  trois  nous  re- 
verrions 


Et  la  douce  patrie  et  les  parens  aimés. 


L'esprit  libre  désormais  et  le  cœur  content,  je  m'apprêtais  à  pro- 
fiter du  long  séjour  que  nous  paraissions  devoir  faire  à  Angora  pour 
examiner  de  plus  près  et  tout  à  loisir,  sans  me  payer,  si  c'était  pos- 
sible, de  mots  ni  d'apparences,  ce  que  j'avais  été  obligé  jusqu'ici 
de  deviner  plutôt  que  d'apprendre.  Établi  à  demeure  dans  une  ville 
restée  tout  orientale  et  privée  de  toute  communication  régulière 
avec  l'Europe,  je  connaîtrais  enfin  les  rapports  actuels  des  Turcs  et 
des  chrétiens,  non  pas  tels  que  les  représentent  les  programmes 
officiels  de  la  Turquie,  mais  tels  que  les  font  les  souvenirs  du  passé 
et  de  vieilles  habitudes  luttant  contre  le  progrès  des  mœurs,  contre 
les  intérêts  et  les  besoins  nouveaux. 

George  Perrot. 

{La  seconde  partie  au  prochain  n°). 


TOME  XLIV. 


L'UNITE  DE  L'ITALIE, 


LA  PAPAUTÉ  ET  LA  FRANCE 


I.  Doewnens  diplomatiques,  1863.  —  II.  La  Souveraineté  pontificale  et  l'Italie,  par  M.  Eugène 
Seadu,  1863.  —  III.  Le  Gouvernement  temporel  des  Papes  jugé  par  la  diplntnatie  française. 
—  IV.  La  Fédération  et  l'Unité  en  Italie,  par  M.  Proudhon.  —  V.  L'Abandon  de  Rome, 
par  M.  de  La  Guéronnière.  —  VI.  Le  Provincie  Meiidionale  del  régna  d'Italia,  per  G.  Manna; 
Napoli.  —  VII.  Sulle  présente  Condizione  d'Italia,  pensieii  di  G.  La  Farina,  Turin,  etc. 


Ce  n'est  pas  sans  un  sentiment  d'invincible  et  oppressive  per- 
plexité que  des  esprits  sincères  peuvent  voir  depuis  quelque  temps 
cette  redoutable  question  des  destinées  de  l'Italie  et  de  Rome  se 
compliquer,  s'obscurcir,  se  perdre  dans  les  fatalités  et  les  contra- 
dictions, et  en  venir  à  ce  point  où,  à  n'observer  que  l'extérieur  des 
choses,  elle  n'aurait  plus  d'issue.  Elle  en  a  une  pourtant,  il  faut 
le  croire,  car  ce  n'est  pas  pour  rien  que  la  France  a  combattu  et 
que  tout  un  peuple  s'est  levé  au  retentissement  de  ses  armes,  se- 
couru ou  suscité  par  elle;  mais  cette  issue,  où  donc  est-elle?  Sous 
quel  amas  de  passions  et  d'intérêts  ou  d'opinions  contraires  semble- 
t-elle  disparaître  un  instant  ?  A  travers  quels  obstacles  cette  ques- 
tion italienne,  vrai  drame  interrompu,  a- 1 -elle  à  se  frayer  une 
route?  —  Va-t-elle  continuer  à  se  développer  dans  le  sens  national 
et  aller  jusqu'au  bout  de  cette  transformation  qui  est  un  des  grands 
faits  de  l'histoire  contemporaine?  Une  force  indéclinable,  souve- 
raine et  impassible  l'arrête  au  passage.  —  Va-t-elle  rebrousser 
chemin  jusqu'à  la  restauration  de  tous  ces  pouvoirs  qui  ont  dispani 
d'eux-mêmes  encore  plus  qu'ils  n'ont  été  renversés?  Une  force  bien 


l'unité   de    l' ITALIE    ET   LA    PAPAUTÉ.  131 

plus  irrésistible  la  retient,  la  force  des  choses,  ce  guide  tout-puis- 
sant et  invisible  des  événemens.  Elle  ne  peut  ainsi  ni  reculer  ni 
avancer. 

Autre  problème  qui  s'élève  ici  parallèlement  :  quelle  est  la  di- 
rection définitive  de  la  politique  française?  La  France,  après  avoir 
eu  son  épée  enfoncée  jusqu'à  la  garde  dans  les  affaires  italiennes, 
peut-elle  laisser  retomber  tout  ce  qu'elle  a  aidé  à  vivre  dans  la  dé- 
composition par  l'impossibilité  d'aller  plus  loin?  ]N'est-elle  pas  en- 
'  gagée,  bien  plus  que  par  une  garantie  diplomatique,  par  cette  li- 
berté même  dont  elle  a  entouré  l'œuvre  qui  s'accomplissait  devant 
elle,  à  côté  d'elle,  après  avoir  été  commencée  par  elle?  Est-il  donc 
vrai  que  ses  traditions  soient  dans  un  camp  et  ses  principes  dans 
l'autre,  qu'il  y  ait  guerre  entre  ses  intérêts  et  ses  sympathies,  entre 
ses  instincts  d'émancipation  et  sa  politique  religieuse  à  cause  de 
Rome?  Est-il  vrai  enfin,  comme  on  le  dit  quelquefois  avec  une  légè- 
reté tranchante  et  prétentieuse,  qu'accepter  l'unité  de  l'Italie  pour 
ce  qu'elle  est  et  pour  ce  qu'elle  peut  être,  ce  soit  sacrifier  la  France 
et  les  conditions  permanentes  de  sa  grandeur  à  une  cause  étrangère 
par  un  caprice  de  dilettantisme  révolutionnaire?  C'est  là  le  doute 
émouvant  et  complexe  qui  retentit  dans  le  secret  des  consciences 
comme  dans  les  discussions  publiques,  et  le  malheur,  le  grand 
malheur,  c'est  que  dans  ce  doute  prolongé  les  esprits  indécis  et 
flottans  s'étourdissent  eux-mêmes.  Le  trouble  des  imaginations  s'a- 
joute au  trouble  des  faits  en  l'aggravant,  et  produit  cette  confu- 
sion, ces  équivoques,  ces  combinaisons  bizarres  que  nous  voyons  : 
M.  Proudhon  qui  soutient  le  pape  et  la  fédération,  —  des  prêtres, 
des  jésuites  qui  sont  pour  l'unité  de  l'Italie,  des  hommes  qui  sont 
libéraux  à  Paris  et  ne  le  sont  plus  à  Rome,  en  compensation  de  ceux 
qui  réservent  tout  leur  libéralisme  pour  Rome  et  n'en  gardent  rien 
pour  Paris,  des  publicistes  qui  passent  leur  vie  à  renier  la  nationa- 
lité italienne  et  sont  pleins  de  feu  pour  la  nationalité  napolitaine  ou 
modenaise.  C'est  le  choc  de  toutes  les  contradictions  et  de  toutes  les 
passions  servant  à  épaissir  une  obscurité  au  sein  de  laquelle  la  po- 
litique s'arrête  immobile  et  comme  embarrassée  de  son  œuvre. 

Il  y  a  eu  un  jour,  à  l'origine,  où  elle  était  simple,  cette  question 
italienne,  elle  le  paraissait  du  moins.  On  ne  voyait  en  elle  qu'une 
revendication  légitime  d'indépendance,  une  manifestation  de  na- 
tionalité en  face  de  la  domination  étrangère.  Toutes  les  questions 
d'organisation  intérieure,  de  formes,  de  combinaisons  futures,  dis- 
paraissaient dans  ce  premier  et  énergique  mouvement.  Ceux  mêmes 
qui  pressentaient  avec  alarme  les  conséquences  irrésistiblement  li- 
bérales de  cette  entreprise  de  délivrance,  ceux  qui  étaient  instinc- 
tivement plus  sensibles  aux  dangers  qu'on  allait  courir  à  Rome  et 


132  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  Naples  qu'aux  souffrances  qu  on  supportait  à  Milan,  ceux  qui  au- 
raient empêché  la  guerre  s'ils  avaient  pu  et  qui  la  suivaient  avec  un 
redoublement  d'anxiété  quand  elle  avait  commencé,  ceux-là  mêmes 
osaient  à  peine  avouer  leurs  craintes,  moins  encore  une  hostilité, 
devant  ce  droit  éclatant  d'un  peuple  appelé  aux  armes  et  à  l'af- 
franchissement des  Alpes  à  l'Adriatique.  Puis  le  combat  était  engagé, 
et  sous  les  plis  de  ce  drapeau  couvrant  la  renaissance  ou  Tavéne- 
ment  d'une  nation  les  dissentimens  se  taisaient  un  instant.  A  mesure 
cependant  que  ce  grand  et  généreux  rêve  d'une  Italie  indépendante 
devenait  une  réalité,  et  qu'à  la  guerre  succédait  ce  mouvement  en 
quelque  sorte  méthodique  que  M.  l'évêque  d'Orléans  a  un  jour  ap- 
pelé ,  dans  un  excès  de  langage ,  «  une  suite  misérable  de  nos  vic- 
toires, »  la  question  s'est  étrangement  compliquée,  je  l'avoue;  elle 
s'est  aggravée  par  le  progrès  même  de  cette  émancipation  intérieure 
et  spontanée  qui,  en  envahissant  l'Italie  entière,  est  devenue  toute 
une  révolution. 

Au  premier  souffle  de  la  guerre,  des  ducs  grands  et  petits  sont 
tombés  sans  gloire  pour  ne  plus  se  relever,  et  ces  ducs  ont  laissé 
sans  doute  des  cliens,  des  serviteurs  attachés  à  leur  fortune.  Des 
autonomies  revêtues  du  lustre  des  souvenirs  et  des  traditions,  ré- 
pondant au  vieil  instinct  municipal,  ont  abdiqué  devant  la  pensée 
supérieure  d'une  concentration  des  forces  nationales,  et  ces  auto- 
nomies, images  de  tout  un  passé,  n'ont  pu  disparaître  sans  laisser 
des  traces  dans  plus  d'une  intelligence.  L'intégrité  de  la  domina- 
tion temporelle  du  saint-siége  a  été  entamée,  et  l'instinct  religieux 
du  monde  catholique  est  venu  se  jeter  dans  la  mêlée  :  la  question 
de  la  souveraineté  pontificale  a  surgi.  Le  droit  populaire,  triom- 
phant partout,  a  partout  provoqué  au  combat  le  droit  dynastique, 
historique  et  traditionnel,  et  c'est  ainsi  que  s'est  dessiné  ce  double 
courant  :  d'un  côté,  la  transformation  de  l'Italie  précipitant  sa 
marche  ou  paraissant  s'arrêter  quelquefois,  mais  toujours  fixe  dans 
son  but;  de  l'autre,  tous  ces  intérêts  lésés,  froissés,  se  relevant 
pour  tenter  un  dernier  effort  et  se  liguant  instinctivement  partout 
pour  une  défense  désespérée.  C'est  ainsi  que  des  victoires  mêmes 
de  la  nationalité  italienne  est  née  cette  coalition ,  dangereuse  sans 
doute  par  la  nature  de  ses  élémens  et  par  les  auxiliaires  qu'elle 
rencontre,  assez  forte  pour  susciter  des  obstacles,  assez  habile  pour 
se  faire  une  arme  des  hésitations  ou  des  défaillances,  mais  assez 
aveugle  pour  ne  point  voir  que,  par  des  résistances  plus  bruyantes 
qu'efficaces,  elle  ne  fait  qu'aider  à  une  destinée  qui  s'accomplit; 
c^est  ainsi  enfin  que  ce  qui  n'a  été  d'abord  que  le  duel  du  sentiment 
national  d'un  peuple  et  d'une  domination  étrangère  est  devenu,  sous 
les  noms  du  pape,  du  roi  de  Naples,  de  Tltalie,  une  lutte  de  tous 


l'unité  de  l'italie  et  la  papauté.  133 

les  intérêts  politiques  et  religieux  dépassant  les  Alpes  et  embrassant 
le  monde. 

Ce  que  veut  l'Italie  dans  cette  lutte,  ce  qu'elle  poursuit  à  travers 
les  hasards  d'une  vie  singulièrement  agitée,  c'est  écrit  en  traits  de 
feu  dans  son  histoire  depuis  quatre  ans,  dans  les  actes  de  son  par- 
lement, dans  les  manifestations  de  sa  diplomatie  comme  dans  les 
témérités  de  ses  chefs  populaires,  dans  toute  cette  carrière  si  di- 
verse qui  va  des  retentissantes  proclamations  de  Milan  au  dernier 
combat  d'Aspromonte,  où  est  tombé  Garibaldi  en  expiation  d'une  im- 
pétuosité irréfléchie  de  patriotisme,  d'un  défi  jeté  à  notre  puissance. 
Ce  qui  est  dans  les  traditions,  dans  les  intérêts  et  dans  la  politique 
de  la  France,  à  part  bien  entendu  les  vaines  sommations  de  la  force, 
je  le  dirai  aussi;  mais  que  veulent  ceux  qui,  interprètes  éplorés  ou 
irrités  de  toutes  les  choses  plus  qu'à  demi  vaincues,  assiègent  l'Ita- 
lie de  leurs  protestations  stériles,  tournent  en  impossibilités  contre 
elle  les  obstacles  qu'ils  lui  suscitent,  et  s'épuisent  en  solutions  pour 
éluder  la  seule  vraie  et  inévitable,  la  seule  qui  s'impose  désormais 
comme  le  moyen  libéral  de  dénouer  une  question  de  liberté  et  d'in- 
dépendance? A  quelle  date  et  à  quel  ordre  de  combinaisons  s'arrê- 
tent-ils, —  à  la  restauration  du  passé,  à  Yillafranca,  à  Zurich,  aux 
annexions  restreintes,  à  l'Italie  du  nord,  à  la  sanction  de  ce  qui 
existe  moins  ce  qui  reste  à  faire,  à  l'unité  moins  ce  qui  l'affermit 
et  la  couronne ,  à  une  organisation  fédérative  moins  les  conditions 
qui  auraient  pu  la  faire  vivre?  Je  cherche  la  vérité  au  milieu  de 
toutes  les  contradictions  qui  survivent  encore  dans  une  sorte  de 
trêve  passagère  laissée  aux  événemens  et  aux  passions.  De  quelque 
façon  qu'on  juge  tout  ce  qui  s'est  accompli  depuis  quelques  années 
au-delà  des  Alpes,  il  est  un  fait  éclatant  comme  le  jour,  c'est 
qu'une  situation  nouvelle  a  été  créée.  La  guerre  a  donné  la  Lom- 
bardie  au  Piémont,  la  paix  a  valu  à  l'Italie  une  conquête  bien  plus 
précieuse  encore,  la  lilDerté  intérieure  sous  la  sauvegarde  du  prin- 
cipe de  non -intervention  proclamé  par  la  France;  c'est  le  mouve- 
ment propagé  avec  une  rapidité  merveilleuse  dans  ces  conditions 
d'une  liberté  nouvelle,  c'est  ce  mouvement  qui  a  fait  l'unité  par  la 
dissolution  de  tous  les  pouvoirs  en  mésintelligence  avec  leur  temps 
et  avec  leur  pays,  par  la  fusion  ou  l'étreinte  de  toutes  les  parties 
de  la  péninsule,  —  moins  Venise,  où  l'Autriche  est  restée  au  nom 
d'un  droit  désormais  précaire,  réduit  à  vivre  armé  entre  quatre  for- 
teresses, —  moins  Rome,  où  la  France,  par  sa  parole  encore  plus 
que  par  ses  armes,  reste  la  gardienne  d'un  grand  problème  reli- 
gieux. 

Cette  situation,  telle  qu'elle  est  sortie  des  dernières  crises  ita- 
liennes, avec  ce  qu'elle  a  d'irrévocable  et  d'incomplet,  ne  s'appuie 


13 A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pas  seulement  sur  un  acte  de  souveraineté  nationale  qui  lui  im- 
prime le  caractère  du  droit;  elle  se  corrobore  des  combinaisons  ter- 
ritoriales qui  sont  venues  s'y  mêler,  de  la  reconnaissance  de  presque 
toute  l'Europe,  qui  en  est  la  légalisation  diplomatique,  de  tout  ce 
qui  fait  de  ce  mot  d'Italie  le  signe  d'une  puissance  régulière  assez 
forte  pour  en  imposer  à  beaucoup  d'ennemis,  et  même  pour  conte- 
nir de  trop  ardens  amis.  Cette  puissance  nouvelle,  l'unité,  l'Italie, 
on  peut  la  contester,  lui  faire  la  guerre  directement  ou  indirecte- 
ment, par  une  attitude  passivement  menaçante,  comme  l'Autriche, 
par  une  mauvaise  humeur  tenace  et  vaine,  comme  l'Espagne,  par 
toutes  ces  velléités  de  réaction  qui  s'unissent  dans  un  même  effort; 
elle  n'existe  pas  moins,  elle  a  sa  dynastie,  son  gouvernement,  son 
armée,  sa  diplomatie,  ses  lois,  ses  hommes  d'état.  Quelles  sont  donc 
les  difficultés  qu'elle  rencontre,  difficultés  réelles  et  grandes  en- 
core, il  est  vrai,  mais  que  l'esprit  de  parti  grossit  pour  en  faire  des 
impossibilités?  Elles  sont  tout  à  la  fois  intérieures,  diplomatiques, 
religieuses,  et  si  je  voulais  les  résumer  dans  une  expression  plus 
sensible,  je  dirais  qu'elles  sont,  quoique  d'une  façon  inégale,  à  Na- 
ples,  de  ce  côté  des  Alpes  et  à  Rome,  sans  compter  Venise,  dont  la 
délivrance  à  l'heure  voulue  eût  été  peut-être  la  grande  et  souve- 
raine solution.  C'est  bien  là,  si  je  ne  me  trompe,  la  question  dans 
toute  sa  complexité.  Raisonnons  donc. 

Quand  on  parle  légèrement  de  cette  révolution  d'Italie  conduite 
avec  un  mélange  d'audace  et  d'habile  sagacité,  quand  on  affecte  de 
la  représenter  comme  une  œuvre  de  bouleversement,  d'ambition  et 
de  conquête,  lorsqu'on  accumule  les  injustices  contre  le  Piémont 
parce  qu'il  a  été  le  nerf  de  cette  transformation,  et  lorsqu' enfin  on 
cherche  à  passionner  la  France,  par  des  motifs  de  politique  ou  de 
religion,  contre  quelques-unes  des  conséquences  de  son  propre  ou- 
vrage, que  veut-on  dire?  On  oublie  trois  ou  quatre  choses  de  pre- 
mier ordre,  la  nature  et  l'origine  de  ce  mouvement,  la  manière  dont 
il  s'est  accompli,  ce  que  la  France  représente  dans  le  monde,  ce  que 
peut  être  l'action  religieuse  dans  notre  temps,  au  sein  des  sociétés 
modernes.  Si  l'unité,  à  son  apparition  récente  en  Italie,  n'eût  été 
que  l'utopie  ambitieuse,  le  rêve  enflammé  de  quelques  conspira- 
teurs, elle  serait  déjà  morte,  ou,  pour  mieux  dire,  elle  n'aurait  pas 
vécu;  elle  serait  restée  dans  les  limbes  des  méditations  confuses  des 
sectaires.  Ce  qui  fait  au  contraire  son  originalité  contemporaine  et 
sa  force,  c'est  qu'elle  est  l'expression  naturelle  et  pratique  d'une 
situation  irrésistible,  c'est  qu'elle  apparaît  avec  ce  caractère  rigou- 
reux des  combinaisons  qui  sont  le  produit  des  événemens  encore 
plus  que  des  théories,  c'est  qu'en  un  mot  elle  a  éclaté  comme  une 
nécessité  imprévue,  précipitée  peut-être,  mais  impérieuse.  A  dire 


l'unité    de    l' ITALIE    ET   LA   PAPAUTÉ.  135 

vrai  même,  c'est  peut-être  un  abus  de  l'histoire,  une  illusion  rétro- 
spective de  chercher  dans  le  passé  la  trace,  l'ébauche  de  cette  unité, 
comme  pour  la  revêtir  du  prestige  de  l'ancienneté.  Que  cette  pensée 
ait  voyagé  dans  le  moyen  âge  italien,  qu'elle  ait  hanté  les  imagina- 
tions les  plus  puissantes,  que  la  péninsule  ait  été  le  théâtre  sécu- 
laire d'une  lutte  entre  l'unité  rêvée  sous  des  formes  diverses  et  les 
traditions  municipales  finissant  par  se  fixer  dans  une  multitude  de 
principautés  rivales,  rien  n'est  plus  certain;  mais  ici  éclate  la  diffé- 
rence. Autrefois  c'était  l'unité  par  l'idée  impériale  ou  par  l'idée  pa- 
pale, c'est-à-dire  toujours  la  subordination  de  l'Italie  à  une  pensée 
plus  universelle  que  nationale  et  en  quelque  sorte  la  négation  de 
sa  personnalité,  de  même  que  l'indépendance  par  des  principautés 
multiples  n'était  d'un  autre  côté  qu'une  conception  toute  locale, 
assez  vivace  pour  s'élever  sans  cesse  entre  le  pape  et  l'empereur, 
trop  faible  pour  rien  organiser  par  elle-même ,  et  n'aboutissant  en 
fin  de  compte  qu'à  introduire  périodiquement  l'étranger  dans  les 
démêlés  italiens.  Ce  qu'on  n'a  vu  jamais,  ce  qu'on  ne  voit,  ce  qui 
n'a  été  possible  qu'aujourd'hui,  c'est  l'unité  par  un  acte  de  souve- 
raineté populaire  et  par  la  liberté,  par  la  fusion  spontanée  des  lois, 
des  intérêts  et  des  autonomies,  par  la  substitution  de  l'idée  d'une 
indépendance  collective  et  nationale  à  l'idée  plus  restreinte  et  toute 
locale  d'une  indépendance  morcelée,  précaire,  toujours  flottante 
entre  toutes  les  influences,  enfin  par  l'affirmation  d'une  personna- 
lité italienne.  C'est  là  ce  qu'il  y  a  de  nouveau,  d'essentiellement 
moderne  dans  ce  mouvement  où  viennent  se  résoudre,  comme  dans 
une  donnée  supérieure,  toutes  les  traditions  de  luttes  et  d'antago- 
nismes qui  ont  agité  l'Italie,  dans  ce  mouvement  qui  descend  en 
droite  ligne  de  la  révolution  française,  mère  de  ce  double  principe 
de  l'indépendance  des  nations  et  de  l'émancipation  des  peuples  dans 
leur  vie  politique  et  civile. 

Gomment  cependant  la  réalisation  de  ce  principe  a-t-elle  été  si 
impétueuse  et  si  prompte  au-delà  des  Alpes,  et  comment  en  si  peu 
d'années,  presque  en  si  peu  de  jours,  cet  ordre  nouveau  a-t-il  pris 
corps  à  ce  point  qu'il  faudrait  une  révolution  pour  le  détruire?  Com- 
ment à  une  certaine  heure  l'Italie,  placée  entre  l'unité,  qui  était  un 
rêve  encore,  et  la  confédération,  qui  semblait  la  forme  d'indépen- 
dance la  plus  rapprochée,  la  plus  naturelle,  a-t-elle  hardiment 
choisi  la  première?  Est-ce  qu'une  organisation  fédérative  n'assurait 
pas  à  la  nationalité  italienne  des  garanties  suffisantes ,  conformes  à 
son  génie  et  à  ses  traditions,  en  liw  épargnant  les  problèmes  devant 
lesquels  elle  se  débat  aujourd'hui?  11  y  a  eu  des  momens,  cela  est 
certain,  où  une  confédération  eût  été  possible,  et  il  y  en  a  eu  même 
où  elle  eût  été  saluée  comme  une  faveur  de  la  fortune.  On  peut  tout 


136  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dire  sur  ce  point.  Je  veux  bien  refaire  avec  M.  Proudhon  un  cours 
(le  géographie  politique  et  apprendre  de  lui  que  l'Italie  est  une 
bette,  qu  elle  a  la  taille  longue  et  fine,  qu'elle  est  coupée  dans  son 
étendue  par  la  chaîne  de  l'Apennin,  partagée  en  zones  du  nord  et 
du  midi,  en  bassins  du  Pô  et  du  Tibre,  sans  compter  les  îles,  et  que 
ce  sont  là  des  conditions  merveilleusement  favorables  à  un  système 
de  fédération.  D'autres  parleront  des  bienfaits  de  l'autonomie,  de 
tous  ces  foyers  distincts  et  brillans  de  civilisation,  de  toutes  ces 
villes  en  rivalité  permanente,  même  des  droits  des  princes  liés  à  un 
certain  ordre  européen.  L'unité  s'est  fait  jour  cependant;  quelle  a 
été  sa  raison  d'être?  Elle  en  a  surtout  une  qui  résume  toutes  les 
autres,  la  nécessité  de  concentrer  les  élémens  nationaux ,  de  créer 
une  force  compacte  et  homogène  en  présence  de  l'œuvre  de  l'indé- 
pendance restée  inachevée.  Reportez- vous  au  lendemain  de  Yilla- 
franca  :  il  était  déjà  tard  alors  pour  la  confédération,  et  il  est  encore 
bien  plus  tard  aujourd'hui.  L'Italie,  au  lendemain  de  cette  paix  qui 
venait  clore  à  l'improviste  une  éclatante  campagne,  avait  deux  voies 
devant  elle  :  l'une,  périlleuse,  il  est  vrai,  mais  où,  avec  la  liberté 
qui  lui  était  assurée,  elle  pouvait  arriver  à  prendre  possession  de  ses 
destinées  par  le  débordement  en  quelque  sorte  régulier  du  droit  na- 
tional sur  des  souverainetés  dont  quelques-unes  n'existaient  même 
plus;  l'autre,  plus  diplomatique  et  plus  sûre  sans  doute,  mais  où  en 
acceptant  une  fédération  avec  l'Autriche  à  Venise,  avec  les  ducs 
restaurés,  avec  le  pape  dans  la  plénitude  du  pouvoir  temporel,  avec 
Naples  en  défiance  et  des  princes  rattachés  à  la  protection  autri- 
chienne par  la  solidarité  de  la  crainte,  elle  courait  le  danger  de 
rester  divisée  et  impuissante  devant  un  problème  plutôt  suspendu 
que  résolu. 

Situation  assurément  dramatique  et  pleine  de  perplexité!  Ce  qui 
a  poussé  l'Italie  à  se  jeter  en  avant,  ce  n'est  point  une  fantaisie 
perturbatrice  et  révolutionnaire,  c'est  un  sentiment  national  plus 
profond,  plus  réfléchi,  plus  complexe  qu'on  ne  le  dit,  et  à  ce  mo- 
ment celui  qui  exprimait  le  mieux  ce  sentiment,  ce  n'était  peut-être 
ni  M.  de  Cavour,  ni  Garibaldi  :  c'était  un  homme  d'une  physiono- 
mie originale  et  d'une  vigoureuse  trempe  de  caractère,  fier,  obstiné 
et  passionné  avec  une  sorte  de  froideur,  d'idées  peu  étendues,  d'une 
intelligence  peu  souple,  mais  d'une  énergique  fixité  de  résolution, 
d'une  dignité  sévère  et  simple,  n'ayant  nul  goût  pour  le  désordre 
tout  en  étant  le  plus  révolutionnaire  des  aristocrates,  vrai  type  de 
gentilhomme  d'autrefois  transporté  dans  notre  temps;  c'était  le  dic- 
Uteur  temporaire  de  Florence,  le  baron  Bettino  Ricasoli,  person- 
nage étrange,  qui  plongeait  par  sa  race  dans  le  passé  de  la  Toscane 
et  qui  semblait  ne  représenter  la  tradition  florentine  dans  toute  sa 


l'unité    de    l' ITALIE    ET    LA    PAPAUTÉ.  137 

hauteur  que  pour  donner  un  sens  plus  décisif  à  l'abdication  qu'il  en 
faisait,  qui  a  pu  depuis  se  montrer  trop  homme  d'état  d'une  ville 
dans  le  gouvernement  de  l'Italie,  mais  qui  était  alors  à  Florence  le 
plus  Italien  des  Italiens  par  le  coup  d'oeil  et  par  l'action.  Le  baron 
Ricasoli  se  faisait  le  théoricien  intrépide  de  cette  unité  qui  ne  s'ap- 
pelait encore  que  l'annexion,  et  c'est  par  lui  peut-être  qu'elle  a 
triomphé;  c'est  lui  qui  en  précisait  la  signification  lorsqu'il  disait  à 
ceux  qui  cherchaient  à  l'ébranler  :  «  Le  caractère  principal  ou  pour 
mieux  dire  unique  et  exclusif  du  mouvement  italien  de  1859  est  le 
sentiment  de  la  nationalité.  Cela  est  si  vrai  qu'aucune  question  de 
forme  gouvernementale  intérieure  n'est  venue  cette  fois,  comme  cela 
est  malheureusement  arrivé  en  J8A8,  troubler  l'élan  des  Itahens 
dans  la  conquête  de  l'indépendance  nationale...  Tant  que  la  guerre 
durait  encore,  tant  qu'on  avait  l'espérance  que  le  royaume  de  la 
Haute-Italie,  les  Autrichiens  étant  chassés  de  toute  la  péninsule, 
verrait  sa  force  accrue  de  la  Vénétie,  l'autonomie  toscane  avait  ses 
défenseurs.  Maintenant  ils  ont  disparu.  Pourquoi?  Parce  qu'en  Tos- 
cane la  pensée  italienne  domine  toutes  les  autres...  »  Et  ailleurs: 
«  Assurément  la  Toscane  répugnerait  à  se  laisser  absorber  par  un 
pays  étranger,  hétérogène,  qui  voudrait  la  mettre  à  son  niveau  dans 
une  condition  de  barbarie  relative;  mais  plus  on  la  considère  comme 
avancée  dans  la  civilisation  et  fière  de  ce  privilège,  plus  on  doit  lui 
supposer  l'intelligence  des  conditions  propres  à  garder  et  à  faire 
valoir  ce  don  qu'elle  possède.  Aujourd'hui  la  Toscane,  comme  les 
^lutres  états  de  l'Italie,  a  fait  la  douloureuse  expérience  du  peu  de 
sécurité  et  de  la  stérilité  des  bonnes  institutions  dans  les  petits  états  : 
elle  a  vu  dans  sa  petitesse  une  menace  perpétuelle  contre  sa  civili- 
sation, et  ce  qui  s'appelait  amour  de  l'autonomie  est  devenu  en  fait 
désir  de  s'agrandir  et  de  se  fortifier  pour  sa  propre  défense...  »  II 
n'y  a  ici,  on  le  voit,  nulle  trace  d'une  passion  purement  révolution- 
naire; tout  procède  du  sentiment  de  nationalité.  Voilà  l'origine!  Et 
si,  à  part  la  logique  et  la  force  des  choses,  l'Italie,  dans  sa  marche 
vers  l'unité,  a  eu  des  auxiliaires  efficaces,  quoique  involontaires,  ce 
sont  ceux  qui,  arrivant  toujours  tardivement,  toujours  en  arrière 
d'une  révolution,  préconisaient  l'immobilité  quand  de  simples  ré- 
formes intérieures  eussent  été  un  bienfait,  se  rattachaient  aux  ré- 
formes quand  le  mouvement  avait  pris  déjà  un  caractère  national, 
invoquaient  la  confédération  lorsque  la  confédération  était  déjà 
dépassée,  et  ne  cessent  de  combattre  avec  l'expédient  de  la  veille 
l'événement  du  lendemain. 

Il  y  a  d'ailleurs  un  fait  qu'on  oublie  aujourd'hui  après  quatre  ans, 
et  qui  est  comme  l'expression  de  la  toute-puissance  de  ce  mouve- 
ment national  dans  son  origine.  Qu'a-t-il  donc  fallu  pour  faire  dis- 


138  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

paraître  ces  autonomies,  ces  souverainetés,  ces  pouvoirs  qui  se  sont 
fondus  dans  l'unité,  et  dont  la  résurrection  est  restée  le  mot  d'ordre 
de  toutes  les  velléités  de  réaction?  Rien  n'est  en  vérité  plus  simple  : 
ils  se  sont  évanouis  encore  plus  qu'ils  n'ont  été  renversés;  ils  sont 
tombés  sans  lutte,  sans  débat,  sous  le  poids  de  leur  propre  faiblesse, 
bien  plus  que  devant  la  sédition  et  la  violence.  Un  souffle  s'est  élevé, 
et  tout  a  été  emporté.  Qu'on  se  souvienne  un  instant  :  où  était  le 
duc  de  Modène  lorsque  la  guerre  éclatait?  11  avait  déjà  passé  dans 
le  camp  autrichien.  A  Florence,  qu'arrive-t-il?  Un  jour,  le  29  avril 
1859,  l'émotion  remplit  la  ville  à  l'approche  de  la  lutte  qui  va  s'ou- 
vrir en  Lombardie;  le  grand-duc  hésite,  consulte  taj^divement  quel- 
ques hommes  libéraux,  interroge  sa  petite  armée,  voit  qu'il  ne  peut 
se  défendre  contre  le  mouvement  universel,  et  peuple,  bourgeoisie, 
soldats ,  tout  se  réunit  pour  voir  passer  sans  outrage  et  san^  regret 
cette  famille  de  princes  qui  s'en  va,  laissant  la  Toscane  à  elle-même. 
Je  n'ignore  pas  que  cette  maison  de  Lorraine  a  longtemps  gouverné 
avec  modération  cette  paisible  Toscane  au  brillant  passé,  aux  mœurs 
douces,  où  la  peine  de  mort  n'était  pas  même  connue;  mais  elle 
s'était  trop  accoutumée  à  vivre  de  la  protection  étrangère,  à  peine 
déguisée  sous  une  fiction  d'indépendance. 

Il  y  a  pourtant  dans  ces  événemens  accomplis  comme  une  justice 
secrète  et  une  moralité  supérieure  qui  se  révèle.  Youlez-vous  savoir 
comment  ces  princes  sont  tombés  pour  ne  plus  se  relever?  C'est 
parce  qu'en  1849,  dans  le  feu  des  révolutions,  rappelés  spontané- 
ment par  le  peuple  toscan  à  la  condition  de  ne  point  invoquer  l'Au- 
triche et  de  maintenir  le  régime  constitutionnel  qui  était  leur  œuvre, 
ils  oubliaient,  le  lendemain  de  leur  rentrée,  ce  qu'ils  avaient  promis, 
appelaient  ou  subissaient  l'intervention  autrichienne,  et  se  hâtaient 
de  supprimer  toute  constitution;  c'est  parce  que  dix  ans  après,  en 
1859,  ils  étaient  dans  le  camp  autrichien,  attendant  l'issue  de  Ma- 
genta et  de  Solferino  pour  rentrer  en  Toscane.  C'est  ce  qui  a  fait 
leur  chute  si  prompte  et  si  irrévocable;  c'est  ce  souvenir  qui  a  fait 
l'annexion  et  l'unité.  Et  à  Bologne  en  était-il  autrement  qu'à  Flo- 
rence? C'était  peut-être  encore  plus  soudain  et  plus  significatii". 
L'occupation  étrangère  cessant  le  là  juin  1859  dans  des  vues  de 
stratégie,  l'autorité  pontificale  n'avait  pas  même  l'idée  qu'elle  pût 
tenir  un  instant,  et  c'est  un  ministre  des  affaires  étrangères  de 
France  qui  a  porté  ce  jugement  :  «  Les  Autrichiens  repassant  le  Pô, 
le  pays  s'appartenait  entièrement  à  lui-même...  Les  populations  de 
la  Romagne  se  sont  trouvées  plutôt  encore  qu'elles  ne  se  sont  ren- 
dues indépendantes...  »  A  Naples  même,  où  la  question  devient 
pourtiint  plus  grave,  où  il  y  avait  une  armée,  un  royaume  de  huit 
millions  d'hommes,  une  autonomie  ancienne,  et  réunissant  toutes 


L*UNITÉ   DE    L  ITALIE    ET   LA.   PAPAUTE.  139 

les  conditions  de  vie,  que  s'est-il  passé?  Rappelez-vous  cette  aven- 
ture étrange,  Garibaidi  entrant  avec  quatre  hommes  dans  Naples  et 
trouvant  une  armée  décomposée,  un  jeune  roi  en  fuite,  qui  allait 
s'enfermer  effaré  dans  une  forteresse.  Je  ne  veux  ici  que  remettre 
en  lumière  quelques-uns  des  traits  de  cette  révolution  jaillissant 
en  quelque  sorte  du  sol,  précipitée  sur  certains  points,  j'en  con- 
viens, par  des  moyens  hasardeux ,  mais  ne  trouvant  nulle  part  une 
résistance  sérieuse,  et  partout  moralement  accomplie  avant  de  se 
manifester  par  des  votes.  Ainsi  s'est  déroulé  ce  mouvement,  un  jour 
la  Romagne,  un  autre  jour  les  Marches  et  l'Ombrie,  hier  la  Toscane, 
demain  la  Sicile  et  Naples.  Ainsi  s'est  réalisée  cette  unité  où  les  au- 
tonomies locales  ont  disparu,  et  d'où  est  sortie  l'Italie  dans  sa  sou- 
daine croissance. 

Voilà  ce  qu'on  oublie  lorsqu'on  s'efforce  de  déconsidérer,  d'affai- 
blir le  travail  de  ces  quatre  années  en  le  représentant  comme  une 
usurpation  révolutionnaire,  comme  un  artifice  d'ambition,  en  se 
faisant  des  susceptibilités  locales  survivantes  une  arme  contre  ce 
qu'on  appelle  d'une  façon  assez  barbare  le  piémontisyne,  en  dépei- 
gnant l'Italie  comme  une  terre  ravagée  et  conquise,  que  le  Piémont 
gouverne,  administre,  pressure  à  son  profit,  et  qu'il  marque  à  son 
effigie  du  pommeau  de  son  épée.  Le  Piémont  a  fait  beaucoup  sans 
doute  pour  l'Italie;  il  lui  a  donné  une  armée,  une  dynastie  ancienne 
et  rajeunie  par  la  popularité,  l'ordre,  la  discipline,  un  drapeau. 
L'œuvre  achevée  cependant,  que  reste-t-il?  Le  Piémont  n'est  plus 
qu'une  des  grandes  provinces  de  la  péninsule;  l'armée  d'autrefois 
est  devenue  l'armée  italienne,  où  les  anciens  états  du  roi  Victor- 
Emmanuel  ne  comptent  que  pour  moins  de  quatre- vingt  mille 
hommes  sur  plus  de  trois  cent  mille.  Les  lois,  c'est  le  parlement 
qui  les  fait,  et  dans  ce  parlement  la  représentation  piémontaise 
n'est  qu'une  minorité.  Le  président  du  sénat  est  un  Sicilien,  le  pré- 
sident de  la  chambre  des  députés  est  un  Vénitien.  Les  cours  de 
magistrature  sont  pleines  d'Italiens  de  toutes  les  contrées.  Dans  le 
ministère  même  qui  est  aujourd'hui  au  pouvoir,  le  président  du 
conseil,  M.  Farini,  est  des  états  romains,  aussi  bien  que  le  ministre 
des  affaires  étrangères,  le  comte  Pasolini;  le  ministre  des  finances, 
M.  Minghetti,  est  de  Bologne;  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  Pe- 
ruzzi,  est  de  Florence.  Tout  se  mêle.  Or  ceux  qui  en  France  se  font 
les  adversaires  passionnés  de  ces  transformations  et  les  accusateurs 
du  Piémont,  ceux-là  savent-ils  quel  jour  cette  Italie  nouvelle  a  fait 
le  plus  de  chemin  !  C'est  le  jour  où  la  cession  de  la  Savoie  et  do 
Nice  s'est  accomplie.  M.  de  Cavour,  en  signant  l'abandon  de  cea 
anciennes  provinces,  n'ignorait  pas  qu'il  rompait  avec  une  tradition 
pour  entrer  à  pleines  voiles  dans  un  ordre  nouveau;  le  parlement  en 


illO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avait  rinstinct,  et  un  orateur  piémontais,  alors  secrétaire-général 
du  ministère  des  affaires  étrangères,  M.  Carutti,  laissait  éclater  le 
mot  de  cette  situation  en  disant  dans  un  mouvement  d'éloquence 
émue  :  «  C'en  est  fait!  sans  Nice,  sans  la  Savoie,  il  n'y  a  plus  de 
Piémont;  finis  Piedimontil  Mais  après  lui  avoir  accordé  un  juste 
tribut  de  regrets,  je  me  relève  et  je  salue  l'Italie  à  sa  naissance.  » 
Ce  jour-là  marquait  le  terme  d'une  évolution  politique  qui  se  pour- 
suit depuis  trois  siècles,  depuis  Emmanuel-Philibert,  et  faisait  de 
la  couronne  des  ducs  de  Savoie  une  couronne  exclusivement  ita- 
lienne; ce  jour-là,  la  question  des  frontières,  cette  question  des 
Alpes,  si  souvent  débattue,  était  tranchée,  et  la  fin  du  vieux  Pié- 
mont laissait  peut-être  entrevoir  dès  lors  le  moment  où  Turin ,  la 
ville  placée  au  pied  des  monts,  la  ville  garde-frontières,  cesserait 
d'être  la  capitale  de  cette  Italie  dont  on  saluait  la  naissance. 

Que  cette  révolution  si  rapide  et  si  profonde,  si  facile  en  même 
temps  dans  certaines  parties  de  la  péninsule,  ait  été  sur  d'autres 
points  mêlée  de  violences  partielles,  de  coups  de  fortune,  de  réac- 
tions de  l'esprit  municipal,  qu'elle  rencontre  encore  des  difficultés 
d'organisation,  d'affermissement,  qu'elle  ait  à  lutter  tout  à  la  fois 
avec  des  souvenirs,  avec  les  espérances  qu'entretient  une  œuvre  in- 
achevée, avec  tous  les  embarras  d'une  crise  d'assimilation,  ce  n'est 
point  assurément  ce  qui  peut  étonner.  Au  fond  cependant,  où  sont 
ces  difficultés?  Elles  ne  sont  ni  dans  la  Lombardie,  annexée  parla 
guerre,  ni  dans  la  Romagne  et  la  Toscane,  annexées  par  la  volonté 
des  populations,  ni  à  Modène  et  à  Parme,  ni  même  dans  l'Ombrie 
et  dans  les  Marches,  enlevées  par  un  de  ces  actes  d'audace  qui  dé- 
concertent la  diplomatie.  Dans  ces  provinces,  dans  les  dernières 
conquises  surtout,  c'est  à  peine  si  la  nécessité  d'une  force  militaire 
se  fait  sentir,  et  au  lendemain  même  de  l'annexion  il  y  a  eu  des  mo- 
mens  où  il  n'y  avait  pas  un  soldat  régulier  dans  les  Marches.  Les 
gardes  nationales  des  diverses  parties  de  la  péninsule  ont  été  ap- 
pelées à  concourir  à  l'œuvre  commune,  et  se  sont  mêlées  dans  l'ac- 
tion.  La  loi  la  plus  rigoureuse,  quoique  la  plus  inévitable  du  régime 
nouveau,  la  conscription,  a  été  appliquée  partout  sans  trouver  de 
résistance.  En  un  mot,  on  a  vu  s'accomplir  dans  le  nord  de  l'Italie 
une  révolution  contre  laquelle  ne  se  sont  élevées  du  sein  du  pays 
que  quelques  protestations  isolées,  sans  écho,  et  qui  n'a  été  signa- 
lée que  par  un  excès  populaire  dont  l'opinion  universelle  s'est  émue, 
un  meurtre  à  Parme.  Les  difficultés  ne  sont  donc  réelles  et  sérieuses 
que  sur  un  point,  à  Naples,  où  elles  se  manifestent  à  la  fois  dans 
ce  qu'elles  ont  de  plus  obscur  et  de  plus  criant;  mais  ici,  qu'on  ne 
s'y  trompe  pas,  le  problème  est  d'un  ordre  exceptionnel  :  il  ne  tient 
pas  au  regret  du  passé,  à  la  vitalité  de  ce  qui  est  tombé  dans  un 


l'unité   de    l' ITALIE    ET   LA   PAPAUTE.  ihT 

jour  d'orage,  à  une  passion  invincible  d'autonomie;  il  tient  à  lin  en- 
semble de  phénomènes  que  l'unité  n'a  point  créés,  qu'elle  a  fait 
simplement  éclater  comme  une  éruption  redoutable  du  corps  humain. 

11  est  facile  sans  doute  de  noter  des  méprises,  des  erreurs,  des 
fautes  de  gDuvernement,  des  malentendus  dégénérant  en  impa- 
tiences et  en  querelles  entre  le  nord  et  le  midi.  Au  fond,  ces  acci- 
dens  étaient  inévitables.  J'ai  toujours  admiré  ceux  qui,  depuis  le 
premier  moment,  voyant  les  dictateurs,  les  vicaires  royaux,  les 
lieutenans,  se  succéder, — M.  Farini  après  Garibaldi,  et  après  M.  Fa- 
rini  le  prince  de  Carignan  avec  M.  Nigra,  le  général  Cialdini  après 
M.  de  San-Martino,  et  après  Cialdini  le  général  La  Marmora,  se 
sont  dit,  toutes  les  fois  qu'ils  ont  vu  paraître  un  homme  nouveau, 
que  tout  allait  finir.  Ce  n'est  ni  par  la  main  d'un  seul  homme,  ni  en 
quelques  mois,  ni  même  en  quelques  années,  que  tout  peut  finir  : 
c'est  l'œuvre  de  bien  des  années  encore,  parce  que  la  question  qui 
s'agite  à  Naples  est  bien  moins  politique  que  sociale. 

La  question  napolitaine,  elle  est  vraiment  dans  l'anarchie  morale 
et  organique  d'un  pays  où  des  contrées  entières  sont  soustraites  à 
toute  vie  civilisée  faute  d'un  chemin,  d'un  sentier,  où  la  vie  agricole 
se  réduit  sur  certains  points  au  vagabondage  des  pâtres  qui  campent 
l'été  dans  les  montagnes,  où  la  religion,  si  pittoresque  qu'elle  puisse 
être,  n'est  qu'une  superstition  dont  l'unique  mobile  est  la  peur  de 
l'inconnu,  de  l'enfer,  comme  toute  la  politique  était  la  peur  du  roi, 
du  gendarme,  où  le  brigandage  est  un  phénomène  naturel,  tradi- 
tionnel, et  trouve  d'autant  plus  de  facilité  qu'il  peut  échapper  à  la 
répression  par  la  fuite  sur  les  hauteurs  ou  dans  la  profondeur  des 
forêts,  où  l'absence  de  toute  sécurité  enfin  crée  une  sorte  de  conni- 
vence par  crainte  ou  par  habitude  entre  la  population  et  les  bandits. 
La  question  napolitaine,  elle  est  dans  cette  situation  que  dépeignait 
un  agent  consulaire  français  placé  dans  les  Abruzzes.  «  Ce  qui  se 
passe  aujourd'hui,  écrivait-il  en  1861,  est  la  conséquence  obligée 
du  système  démoralisateur  appliqué  par  Ferdinand  II.  Depuis  1848, 
il  n'avait  eu  qu'une  pensée,  qu'un  but,  rendre  le  retour  au  régime 
constitution  lel  impossible  par  l'asservissement  complet  de  la  classe 
moyenne.  L'avilissement  calculé  de  la  bourgeoisie,  la  licence  auto- 
risée et  encouragée  de  la  basse  classe  devaient  priver  la  première 
de  toute  confiance,  de  toute  force...  Pendant  que  Ferdinand  II  lais- 
sait à  la  basse  classe  une  liberté  presque  illimitée,  il  adoptait  pour 
la  bourgeoisie  un  système  qui  devait  infailliblement  lui  faire  perdre 
toute  son  énergie.  Chacun  était  impitoyablement  interné  dans  sa 
localité.  Les  magistrats  communaux  étaient  pour  la  plupart  choisis 
en  dehors  de  la  bourgeoisie...  La  lecture  du  journal  officiel  avait  fini 
par  être  interdite  dans  les  cafés.  On  refusait  aux  pères  de  famille 


142  REYUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'autorisation  d* envoyer  leurs  fils  dans  les  grands  centres  pour  ter- 
miner leur  éducation.  Les  familles  de  chaque  localité  avaient  fini 
par  ne  plus  se  voir  pour  ne  pas  exciter  les  soupçons  d'une  police 
toujours  prête  à  s'alarmer...  »  Un  des  produits  assurément  les  plus 
curieux  de  cette  anarchie  qui  date  de  loin ,  que  la  configuration  du 
pays  favorise,  que  l'incurie  des  gouvernemens  a  entretenue,  qu'un 
calcul  politique  a  même  aggravée,  c'est  cette  association  étrange 
qu'on  ne  s'est  décidé  à  attaquer  de  front  qu'assez  récemment,  la  Ca- 
morra,  sorte  de  franc- maçonnerie  populaire  organisée  entre  les 
hommes  de  violence  et  d'énergie  pour  opprimer  les  faibles  et  les  ti- 
mides, et  assez  puissante  pour  que  les  régimes  précédens,  ne  pouvant 
la  supprimer,  aient  tenu  souvent  à  ne  pas  l'avoir  pour  ennemie.  Elle 
a  été  en  effet  une  puissance  originale,  cette  Camorra  qu'un  des  plus 
spirituels  chroniqueurs  des  révolutions  italiennes  décrit  dans  un  livre 
sur  le  Brigandage  dans  les  provinces  napolitaines,  a  Tous  ceux  qui 
osaient  manier  un  poignard,  dit-il,  étaient  fiers  de  lui  appartenir; 
ils  passaient  par  deux  degrés  d'initiation  et  finissaient  par  être  en- 
rôlés. Ils  avaient  des  chefs  dans  les  douze  quartiers  de  Naples,  dans 
toutes  les  villes  du  royaume,  dans  tous  les  bataillons  de  farmée. 
Ils  régnaient  partout  où  le  peuple  était  réuni;  ils  prélevaient  un 
impôt  sur  l'argent  que  vous  donniez  au  cocher  de  votre  voiture,  ils 
assistaient  aux  marchés  et  s'attribuaient  une  part  du  prix  des  ventes; 
ils  veillaient  aux  parties  de  cartes  entre  gens  du  peuple,  et  du  ga- 
gnant ils  recevaient  un  tribut.  Ils  dominaient  enfin  dans  les  prisons, 
et  la  police  ne  s'y  opposait  pas;  à  l'occasion,  au  contraire,  elle  les 
appelait  à  son  aide...  Quelquefois  le  gouvernement  arrêtait  les  ca- 
morristes  et  les  envoyait  aux  galères;  mais  même  de  là  ils  épou- 
vantaient les  hommes  honnêtes  qui  vivaient  en  pleine  liberté...  Cette 
société  avait  des  lieux  où  elle  se  réunissait,  une  forte  organisation, 
des  lois  inflexibles.  Les  chefs  s'attribuaient  des  droits  effrayans  sur 
les  affiliés.  Si  un  assassinat  était  imposé  à  ceux-ci,  ils  étaient  con- 
traints d'obéir  sous  peine  de  mort.  Le  poignard  punissait  toute  in- 
fraction et  tranchait  toute  dispute...  » 

Qu'on  imagine  un  pays  ainsi  organisé,  avec  de  telles  mœurs,  avec 
l'oppression  en  haut,  la  licence  en  bas,  la  démoralisation  et  le  culte 
ou  la  crainte  de  la  force  partout;  qu'on  ajoute  encore  quelques  au- 
tres causes  nées  de  la  révolution  ou  coïncidant  avec  elle,  l'ébranle- 
ment des  esprits,  une  pénurie  de  récoltes  survenant  en  ce  moment 
dans  les  campagnes  :  il  est  arrivé  ce  qui  devait  arriver,  ce  qu'on  a 
vu  à  d'autres  époques,  en  1799  et  en  1808.  Le  brigandage  a  éclaté, 
non  comme  une  protestation  d'opinion,  mais  comme  l'explosion  de 
tous  ces  élémens  anarchiquen  trouvant  par  malheur  une  force,  un 
prétexte  politique,  une  excitation  dans  la  présence  du  roi  François  11 


U5 

à  Rome,  ou  dans  quelques  mesures  peu  prévoyantes,  telles  que  le 
congé  accordé  par  le  gouvernement  nouveau  aux  soldats  de  Tarmée 
régulière  napolitaine  après  la  prise  de  Gaëte  et  l'application  de  la  loi 
sur  la  suppression  des  ordres  religieux,  qui,  en  blessant  le  clergé, 
le  rejetait  dans  l'hostilité.  Je  ne  veux  pas  dire  qu'il  n'y  ait  eu  des 
hommes  passionnés  et  sincères  qui  se  sont  jetés  dans  ces  troubles 
en  croyant  défendre  un  principe;  mais  le  brigandage  napolitain  a 
été  visiblement  du  brigandage  dans  son  ensemble,  la  ligue  de  tous 
les  élémens  déclassés,  galériens  évadés,  malfaiteurs,  vagabonds  en 
guerre  avec  la  justice  et  la  société  civilisée.  Qu'étaient  en  effet  ces 
chefs  de  bandes?  L'un  était  un  ancien  forçat  en  fuite  coupable  de 
trente  délits  ou  crimes,  et  il  se  faisait  général;  l'autre  n'avait  com- 
mis que  quinze  vols  et  n'avait  été  que  quatre  fois  assassin  et  se  fai- 
sait colonel;  un  troisième,  plus  modeste,  n'avait  sur  la  conscience 
que  quatre  vols  et  deux  homicides  :  il  se  contentait  du  grade  de 
major.  Le  drapeau  du  roi  François  II  s'est  trouvé,  il  faut  le  dire, 
confié  à  d'étranges  mains. 

Je  ne  sais  s'il  est  un  témoignage  plus  éloquent  dans  sa  simplicité 
de  la  nature  de  ces  bandes  et  de  leurs  chefs,  des  déceptions  réser- 
vées aux  étrangers  jetés  dans  ces  aventures  et  même  au  fond  des 
vrais  sentimens  du  pays,  que  \q  journal  laissé  par  ce  malheureux 
officier  espagnol,  don  José  Borges,  qu'une  mort  tragique  surprit  au 
moment  où  il  cherchait  à  s'évader  de  cette  galère.  Celui-là  était  un 
vrai  soldat,  un  chef  énergique  de  partisans,  ayant  servi  la  cause  de 
don  Carlos  en  Espagne  et  cherchant  les  occasions  de  servir  encore 
la  légitimité.  Il  avait  cru  trouver  une  de  ces  occasions  à  Naples,  et 
il  était  parti  avec  des  instructions  du  général  Clary,  qui  était  à 
Rome  auprès  de  François  II.  Il  débarqua  dans  les  Calabres,  sur  la 
plage  de  Brancaleone,  avec  quelques  hommes  et  des  armes,  croyant 
sans  doute  trouver  des  élémens  de  guerre  civile  ;  mais  il  ne  tarda 
pas  à  voir  qu'il  s'était  trompé.  Les  chefs  qu'il  rencontre  se  défient 
de  lui  et  se  moquent  de  ses  instructions.  Mittica  le  retient  presque 
prisonnier  pendant  qu'il  s'en  va  dormir  avec  sa  concubine  dans  un 
bois  voisin.  Et  voilà  Borges  obligé  de  marcher  avec  quelques  hommes 
dans  un  pays  inconnu,  à  travers  les  forêts  et  les  montagnes,  ne 
voyant  venir  que  peu  de  partisans,  avouant  que  le  peuple  est  bon, 
mais  que  «  les  riches,  à  peu  d'exceptions  près,  sont  partout  mau- 
vais, »  harcelé  d'ailleurs  par  les  gardes  urbaines.  —  «J'ai  fait  halte, 
dit-il,  sur  la  montagne  appelée  le  Feudo.  Des  gens  armés,  à  coups 
de  fusil,  nous  ont  contraints  à  déloger.  Nous  avons  fini  par  trouver 
un  lieu  écarté  pour  nous  reposer.  Le  jour  suivant,  nous  sommes  ar- 
rivés à  Cerri  à  cinq  heures  du  matin.  Nous  avons  fait  halte  à  Serra 
di  Gucco.  Un  ancien  soldat  du  3<^  de  chasseurs  s'est  présenté  en  de- 


144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mandant  de  m'accompagner.  C'est  le  seul  partisan  que  j'aie  trouvé 
jusqu'ici...  »  Il  en  est  ainsi  à  chaque  page,  a  Nous  avons  rencontré 
un  paysan  de  Taverna  qui  partait  avec  deux  mules  chargées  de  bois 
de  construction.  Après  l'avoir  interrogé,  je  lui  ai  donné  de  l'argent 
pour  qu'il  nous  portât  des  provisions.  Nous  l'avons  attendu  inutile- 
ment :  au  lieu  du  pain  et  du  vin  que  je  lui  avais  payés  très  cher,  il 
nous  a  envoyé  une  colonne  de  Piémontais...  —  On  me  dit  qu'un 
détachement  des  nôtres  est  débarqué  à  Bossano  :  c'est  une  illu- 
sion. »  Borges,  en  pénétrant  dans  la  Basilicate,  rencontre  un  autre 
chef  de  bande,  Crocco,  et  il  n'est  pas  plus  heureux  avec  lui  qu'avec 
Mittica.  Crocco  ne  veut  d'aucune  organisation,  parce  que  s'il  y  en 
avait  une  et  si  on  faisait  une  vraie  campagne,  il  ne  serait  plus  rien, 
tandis  qu'il  est  tout-puissant  dans  les  bois  que  personne  ne  connaît 
mieux  que  lui.  Le  partisan  espagnol  note  en  passant  :  «  Scène  dé- 
goûtante! Crocco  réunit  ses  anciens  compagnons  de  vol;  les  autres 
soldats  sont  désarmés  violemment.  On  leur  prend  leurs  fusils.  Quel- 
ques soldats  fuient,  d'autres  se  plaignent  :  ils  demandent  à  servir 
pour  un  peu  de  pain,  même  sans  solde,  disent-ils;  mais  ces  assas- 
sins sont  inexorables...  » 

De  guerre  lasse,  il  ne  reste  plus  à  Borges  qu'à  se  frayer  un  che- 
min jusqu'à  la  frontière  des  états  du  pape  pour  revenir  à  Bome, 
et  il  marche,  désillusionné,  ayant  à  supporter  la  misère,  le  dénû- 
ment,  la  faim,  trop  heureux  quand  il  a  un  peu  de.  pain.  Il  avait 
encore  avec  lui  vingt-quatre  hommes  partageant  ses  privations.  Il 
touchait  au  but  après  avoir  traversé  les  Calabres  et  les  Abruzzes, 
après  avoir  dormi  la  nuit  dans  la  neige,  enduré  toutes  les  souf- 
frances, lorsqu'il  fut  pris  et  fusillé.  Il  mourut  intrépidement,  louant 
en  vrai  soldat  la  belle  attitude  des  hersaglieri  qui  étaient  chargés 
de  lui  donner  la  mort  et  répétant  :  «  J'allais  dire  au  roi  François  II 
qu'il  n'y  a  que  des  misérables  et  des  scélérats  pour  le  défendre,  et 
que  Crocco  est  un  sacripant.  »  Un  autre  officier  napolitain,  qui  avait 
accompagné  Borges  à  son  débarquement  en  Calabre  et  qui  l'avait 
quitté  dès  les  premiers  jours,  avait  déjà  déclaré  de  son  côté  qu  il 
avait  espéré  rencontrer  une  armée  royaliste,  qu'il  n'avait  trouvé 
qu'une  bande  de  brigands,  et  que  de  dégoût  il  était  parti.  Que 
veux-je  conclure  de  ces  aveux  d'hommes  sincères  dont  l'un  a  expié 
de  sa  vie  une  entreprise  aventureuse?  C'est  que  le  brigandage  na- 
politain, tout  dangereux  qu'il  soit,  n'est  point  en  réalité  une  guerre 
civile  soutenue  au  nom  d'un  principe  politique,  qu'il  n'est  que  le 
fruit  amer  et  sanglant  de  cet  état  social  que  je  dépeignais,  que  la 
masse  du  pays  est  restée  sensée  après  tout,  accessible  peut-être  au 
malaise,  au  mécontentement  quand  on  ne  ménage  pas  assez  ses 
susceptibilités,  son  amour-propre,  mais  se  refusant  au  fond  à  tout 


1A5 

parti  extrême,  et  que  les  difficultés  qui  existent  à  Naples  sont  de 
celles  qui  se  guérissent  par  un  bon  gouvernement ,  par  une  action 
libérale  et  intelligente  bien  plus  que  par  un  retour  au  passé. 

Admettons  un  moment  néanmoins  que  l'œuvre  périt  au  milieu  de 
ces  difficultés,  que  la  question  renaît  tout  entière,  et  que  l'Italie, 
faute  de  pouvoir  aller  plus  loin,  ou  même  de  pouvoir  s'affermir  dans 
les  conditions  actuelles,  revient  où  on  veut  la  ramener.  A  quelle 
combinaison  va-t-on  s'arrêter  dans  cette  organisation  fédérative 
qu'on  essaierait  de  faire  sortir  d'une  crise  nouvelle?  Sera-ce  à  la 
vraie  et  primitive  confédération  de  tous  les  anciens  états  recompo- 
sés? Voilà  donc  une  restauration  complète  naissant  de  je  ne  sais 
quelle  circonstance  mystérieuse  et  bien  imprévue  pour  le  moment. 
Quelque  général  d'aventure  a  renouvelé  la  scène  de  la  rentrée  à 
Naples  du  cardinal  Ruffb,  à  la  tête  de  ses  Calabrais,  en  1799.  Le 
grand-duc  de  Toscane,  fugitif  volontaire  du  29  avril  1859,  hôte  du 
camp  autrichien  à  Solferino,  a  repris  le  chemin  de  Florence.  Le  duc 
de  Modène  ceint  de  nouveau  sa  microscopique  couronne.  L'Ombrie 
et  les  Marches  se  replacent  sous  l'autorité  politique  du  saint-siége, 
et  Bologne  elle-même  voit  reparaître  le  légat  qui,  le  là  juin  1859, 
suivait  dans  sa  retraité  le  corps  d'occupation  autrichien,  laissant  la 
Romagne  indépendante.  Le  Piémont  rentre  dans  ses  frontières, 
agrandies  jusqu'au  Mincio,  et  le  roi  d'Italie  j'edevient  le  roi  de  Sar- 
daigne.  Tout  est  pour  le  mieux.  On  revient  à  la  situation  qui  exis- 
tait  avant  la  guerre,  plus  la  réunion  de  la  Lombardie.  Tout  ce  qui 
est  œuvre  de  la  souveraineté  nationale  au-delà  des  Alpes  disparaît; 
il  ne  reste  que  le  prix  de  la  conquête.  C'est  la  victoire  du  droit  des 
princes  et  du  droit  public  de  1815  ébréché  tout  au  plus  d'une  pro- 
vince. 

Il  y  a  des  esprits  qui  croient  cette  résurrection  possible,  puisqu'ils 
la  proposent  ou  la  rêvent,  puisqu'elle  est  le  dernier  mot  de  leur 
hostilité  contre  l'Italie  actuelle,  et  ils  n'ont  pas  tort  en  suivant  la 
logique  de  leurs  idées.  D'abord  il  y  a  une  conséquence  qu'on  ne 
semble  pas  soupçonner,  et  qui  nous  touche  cependant,  qui  selle 
intimement  à  cette  restauration  universelle  des  pouvoirs  et  des  au- 
tonomies au-delà  des  Alpes  :  c'est  la  restitution  de  Nice  et  de  la  Sa- 
voie, puisque  ces  deux  provinces  n'ont  été  revendiquées  par  la 
France  qu'en  compensation  de  l'agrandissement  territorial  qu'assu- 
rait au  royaume  de  la  Haute -Italie  la  réunion  de  la  Toscane  et  de 
la  Romagne,  Les  deux  annexions  se  lient  diplomatiquement  et  en- 
core plus  moralement.  Ceux  qui  demandent  que  l'une  cesse  deman- 
dent la  fin  de  l'autre,  ou  font  à  la  France  un  rôle  qui  n'est  pas  digne 
d'elle;  mais  en  outre  est-ce  donc  l'ordre  qui  rentre  dans  cette  Ita- 
lie remaniée,  scindée  de  nouveau ,  parquée  dans  ses  souverainetés 

TOME  XLIV.  10 


146  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

restaurées,  fût-elle  liée  par  une  confédération  apparente?  C'est  bien 
plutôt  assurément  l'anarchie  organisée  sous  la  forme  fédérative, 
avec  des  pouvoirs  craintifs,  effarés,  pleins  des  souvenii's  de  leur  dé- 
faite, toujours  placés  entre  l'entraînement  des  populations  et  l'in- 
stinct de  leur  propre  sûreté.  Ce  serait  l'antagonisme  de  tous  les  inté- 
rêts, de  toutes  les  situations,  de  tous  les  sentimens  en  défiance.  Qui 
se  chargerait  des  exécutions  fédérales  au  sein  de  ces  antagonismes 
d'idées,  de  principes?  Qui  contraindrait  la  Romagne,  si  elle  résis- 
tait au  pape?  Gomment,  en  un  mot,  faire  vivre  ensemble  des  pou- 
voirs séparés  par  tant  d'événemens,  par  tant  de  passions,  les  uns 
peut-être  encore  entraînés  vers  Venise,  les  autres  invinciblement 
portés  à  s'appuyer  encore  d'une  influence  étrangère? 

Il  est  vrai,  diront  les  grands  médiateurs  d'idées  qui  n'acceptent 
ni  l'unité  ni  l'ancienne  confédération,  il  est  vrai,  l'Italie  ne  peut 
être  rejetée  dans  un  moule  désormais  brisé.  On  ne  peut  faire  revivre 
toutes  ces  petites  nationalités  qui  ont  disparu  au  premier  coup  de 
vent  de  l'indépendance,  avec  toutes  ces  petites  capitales,  Modène, 
Parme,  Florence,  qui  n'étaient  que  des  postes  avancés  de  l'Autriche; 
mais  pourquoi  ne  formerait-on  pas  une  confédération  nouvelle  avec 
deux  royaumes  considérables,  —  l'un  au  nord,  composé  du  Pié- 
mont, de  la  Lombardie,  de  Parme,  de  Modène,  de  la  Toscane,  des 
Romagnes,  des  Marches,  de  l'Ombrie, — l'autre  au  midi,  composé  de 
Naples  et  de  la  Sicile,  et  au  milieu  le  pape  s' élevant  comme  une 
grande  puissance  moiale  unissant,  conciliant  les  deux  royaumes?  On 
ne  remarque  pas  que  ce  n'est  tout  au  plus  que  déplacer  la  question, 
qu'on  ne  crée  pas  ainsi  par  un  artifice  de  volonté  une  confédération 
avec  un  tête-à-tête  de  deux  états  surveillés  par  un  vieux  pontife. 
Quel  souverain  d'ailleurs  irait  régner  à  Naples?  Serait-ce  l'ancien 
roi  François  II  ?  Serait-ce  un  prince  nouveau,  et  quel  prince?  Est-ce 
que  le  pape  admettj'ait  plus  aisément  une  diminution  de  souverai- 
neté temporelle  avec  une  fédération  ainsi  organisée?  Et  quelle  se- 
rait sa  situation  entre  deux  royaumes  toujours  en  contact  et  séparés 
par  des  souvenirs,  par  des  animosités,  par  des  questions  d'intérêt, 
de  voisinage,  de  politique,  qui  deviendraient  une  source  éternelle 
de  conflits?  L'Italie  ne  serait  plus  qu'un  champ  clos  où,  à  la  place 
de  souverainetés  multiples  formant  du  moins  une  sorte  d'équilibre, 
il  n'y  aurait  que  deux  ennemis  en  présence. 

Qu  arriverait-il  de  toutes  ces  combinaisons  fédératives  trop  vieilles 
au  moins  de  cinq  ans?  Un  des  hommes  les  plus  sensés  de  Naples, 
qui  ne  dissimule  nullement  les  difTicullés  actuelles,  qui  a  môme  tra- 
vaillé à  une  alliance  avec  le  Piémont  à  la  veille  de  la  chute  de  Fran- 
çois II,  M.  Manna,  le  dit:  «  La  solution  unitaire  aurait  peut-être  pu 
être  différée  en  principe;  mais  puisque  le  problème  est  posé,  puia- 


l'unité  de  l'italie  et  la  papauté.  Ih7 

que  l'unité  a  été  solennellement  proclamée  et  mise  en  pratique,  on 
ne  peut  plus  revenir  en  arrière.  L'Italie  a  goûté  le  fruit  défendu,  et 
plus  jamais  elle  ne  l'oubliera.  Il  n'est  plus  possible  de  se  conten- 
ter d'une  solution  plus  modeste;  il  n'est  plus  possible  de  se  plier  à 
un  système  de  division  et  de  séparation.  Si  par  malheur  cela  arri- 
vait un  jour,  vous  pouvez  être  certain  que  le  jour  suivant  les  même& 
aspirations  se  réveilleraient  plus  impétueuses.  Ces  années  d'union 
laisseraient  des  regrets  inexprimables.  Les  souffrances,  les  diffi- 
cultés, les  désordres  survenus  seraient  entièrement  oubliés.  Dans 
toutes  les  parties  de  l'Italie,  on  ne  ferait  que  célébrer  comme  une 
ère  de  gloire  et  de  grandeur  cette  époque  où  les  deux  portions  de 
la  péninsule  furent  unies  sous  un  même  sceptre.  Bien  vite  les  re- 
grets prendraient  la  forme  de  l'agitation.  Toutes  les  imaginations 
travailleraient  sur  ce  thème  unique;  toute  l'activité  nationale  serait 
tournée  vers  ce  but,  et  le  pays  se  débattrait  dans  des  convulsions 
pour  retrouver  son  intégrité  comme  les  membres  coupés  et  palpi- 
tans  d'un  corps  animé  qui  se  cherchent  pour  se  rejoindre.  Que  celui 
qui  travaille  à  diviser  l'Italie  perise  à  ces  tourmens;  qu'il  pense  que 
l'unité  est  cette  fois  l'acheminement  à  l'indépendance  nationale,  que 
cette  indépendance  n'est  point  encore  atteinte,  et  que  toute  division 
morale  ou  matérielle  rendrait  l'entreprise  impossible...  »  De  telle 
sorte  qu'à  n'observer  que  les  élémens  politiques  qui  s'agitent  au- 
delà  des  Alpes,  l'unité,  par  l'impossibilité  de  toute  autre  combi- 
naison aussi  bien  que  par  un  entraînement  mêlé  de  réflexion,  est 
devenue  aujourd'hui  la  forme  irfévitable  de  l'indépendance  ita- 
lienne, et  il  y  a  mieux  même,  selon  la  remarque  récente  d'un 
homme  qui  a  dirigé  la  politique  française,  M.  Thouvenel,  elle  est 
devenue,  en  se  personnifiant  dans  une  monarchie  populaire,  la  seule 
condition  d'ordre  possible  en  Italie. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange,  c'est  que  dans  cette  carrière  où  se 
forme  une  nationalité  qui  a  eu  la  France  pour  premier  et  tout-puis- 
sant auxiliaire,  dont  la  France  a  été  à  chaque  pas  la  gardienne,  la 
protectrice,  et  dont  elle  reste  l'alliée,  ce  soit  la  politique  de  la 
France  elle-même  qu'on  représente  comme  l'obstacle  immuable 
contre  lequel  vient  se  briser  l'unité  de  l'Italie.  —  C'est  l'indépen- 
dance italienne,  disent  magistralement  ceux  qui  ne  suivent  les  évé- 
nemens  que  pour  les  combattre,  c'est  l'indépendance  italienne  que 
la  France  est  allée  faire  vivre  par  les  armes  et  par  l'appui  de  son 
influence,  ce  n'est  point  l'unité  qu'elle  est  allée  créer.  L'indépen- 
dance de  l'Italie  est  un  intérêt  français,  l'unité  est  une  contradic- 
tion des  idées  que  nous  avons  portées  au-delà  des  Alpes,  de  nos 
desseins  et  de  notre  histoire;  c'est  une  diminution  de  puissance  pour 
la  France,  et  par  les  perspectives  que  laissent  entrevoir  ses  aspira- 


1A8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tions  vers  Rome,  c'est  une  menace  de  crise  religieuse;  c'est  une 
nouveauté  périlleuse  pour  l'Italie  elle-même,  dupe  d'une  illusion 
de  grandeur,  aussi  bien  que  pour  la  France  et  l'Europe,  et  peu  s'en 
faut  que  M.  Proudhon,  en  bon  serviteur  du  pape  et  de  l'ordre  public 
européen ,  n'ensevelisse  sous  les  flots  de  son  ironie  ces  pauvre 
libéraux  français  qu'il  dépeint  si  gaillardement  comme  «enchaînés 
au  caroccio  de  l'Italie  une  et  indivisible.  »  La  vérité  qui  éclate  dans 
ces  contradictions  d'opinions  excitées  autour  du  nom  de  l'Italie,  c'est 
qu'il  y  a  en  présence  deux  politiques  :  l'une  qui  n'eût  point  fait  la 
guerre  de  1859,  et  qui,  depuis  qu'elle  est  finie,  est  occupée  à  en 
combattre  les  conséquences  en  s' armant  de  toutes  les  difficultés  nées 
d'une  situation  si  prodigieusement  nouvelle;  l'autre  qui  a  fait  la 
guerre,  et  qui,  après  l'avoir  faite,  se  sent  évidemment  liée  à  la 
renaissance  d'une  nation  sans  subordonner  ses  sympathies  aux  pro- 
cédés de  cette  renaissance  et  à  la  forme  définitive  sous  laquelle  elle 
apparaît.  La  vérité  est  encore  que  tous  ces  esprits  rassemblés  par 
un  lien  d'hostilité  contre  l'unité  de  l'Italie,  théoriciens  plus  ou  moins 
déguisés  de  réactimi,  démocrates  d'humeur  goguenarde  et  rêveurs 
de  combinaisons  impossibles,  qui  se  posent  modestement  en  inter- 
prètes souverains  de  la  pensée  française,  sont  peut-être  ceux  qui  se 
méprennent  le  plus  sur  le  caractère  de  la  politique  de  la  France, 
sur  les  principes  de  son  action  et  sur  ses  intérêts.  Au  fond,  qu'a 
donc  fait  la  France,  qu'a-t-elle  voulu  et  qu'a-t-elle  pu  vouloir  ou 
permettre  sans  être  infidèle  à  elle-même? 

Il  y  a,  si  je  ne  me  trompe,  i?i  une  question  de  responsabilité 
à  préciser.  Non  sans  doute ,  et  il  est  bien  facile  de  se  retrancher 
dans  ces  réserves  de  diplomatie,  la  France  n'a  point  pris  sur  elle, 
en  allant  au-delà  des  Alpes,  la  responsabilité  directe  d'une  transfor- 
mation de  l'Italie.  Elle  a  fait  la  guerre  par  un  sentiment  énergique 
de  son  intérêt  propre  et  par  un  mouvement  de  sympathie  supérieure 
pour  une  cause  nationale  et  libérale.  Elle  s'est  arrêtée  dans  la  guerre 
là  où  elle  a  cru  voir  que  son  intérêt  le  plus  direct  s'arrêtait,  et  que 
sa  sympathie  allait  s'engager  trop  avant  dans  une  révolution  de 
pouvoirs  intérieurs  déjà  visible.  En  un  mot,  elle  s'est  retirée  de 
la  lutte,  elle  s'est  dégagée  à  l'heure  voulue  par  elle,  laissant  le 
Piémont  agrandi  d'une  province  sous  sa  garantie,  l'Italie  libre  pour 
tout  le  reste,  proposant  ses  idées  sans  les  imposer,  rentrant  en 
quelque  sorte  dans  le  rôle  d'une  médiatrice  en  face  d'un  mouve- 
ment dont  elle  déclinait  la  direction,  et  depuis,  à  mesure  que  les 
événemens  se  sont  déroulés,  elle  a  suivi  le  même  système,  caracté- 
risant sa  situation  et  limitant  sa  responsabilité  par  des  réserves,  se 
dégageant  diplomatiquement  tantôt  vis-à-vis  de  l'Autriche,  tantôt 
vis-à-vis  de  l'Italie.  Lorsque  la  question  de  l'annexion  de  l'Italie 


L*UNITÉ    DE    l'iTALIE    ET   LA    PAPAUTÉ.  Ill9 

centrale  devenait  plus  pressante,  dépassant  les  vues  de  Villafranca 
et  de  Zurich,  la  France  disait  en  somme  à  l'Italie  :  Voilà  ce  que  je 
peux  permettre,  l'annexion  de  Modène  et  de  Parme,  l'autonomie  de 
la  Toscane  avec  un  prince  élu  par  le  pays,  l'administration  séparée 
de  la  Romagne  sous  la  forme  d'un  vicariat  exercé  par  le  roi  Victor- 
Emmanuel.  Dans  ces  limites,  «  la  Sardaigne  est  sûre  de  m'avoir 
avec  elle  et  derrière  elle.  »  Dans  toute  autre  hypothèse,  l'Italie  est 
libre ,  elle  peut  courir  les  hasards  ;  mais  elle  ne  doit  compter  que 
sur  ses  forces.  La  France  revendique  l'indépendance  de  sa  politique 
dans  des  complications  qu'elle  n'aura  pas  à  dénouer,  puisque  ses 
conseils  auront  été  impuissans  à  les  prévenir.  —  C'est  le  résumé  de 
la  dépêche  que  M.  Thouvenel  adressait  le  24  février  1860  à  Turin, 
après  avoir  négocié  à  Vienne  l'inexécution  du  traité  de  Zurich. 

Lorsque  bientôt  le  royaume  du  midi  était  menacé  par  Garibaldi, 
la  France  faisait  ce  qu'elle  pouvait  pour  détourner  cette  immense 
crise,  pour  sauver  Naples  après  la  Sicile  perdue,  pour  étayer  un 
trône  qui  «  se  fût  infailliblement  écroulé  tout  seul,  »  sans  Garibaldi, 
selon  une  remarque  récente  de  M.  Thouvenel,  et  même  après  le 
dénoûment  elle  assistait  de  la  présence  de  ses  vaisseaux  le  roi 
François  II  jusque  dans  son  dernier  asile  de  Gaëte.  A  l'invasion 
soudaine  de  l'Ombrie  et  des  Marches  par  le  Piémont,  elle  opposait 
une  protestation,  et  elle  rappelait  son  ministre  de  Turin.  Avant  la 
guerre  enfin,  comme  pendant  la  guerre  et  après  la  guerre,  elle  ne 
cessait  de  rappeler  à  l'Italie  les  engagemens  et  les  intérêts  qui 
l'avaient  conduite  à  Rome,  et  qui  l'y  retenaient  comme  la  gardienne 
de  la  sécurité  du  saint-siége.  Il  est  donc  vrai  que  politiquement, 
diplomatiquement,  la  France  est  libre,  et  qu'à  côté  de  chaque  évé- 
nement il  y  a  une  réserve,  une  manifestation  d'irresponsabilité, 
même  quelquefois  un  désaveu  ou  une  réprobation.  Quel  est  le  véri- 
table sens  de  cette  série  d'actes  ?  C'est  simplement  de  dégager  l'in- 
dépendance d'action  de  notre  politique,  en  faisant  la  part  des  res- 
ponsabilités, en  traçant  une  limite  entre  ce  qui  est  notre  œuvre,  ce 
que  nous  garantissons  et  ce  que  nous  ne  garantissons  plus;  mais  ce 
serait  en  même  temps  une  étrange  méprise  de  croire  que  parce  que 
la  France  est  sans  engagement  envers  l'unité  de  l'Italie,  elle  n'est 
point  liée  moralement  à  ce  vaste  travail  d'un  peuple  qui  s'efforce  de 
revivre  en  concentrant  tous  ses  élémens  de  grandeur,  qu'au-dessus 
de  cette  solidarité  des  faits  et  des  procédés  habilement  déclinée  pas 
à  pas  il  n'y  a  point  une  solidarité  supérieure  d'idées,  de  tendances 
et  d'intérêts  généraux. 

Elle  existe  au  contraire,  cette  solidarité  d'un  ordre  supérieur, 
dansl'éinancipation  contemporaine  de  l'Italie,  et  elle  éclate  partout, 
elle  domine  tout,  je  ne  dis  pas  même  depuis  le  jour  où  nos  batail- 


150  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ions  se  précipitaient  à  travers  les  Alpes  dans  les  plaines  du  Piémont 
et  da  la  Lombardie,  mais  surtout  assurément  depuis  l'heure  où  re- 
tentissait à  Milan  cette  proclamation  qui  ne  s'adressait  plus  ni  aux 
Piémontais  ni  aux  Lombards,  qui  parlait  aux  Italiens  en  leur  disant  : 
((  Je  ne  viens  pas  ici  avec  un  système  préconçu  pour  déposséder  les 
souverains  ni  pour  vous  imposer  ma  volonté.  Mon  armée  ne  s'oc- 
cupera que  de  deux  choses  :  combattre  vos  ennemis  et  maintenir 
l'ordre  intérieur;  elle  ne  mettra  aucun  obstacle  à  la  manifestation 
de  vos  vœux  légitimes.  La  Providence  favorise  quelquefois  les  peu- 
ples en  leur  donnant  l'occasion  de  grandir  tout  à  coup,  mais  c'est  à 
la  condition  qu'ils  sachent  en  profiter.  Profitez  donc  de  la  fortune 
qui  s'offre  à  vous!...  Unissez-vous  dans  un  seul  but,  l'affranchisse- 
ment de  votre  pays.  Organisez-vous  militairement,  volez  sous  les 
drapeaux  du  roi  Victor-Emmanuel.  Souvenez-vous  que  sans  disci- 
pline il  n'y  a  pas  d'armée,  et,  animés  du  feu  sacré  de  la  patrie,  ne 
soyez  aujourd'hui  que  soldats;  demain  vous  serez  citoyens  libres 
d'un  grand  pays!  »  Le  jour  où  ce  langage  était  tenu  au  milieu 
d'une  nation  ébranlée  par  la  guerre,  en  présence  de  souverainetés 
déjà  tombées  ou  menacées,  l'unité  de  l'Italie,  fût-elle  encore  im- 
prévue, n'était  plus  impossible,  et  la  politique  française,  sans  être 
asservie  aux  incidens,  avait  accepté  au  fond,  qu'elle  y  songeât  ou 
qu'elle  n'y  songeât  point,  toutes  les  formes  régulières  de  l'indépen- 
dance italienne.  Ce  qui  lie  la  France  moralement  encore  plus  que 
ses  réserves  diplomatiques  ne  la  dégagent,  c'est  la  liberté  intérieure 
qu'elle  a  assurée  volontairement,  avec  préméditation,  aux  Italiens, 
qu'elle  a  garantie  après  la  paix,  c'est  le  principe  de  non-interven- 
tion qu'elle  a  proclamé  en  le  plaçant  sous  la  sauvegarde  de  son 
épée,  en  traçant  la  limite  que  l'Autriche  ne  pouvait  franchir  sans  se 
retrouver  en  présence  d'une  armée  française.  M.  de  Gavour,  avec 
son  habile  sagacité,  ne  s'y  trompait  pas  :  il  entrevoyait  bien  vite  ce 
qu'il  y  avait  de  ressources  pour  l'Italie  dans  cette  situation;  aussi, 
lorsqu'on  lui  demandait  si  en  échange  de  la  Savoie  et  de  Nice  il 
avait  du  moins  obtenu  de  la  France  la  garantie  des  annexions  de  la 
Toscane  et  de  la  Romagne,  il  répondait  aussitôt  :  «  Non-seulement 
l'annexion  n'a  pas  été  garantie  par  la  France,  mais  je  déclare  que  si 
cette  garantie  nous  eût  été  offerte,  nous  l'eussions  refusée.  Une  ga- 
rantie eût  comporté  un  contrôle,  une  domination  de  la  part  de  la 
France.  Il  nous  a  paru  très  suffisant  que  cette  puissance  eût  déclaré 
solennellement  à  l'Europe  qu'elle  ferait  respecter  en  Italie  le  prin- 
cipe de  non-intervention.  » 

Et  voilà  comment  la  France  est  intimement  liée  par  un  principe 
dont  elle  s'est  faite  la  gardienne,  et  à  l'abri  duquel  l'Italie  a  pu  se 
transformer  en  un  royaume  unique;  voilà  comment,  en  condamnant  ; 


l'unité   de   l' ITALIE    ET   LA   PAPAUTÉ.  151 

certains  procédés,  en  se  dégageant  des  solidarités  partielles,  elle  n'en 
est  pas  moins  venue  à  reconnaître  l'Italie  comme  une  fille  émancipée 
de  ses  œuvres.  Je  vais  plus  loin,  et  je  me  demande  si  cette  respon- 
sabilité morale  n'est  pas  bien  autrement  décisive  et  entraînante  que 
les  responsabilités  mesurées  et  définies  par  la  diplomatie.  Qu'on  ad- 
mette un  instant  une  conflagration  en  Italie,  fût-elle  provoquée  par 
les  Italiens  eux-mêmes  dans  un  mouvement  d'irréflexion  :  l'Autriche 
retrouve  la  victoire  et  souflle  sur  ce  rêve  d'une  Italie  unie,  le  roi  de 
Naples  rentre  dans  son  royaume,  le  pape  à  Bologne,  le  grand-duc 
Je  Toscane  à  Florence,  les  ducs  dans  leurs  duchés.  La  Lombardie 
seule  est  habilement  respectée  pour  désintéresser  la  politique  fran- 
çaise. Matériellement,  diplomatiquement  la  parole  de  la  France  res- 
terait intacte.  Qui  oserait  dire  cependant  que  ce  ne  serait  pas  une 
défaite  pour  son  ascendant,  pour  ses  idées?  Qui  pourrait  dire  que 
l'instinct  public  ne  souffrirait  pas,  que  dans  cette  retraite  précipitée 
d'une  cause  que  n'auraient  pas  suffi  à  protéger  ces  ombres  de  trente 
mille  soldats  dont  M.  Thouvenel  parlait  récemment  dans  le  sénat 
il  n'y  aurait  pas  une  atteinte  profonde,  quoique  indirecte,  à  tous 
nos  intérêts  généraux  d'influence  et  de  grandeur?  Et  ici  s'élève  jus- 
tement la  raison  qu'on  donne  comme  la  plus  décisive,  cette  ques- 
tion des  intérêts  permanens,  de  la  politique  traditionnelle  de  la 
France. 

C'est  un  thème  respectable  mis  à  la  mode  depuis  quelque  temps. 
Il  était  déjà  un  peu  en  usage  lorsqu'il  ne  s'agissait  que  de  l'agran- 
dissement possible  du  Piémont  par  l'afl'ranchissement  de  la  Lombar- 
die et  de  Venise;  mais,  depuis  que  l'unité  est  apparue  au-delà  des 
Alpes,  il  est  devenu  tout  à  fait  souverain.  Il  a  d'ailleurs  une  teinte 
diplomatique  et  historique  qui  donne  de  l'importance;  c'est  tout  de 
suite  quelque  chose  de  s'attribuer  le  privilège  exclusif  de  com- 
prendre la  grandeur  morale  et  nationale  de  son  pays,  de  parler  au 
nom  de  la  vieille  politique  française.  —  Quoi  donc!  la  France  peut- 
elle  vouloir  qu'il  s'élève  à  ses  portes  une  puissance  militaire  de 
premier  ordre,  une  Prusse  du  midi,  tandis  qu'il  y  en  a  une  assez 
embarrassante  au  nord?  Peut-elle  prêter  la  main  à  cette  formation 
d'un  grand  état  réunissant  trente  millions  d'hommes,  ayant  les  lignes 
stratégiques  les  plus  belles,  la  formidable  défense  des  quatre  forte- 
resses occupées  aujourd'hui  par  l'Autriche,  possédant  sur  trois  mers 
des  côtes  assez  étendues  pour  avoir  bientôt  une  marine  nombreuse 
et  hardie  remplissant  l'Adriatique  et  la  Méditerranée?  Pouvons-nous 
être  allés  au-delà  des  Alpes  pour  nous  créer  ce  danger  d'une  force 
qu'un  caprice  d'ingratitude  peut  jeter  un  jour  ou  l'autre  dans  un 
camp  ennemi?  L'intérêt  permanent  et  vital  de  la  France  s'y  oppose; 
sa  vraie  politique,  c'est  celle  de  Henri  IV  dans  ses  projets  de  fédé- 


152  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ration,  celle  qu'on  essayait  encore  un  moment  au  dernier  siècle  par 
les  négociations  du  marquis  d'Argenson,  —  politique  toujours  favo- 
rable à  l'indépendance  italienne,  il  est  vrai,  mais  toujours  soigneuse 
aussi  de  maintenir  la  division  des  souverainetés.  Divisée,  l'Italie 
n'est  qu'un  état  défensif  qui  nous  couvre;  unie,  elle  est  une  menace 
par  sa  puissance  oiTensive,  et  au  jour  des  coalitions  encore  possible 
elle  devient  sur  notre  flanc  l' avant-garde  des  hostilités  contre  nous. 
—  Je  ne  diminue  rien,  ce  me  semble.  Qu'il  y  ait  pour  la  France  en 
Italie,  comme  partout,  des  intérêts  traditionnels  et  permanens,  je 
ne  l'ignore  pas;  mais  il  y  a  une  chose  qu'on  oublie,  c'est  que  le  roi 
Henri  IV  n'est  peut-être  plus  sur  le  trône,  que  M.  de  Ghoiseul  n'est 
plus  ministre,  et  qu'il  s'est  passé  un  événement  comme  la  révolu- 
tion française,  qui  a  ses  conséquences  dans  la  politique  extérieure 
comme  dans  la  politique  intérieure,  qui  modifie  étrangement  toutes 
les  conditions  de  puissance  morale  et  nationale. 

Une  réflexion  plus  sérieuse  conduirait  à  une  conception  plus 
large  de  l'intérêt  traditionnel  de  la  France.  C'était  tout  simple  au- 
trefois, au  temps  d'Henri  IV  comme  au  xviii^  siècle,  —  qu'il  s'agît 
d'exclure  entièrement  l'Autriche  ou  de  lutter  d'influence  avec  elle 
en  Italie ,  —  que  toute  combinaison  se  fondât  sur  la  subdivision  des 
souverainetés.  D'abord  ces  souverainetés  existaient,  ayant  leur  rai- 
son d'être,  vigoureuses,  multiples.  Lorsque  Henri  IV,  dans  ses  vues 
grandioses,  méditait  la  fédération ,  la  ligue ^  suivant  le  vieux  mot, 
d'une  Italie  indépendante  avec  le  pape  pour  chef,  il  y  en  avait 
quinze  ou  seize  :  c'étaient  des  royaumes,  des  duchés,  des  seigneu- 
ries, des  républiques,  —  la  Lombardie  qu'on  devait  conquérir  pour 
l'ériger  en  royaume  avec  le  Piémont,  les  états  du  saint-siége,  Flo- 
rence, Mantoue,  Plaisance,  Venise,  Gênes,  Lucques,  Piombino,  Gor- 
reggio.  Final,  etc.  Lorsque  cette  tradition  d'une  ligue  renaissait  au 
dernier  siècle  dans  l'esprit  du  marquis  d'Argenson,  les  mêmes  sou- 
verainetés existaient,  quoique  moins  nombreuses,  et  il  y  a  cent  ans 
pas  plus  qu'il  y  a  près  de  trois  siècles,  on  n'avait  point  l'idée  qu'il  pût 
y  avoir  un  droit  supérieur  à  tous  ces  droits  de  princes,  de  ducs  et  de 
seigneurs.  La  fédération  ou  la  ligue  était  la  forme  nécessaire  d'or- 
ganisation d'une  Italie  indépendante.  A  défaut  même  de  cette  com- 
binaison, il  était  naturel  encore  que  la  France  vît  une  condition 
favorable  dans  la  division  des  souverainetés.  C'était  un  moyen  de 
balancer  l'influence  de  l'Autriche  en  conquérant  des  trônes,  et  c'est 
ainsi  que  la  maison  de  Bourbon  allait  régner  à  Parme,  à  Naples. 
Rien  n'était  plus  simple  dans  un  temps  où  la  puissance  d'un  pays 
se  confondait  et  se  résumait  dans  l'intérêt  dynastique. 

En  est-il  de  même  aujourd'hui  après  la  révolution  française,  qui  a 
jeté  dans  la  politique  cet  élément  nouveau,  le  droit  des  peuples,  le 


l'unité   de    l' ITALIE    ET   LA   PAPAUTE.  153 

principe  de  l'indépendance  des  nations  par  leur  propre  souveraineté? 
Ce  qui  est  invariable,  ce  qui  est  de  tradition  pour  la  France  au-delà 
des  Alpes,  c'est  d'éloigner,  d'exclure  ou  de  balancer  la  domination 
étrangère;  ce  qui  se  mêle  désormais  à  cette  pensée  fixe,  c'est  l'idée 
d'un  droit  nouveau  servant  à  vaincre  cette  domination  et  à  la  rem- 
placer par  un  peuple.  Je  comprends  bien  qu'une  Italie  divisée  fut  un 
avantage  tant  que  la  politique  se  réduisait  à  un  jeu  d'influences  qui 
aurait  persisté  au  sein  même  d'une  fédération.  C'était  un  équilibre 
recherché  bien  plus  qu'une  indépendance  réelle.  Aujourd'hui  c'est 
cette  indépendance  existant  par  elle-même,  reposant  sur  des  prin- 
cipes qui  sont  les  nôtres,  c'est  cette  indépendance  qu'il  faut  créer, 
et  c'est  ce  qu'exprimait  M.  Thouvenel  lorsqu'il  disait  dans  un  mo- 
ment décisif  :  «  L'Italie  pendant  des  siècles  a  été  un  champ  ouvert 
à  une  lutte  d'influence  entre  la  France  et  l'Autriche.  C'est  ce  champ 
qu'il  faut  à  jamais  fermer.  C'est  l'Italie  elle-même  qu'il  s'agit  de 
constituer  comme  un  intermédiaire,  comme  une  sorte  de  terrain 
désormais  impénétrable  à  l'action  tour  à  tour  prédominante  et  tou- 
jours précaire  de  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  puissances,  n  Ce  corps 
impénétrable  y  est-ce  en  organisant  une  faiblesse  toujours  tentatrice 
qu'on  le  créera?  N'est-ce  point  au  contraire  notre  intérêt  de  voir 
grandir  une  vraie  nation  qui  est  une  force  de  plus  pour  nous,  parce 
qu'elle  représente  à  nos  côtés  les  mêmes  idées,  parce  qu'elle  est 
liée  à  toute  notre  fortune  morale?  Et  si  l'Italie  a  des  côtes  étendues, 
une  population  maritime  nombreuse,  tout  ce  qu'il  faut  pour  former 
une  marine,  est-ce  donc  un  si  grand  mal?  N'est-ce  pas  aussi  un 
intérêt  permanent  de  la  France  de  voir  se  développe^  d'autres  ma- 
rines à  côté  de  la  sienne?  Un  des  griefs  de  certains  défenseurs  de 
l'intérêt  traditionnel  contre  la  guerre  d'Orient,  c'était,  je  me  sou- 
viens, qu'on  allait  follement  aider  l'Angleterre  à  détruire  la  marine 
russe.  Est-ce  donc  un  péril  que  la  création  d'une  marine  nouvelle? 
Je  sais  bien  qu'on  entrevoit  les  temps  de  conflits  et  les  coalitions 
européennes  où  il  y  aurait  une  puissance  militaire  de  plus.  Qu'on 
me  permette  un  souvenir  de  l'histoire.  Reportez-vous  un  instant  à 
l'époque  où  l'Europe,  provoquée  par  une  immense  ambition  qui  ne 
laissait  debout  aucune  indépendance,  refluait  vers  nos  vieilles  fron- 
tières et  se  préparait  à  pénétrer  jusqu'au  cœur  de  la  France.  Si  Na- 
poléon, au  lieu  d'une  Italie  rattachée  en  partie  à  l'empire  et  distri- 
buée pour  le  reste  en  principautés  feudataires  de  famille,  eût  trouvé 
une  Italie  unie,  indépendante,  organisée,  et  liée  à  la  France  par 
l'intérêt  évident  de  sa  propre  conservation,  pensez-vous  que  c'eût 
été  un  danger,  et  qu'une  armée  italienne,  s' avançant  sur  ses  fron- 
tières aux  revers  des  coalisés,  n'eût  pas  été  de  quelque  poids  pour 
la  défense  commune?  Napoléon  trouva  la  faiblesse  là  où  il  l'avait 


154  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

mise.  11  ne  vit  pas  que,  puisqu'il  bouleversait  tout  le  système  ancien 
et  les  souverainetés  en  Italie,  il  devait  du  moins  se  créer  une  force, 
se  donner  un  peuple  pour  allié,  et  une  des  causes  de  sa  catastrophe 
est  dans  ce  mot,  d'une  simplicité  éloquente,  de  Balbo  :  a  II  tomba 
par  cette  seule  erreur  de  n'avoir  pas  fondé  sa  puissance,  au  dedans 
sur  la  liberté,  au  dehors  sur  l'indépendance  des  nations,  c'est-à- 
dire  au  dedans  et  au  dehors  sur  l'attachement  intéressé  des  peu- 
ples. »  Supposez  des  conflagrations  nouvelles  éclatant  aujourd'hui  : 
le  danger  serait-il  dans  la  puissance  démesurée  de  l'Italie  résultant 
de  son  unité?  Ne  serait-il  pas  bien  plutôt  dans  tout  ce  qui  lui  man- 
que, dans  ce  qu'il  lui  reste  à  faire,  et  dans  la  faiblesse  d'une  crise  de 
transformation?  Le  quadrilatère  serait-il  un  plus  grand  péril  entre 
les  mains  des  Italiens  qu'entre  les  mains  des  Autrichiens? 

Ce  qui  arrivera  de  cette  création  d'une  puissance  nouvelle  dans 
l'avenir,  nul  ne  peut  le  dire  assurément,  et  dans  tous  les  cas  l'Italie 
ne  serait  un  danger,  même  avec  son  unité,  que  si  la  France  s'abais- 
sait et  s'épuisait  dans  la  décadence;  mais  ce  qui  n'est  point  douteux, 
c'est  que  pour  le  moment,  et  pour  longtemps  encore,  la  France  est 
l'alliée  naturelle  de  l'Italie,  comme  l'Italie  est  l'alliée  nécessaire  delà 
France,  et  les  Italiens  sont  trop  fins  pour  ne  pas  sentir  que  cette  al- 
liance est  la  condition  inévitable  des  deux  pays  au  milieu  de  tout 
ce  mouvement  qui  agite  aujourd'hui  l'Europe.  Qu'on  jette  donc  un 
regard  sur  le  continent  :  n'aperçoit-on  pas  partout  l'effort  des  peu- 
ples, des  nationalités  qui  aspirent  à  vivre,  et  l'effort  des  réactions 
qui  luttent,  qui  se  défendent  contre  la  puissance  des  idées  nouvelles? 
L'Italie  a  été  reconnue  diplomatiquement,  il  est  vrai;  mais  les  prin- 
cipes en  vertu  desquels  elle  existe  sont-ils  tellefnent  en  sûreté  qu'il 
n'y  ait  qu'à  changer  de  camp,  à  briguer  toutes  les  alliances?  Et  pour 
la  France  elle-même,  qui,  par  son  instinct,  par  son  génie,  par  une 
nécessité  morale  de  sa  situation,  est  la  première  engagée  dans  ces 
luttes,  est-il  indifférent  d'avoir  avec  elle  une  puissance  de  plus,  et 
une  puissance  efficace,  alliée  d'idées  et  de  forces,  intéressée  à  la 
victoire  définitive  d'une  cause  qui  est  celle  du  droit  nouveau? 

Je  comprends  :  ce  n'est  pas  dans  une  impossibilité  intérieure 
d'organisation  que  l'Italie  trouve  le  plus  grand  obstacle;  ce  n'est 
pas  par  une  raison  d'équilibre  de  puissance  que  la  France  est  inté- 
ressée à  ne  pas  laisser  s'accomplir  l'unité.  C'est  une  question  reli- 
gieuse qui  s'élève  et  qui  domine  la  question  nationale.  Entre  les 
Italiens  et  le  dernier  but  de  leurs  aspirations,  il  y  a  la  souveraineté 
pontificale,  qui  ne  disparaît  pas  comme  une  couronne  de  grand- 
duc.  L'unité  peut  presser  de  toutes  parts  cette  frontière  diminuée 
des  états  de  l'église  et  enlacer  de  ses  replis  le  vieux  patrimoine  de 
Saint-Pierre;  elle  ne  peut  aller  jusqu'à  Rome,  parce  que  le  pape  y 


l' UNITÉ    DE    l' ITALIE   ET   LA   PAPAUTÉ.  155 

«st  comme  dans  un  dernier  asile  dont  la  France  protège  l'inviolabi- 
lité, et  tant  que  le  pape-roi  est  à  Rome,  revendiquant  l'intégrité  de 
sa  domination  temporelle,  l'unité  italienne,  privée  de  son  centre, 
flottant  entre  des  villes  rivales  qui  se  disputent  la  primauté,  est  à  la 
merci  des  incertitudes.  De  là  cette  alternative  audacieusement  po- 
sée par  le  moins  politique  et  le  plus  honnête  des  agitateurs  popu- 
laires et  relevée  par  tous  les  ennemis  de  l'Italie  comme  la  condam- 
nation de  l'unité  :  Rome  ou  la  mort!  Et  cependant  ni  l'Italie  ne 
peut  être  la  mort  de  la  papauté,  ni  la  papauté  ne  peut  être  la  mort 
de  l'Italie  aspirant  à  se  concentrer  dans  son  unité.  Il  y  a  une  logique 
qui  suit  son  cours,  même  quand  elle  semble  s'arrêter  ou  se  voiler 
un  instant.  Je  ne  sais  ni  à  quelle  heure  ni  comment  les  Italiens  iront 
à  Rome;  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  y  a  désormais  dans  ce  vieux 
centre  du  catholicisme  et  dans  le  monde  un  problème  inévitable  : 
la  fin  du  pouvoir  temporel  du  saint-siége  tel  qu'il  a  existé  jusqu'ici 
et  la  nécessité  de  trouver  pour  la  papauté  une  autre  forme,  d'autres 
conditions  d'indépendance. 

Ce  qui  vient  se  placer  à  Rome  entre  l'Italie  et  le  couronnement 
de  son  unité,  ce  n'est  pas  le  poids  d'une  force  vivante,  c'est  le 
poids  de  tout  un  passé  et  d'un  avenir  inconnu,  et  s'il  y  a  une  in- 
certitude, elle  n'est  plus  dans  la  question  même,  elle  n'est  que 
dans  la  manière  de  la  résoudre.  La  fin  de  la  vieille  autorité  poli- 
tique du  saint-siége,  elle  est  écrite  dans  la  situation  qui  lui  est 
faite,  dans  l'impossibilité  de  la  reconstituer  ou  de  la  raffermir,  même 
territorialement  réduite,  dans  toutes  les  anomalies  de  son  existence 
contemporaine,  —  et  une  chose  curieuse  dont  semblent  ne  pas  s'a- 
percevoir ceux  qui  croient  avoir  tout  sauvé  quand  ils  ont  obtenu 
une  trêve,  c'est  qu'au  moment  même  où  ils  défendent  si  passion- 
nément cette  autorité,  ils  en  constatent  la  décadence  en  invoquant 
la  seule  condition  qui  assure  un  reste  de  vie  précaire  à  une  ombre 
de  pouvoir.  N'est -il  pas  trop  évident  en  effet  que  la  souveraineté 
temporelle  du  pape  n'existe  plus  par  elle-même,  que  si  l'armée  fran- 
çaise quittait  Rome,  la  question  serait  résolue  en  un  quart  d'heure, 
comme  elle  était  tranchée  en  1859  à  Rologne  au  départ  des  Autri- 
chiens? Depuis  longtemps,  c'est  par  la  force  étrangère  que  la  papauté 
politique  est  restaurée,  soutenue.  Qu'on  lui  rende,  si  l'on  veut,  l'in- 
tégrité  de  ses  états,  l'occupation  devra  visiblement  s'étendre  avec 
son  domaine.  Plus  l'occupation  s'étendra,  plus  elle  constatera  l'inef- 
ficacité du  pouvoir  temporel  comme  garantie  d'indépendance.  Qu'on 
suive  les  conséquences  :  si  la  liberté  du  pontife  n'existe  pas  moins 
dans  de  telles  conditions,  si  elle  reste  spirituellement  entière  au- 
jourd'hui, au  milieu  d'un  camp  français,  avec  un  territoire  réduit  à 
Rome  et  à  la  campagne  romaine,  c'est  donc  qu'elle  ne  tient  pas  es- 


156  REVUE   DES    DELX    MONDES. 

sentiellement  à  la  réalité  du  pouvoir  politique,  à  l'étendue  d'un  état, 
qu* elle  a  une  garantie  plus  sûre  dans  la  conscience  d'un  pjipe.  Et 
c'est  ainsi  que  de  cette  situation  même  se  dégage  le  double  fait 
d'une  souveraineté  temporelle  insuffisante  à  se  soutenir  par  sa  pro- 
pre force,  n'existant  que  comme  une  ombre  autour  de  laquelle  une 
armée  étrangère  fait  sentinelle,  et  d'une  éclipse  réelle  d'autorité 
politique  qui  cependant  n'empêche  pas  l'indépendance  du  pontife. 

Sait-on  ce  qui  a  contribué  le  plus  à  affaiblir  l'idée  de  la  souverai- 
neté temporelle  du  saint-siége  et  à  préparer  son  irrémédiable  chute? 
C'est  cette  impossibilité  de  se  réformer  qu'on  a  fait  peser  sur  elle, 
et  qu'elle  a  semblé  accepter  en  se  retranchant  dans  une  sorte  d'im- 
mobilité transformée  en  dogme.  Il  y  a  un  mot,  un  sentiment  et  une 
pensée  qui  ont  joué  un  grand  rôle  dans  les  affaires  contemporaines 
de  la  papauté.  Ce  mot,  c'est  :  «  impossible!  pas  de  transaction!  »  Le 
sentiment  est  celui  de  son  irresponsabilité  même  politique  devant 
les  hommes.  La  pensée,  c'est  de  tout  attendre  moins  d'une  initia- 
tive prévoyante  et  efficace  que  des  événemens.  Lorsque  le  pape 
Grégoire  XVI  était  près  de  mourir  après  un  règne  qui  laissait  le 
saint-siége  singulièrement  compromis,  il  disait  à  un  prêtre,  M.  l'abbé 
Bernardi,  aujourd'hui  grand-vicaire  de  l'évêché  de  Pignerol  :  «  L'ad- 
ministration des  états  de  l'église  a  besoin  d'une  grande  réforme. 
J'étais  trop  vieux  pour  l'entreprendre,  car  il  faut  que  celui  qui  com- 
mence une  telle  œuvre  puisse  la  mener  à  bonne  fin.  Après  moi,  on 
élira  un  pape  jeune;  ce  sera  à  lui  de  faire  des  choses  sans  lesquelles 
on  ne  peut  plus  marcher.  »  Ces  paroles  du  vieux  pape  expirant 
étaient  le  programme  des  premiers  jours  du  pontificat  de  Pie  IX. 
L'erreur  de  la  politique  romaine,  lente  d'abord  dans  cette  œuvre  de 
réforme,  souvent  dépassée  par  l'opinion  et  bientôt  surprise  par  les 
révolutions  de  1848,  fut  de  croire  que  ce  qui  était  nécessaire  avant 
l'orage  ne  l'était  plus  après  cette  douloureuse  expérience,  qu'on 
pouvait  sans  risque  revenir  à  ce  que  Grégoire  XVI  avait  fait,  non  à 
ce  qu'il  avait  dit,  et  qu'une  restauration  de  la  papauté  par  les  armes 
de  la  France  pouvait  couvrir  une  réaction  d'absolutisme  e^  d'immo- 
bilité. De  Là  cette  double  situation  du  saint-siége  et  de  la  politique 
française,  l'un  ramené  à  Rome,  perdant  le  temps  le  plus  précieux 
et  laissant  s'accumuler  les  dangers  par  l'inaction  dans  la  sécurité, 
l'autre  réduite  à  protéger  ce  qu'elle  n'approuvait  pas  et  engagée 
dès  ce  moment  dans  cette  voie  sans  issue  où  elle  se  débat  encore 
aujourd'hui. 

C'est  peut-être,  dans  l'histoire  des  affaires  politiques  du  saint- 
siége,  le  moment  le  plus  décisif  de  notre  temps,  non-seulement  par 
la  catastrophe  visible,  extérieure,  d'un  pouvoir  jeté  dans  l'exil  et  ra- 
mené par  une  armée  étrangère  volant  au  secours  du  chef  du  catho- 


l'unité   de    l' ITALIE    ET   LA    PAPAUTE.  157 

licisme,  mais  encore  par  le  sens  moral  de  ces  événemens,  et  parce 
que  c'est  l'heure  où  se  noue  en  quelque  sorte  le  drame  des  destinées 
actuelles  de  la  papauté.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  dès  ce  mo- 
ment, sous  le  coup  même  de  ce  retour  de  fortune  de  18Zi9,  la  sou- 
veraineté temporelle  du  saint-siége  était  placée  dans  cette  alterna- 
tive de  chercher  dans  une  énergique  tentative  de  reconstitution  et 
de  réforme  une  force  propre,  un  gage  de  durée,  ou  de  ne  vivre  in- 
définiment désormais  que  par  l'occupation  étrangère,  c'est-à-dire  par 
un  fait  qui  était  la  négation  de  son  existence  comme  pouvoir  poli- 
tique, le  signe  sensible  de  sa  mort  leote.  Je  voudrais  préciser  cette 
situation  de  iSli9  au  point  de  vue  de  la  France  et  du  sens  que  pre- 
nait dans  les  esprits  cette  expédition  qui  ramenait  le  pape  à  Rome. 

Il  y  a  eu  évidemment  dès  l'origine  deux  interprétations  et  comme 
deux  politiques.  Aux  yeux  des  uns,  c'était  une  restauration  pure  et 
simple,  sans  conditions,  du  pouvoir  temporel  dans  l'intégrité  de  ses 
droits  et  de  son  omnipotence;  c'était  une  affirmation  à  main  armée 
de  la  souveraineté  temporelle  dans  ce  qu'elle  avait  de  plus  absolu, 
indépendamment  des  circonstances  et  des  nécessités  morales  du 
temps.  Des  esprits  ardens  et  intempérans,  comme  M.  de  Montalem- 
bert,  tenaient  même  le  pape  en  garde  contre  un  retour  de  velléités 
trop  réformatrices.  «  Si  on  voyait  Pie  IX  profiter  si  peu  de  l'ex- 
périence douloureuse  qu'il  a  faite,  disait  M.  de  Montalembert , 
et  vouloir  recommencer  à  courir  les  risques  de  la  situation  où  il 
s'est  déjà  trouvé,  si  on  le  voyait  rétablir,  non  pas  même  la  liberté 
de  la  presse,  non  pas  même  la  garde  civique,  mais  seulement  le 
pouvoir  parlementaire  que  le  motu  proprio  refuse,  je, dis  humble- 
ment, sincèrement,  que  la  confiance,  la  profonde  et  filiale  con- 
fiance que  nous  avons  en  lui,  serait  alarmée.  L'autorité  personnelle 
du  pape  actuel  serait  ébranlée  dans  l'opinion  des  catholiques...  » 
Mais  en  même  temps  que  disait  la  politique  française  par  l'organe 
même  du  ministre  qui  est  encore  appelé  aujourd'hui  à  conduire 
nos  affaires  avec  Rome,  M.  Drouyn  de  Lhuys,  au  moment  où  l'expé- 
dition s'engageait?  u  On  se  repose  sur  l'assurance  que  des  forces 
étrangères  ramèneront  le  pape  dans  ses  états;  mais  songe~t-on  à 
l'avenir  qu'on  lui  prépare  en  le  poussant  dans  ces  voies  funestes? 
Les  leçons  de  l'expérience  seront-elles  donc  toujours  perdues?...  Le 
respect  que  nous  avons  pour  le  saint-père  ne  nous  permet  pas  d'ad- 
mettre que  les  institutions  qu'il  avait  données  à  son  peuple  aient 
été  complètement  annulées  par  les  événemens...  La  pensée  que  le 
régime  antérieur  à  18/i6  se  relèverait  à  Rome  n'est  jamais  entrée 
dans  nos  prévisions  ni  dans  nos  calculs.  Nous  avons  agi  sous  l'in- 
fluence d'une  tout  autre  conviction...  »  Et  n'est-ce  pas  encore  un 
ministre  des  affaires  étrangères,  d'un  esprit  aussi  sincère  qu'élevé, 


158  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

M.  de  Tocqueville,  qui  prononçait  devant  l'assemblée  législative, 
après  la  restauration  du  pape,  ces  paroles  propliétiques  :  «  Je  suis 
convaincu,  et  je  ne  crains  pas  d'apporter  cette  conviction  à  la  tri- 
bune, que  si  le  saint-siége  n'apporte  pas  dans  la  condition  des  états 
romains,  dans  leurs  lois,  dans  leurs  habitudes  judiciaires,  adminis- 
tratives, des  réformes  considérables,  s'il  n'y  joint  pas  des  institu- 
tions libérales  compatibles  avec  la  condition  actuelle  des  peuples, 
je  suis  convaincu,  dis-je,  que  quelle  que  soit  la  force  qui  s'attache 
à  cette  vieille  institution  du  pouvoir  temporel  des  papes,  quelle 
que  soit  la  puissance  des  mains  qui  s'étendront  d'un  bout  à  l'autre 
de  l'Europe  pour  le  soutenir,  ce  pouvoir  sera  bientôt  en  grand 
péril?  )) 

Dix  ans  se  sont  passés,  l'œuvre  s'est  accomplie;  le  pouvoir  tem- 
porel des  papes  est  mort  faute  d'avoir  rien  fait.  11  a  attendu,  et 
pendant  ce  temps  1849  a  conduit  à  1856,  à  ce  congrès  de  Paris  où 
la  question  en  réalité  se  posait  sous  le  voile  d'une  question  d'occu- 
pation étrangère.  Le  pouvoir  temporel  est  arrivé  désarmé  à  1859, 
au  moment  de  la  guerre.  Alors  les  événemens  se  précipitent,  les 
conséquences  éclatent  d'elles-mêmes  comme  des  coups  de  foudre; 
la  Romagne  indépendante  conduit  à  la  séparation  des  Marches  et  de 
rOmbrie.  L'unité  de  l'Italie  se  fait,  et  la  question  est  à  Rome  res- 
serrée dans  ce  petit  territoire,  grand  par  les  souvenirs,  empreint 
encore  de  la  majesté  du  passé,  mais  où  ne  survit  plus  qu'un  pou- 
voir incertain,  démembré,  réduit  à  se  réfugier  dans  des  protestations 
inutiles  et  à  n'avoir  d'espérances  que  par  des  catastrophes  de  réac- 
tion universelle. 

On  a  souvent  parlé  de  réformes,  il  est  vrai;  on  en  parle  encore  au- 
jourd'hui, et  il  y  a  eu  sans  doute  des  momens  où  à  Rome,  plus  que 
partout  ailleurs  en  Italie,  des  réformes  auraient  pu  tout  au  moins 
ajourner  ou  adoucir  la  crise;  la  souveraineté  politique  du  saint-siége 
aurait  pu  se  sauver  notamment  par  un  large  système  de  décentrali- 
sation désintéressant  le  pays  en  laissant  survivre  en  haut  l'autorité 
morale  du  pape,  réalisant  ce  mot  dans  lequel  le  vieux  marquis  Gino 
Capponi  voyait  l'unique  solution  d'une  dilïicul té  jusqu'ici  insoluble  : 
que  le  pape  règne  sans  gouverner.  C'était  la  solution  qu'entrevoyait 
aussi  le  père  Ventura.  ((  Le  pape  devait  être  roi,  disait-il,  pour  être 
indépendant;  mais  il  ne  devait  pas  l'être  pour  être  elfacé  par  la 
royauté.  Il  devait  dominer  tout,  mais  en  laissant  tout  à  sa  place;  il 
devait  régner  et  laisser  les  différentes  parties  du  pays  s'administrer 
elles-mêmes...  »  Malheureusement,  quand  on  s'est  cru  un  moment 
assuré  contre  le  péril,  les  réformes  ont  été  ajournées;  quand  le  péril 
a  éclaté  par  des  diminutions  de  territoire,  on  les  a  de  même  ajour- 
nées en  les  faisant  dépendre  de  la  réalisation  de  choses  impossibles» 


l'unité   de    L* ITALIE    ET   LA   PAPAUTÉ.  159^ 

et  toujours  au  fond  les  réformes  ont  été  un  expédient  encore  plus 
qu'une  pensée  sérieuse.  Un  ministre  napolitain  qui  était  à  Rome  en 
1859,  et  dont  on  a  divulgué  la  correspondance,  dévoilait  ce  sys- 
tème en  écrivant  à  son  gouvernement  :  «  Le  cardinal  ne  m'a  pas 
caché  sa  pensée  intime  sur  la  valeur  de  ces  concessions,  dont  il  a 
toujours  été  l'adversaire,  et  auxquelles  il  ne  consentirait,  à  toute 
extrémité,  que  pour  raffermir  le  pouvoir  du  saint-siége  ébranlé  sur 
ses  bases,  pour  assurer  l'intégrité  de  ses  états,  et  prévenir,  éviter, 
par  des  concessions  sans  portée,  celles  que  la  force  des  circon- 
stances et  la  dureté  des  temps  pourraient  un  jour  imposer  au  saint- 
siége.  ))  C'est  peut-être  encore  le  système  de  réformes  utiles  que  le 
dernier  exposé  des  affaires  de  V empire  représente  comme  en  pra- 
tique aujourd'hui  à  Rome.  Ce  système  a  conduit  aux  démembre- 
mens,  à  toutes  les  défaites  matérielles  du  pouvoir  temporel;  mais 
il  a  eu  en  outre  un  résultat  moral  bien  autrement  grave  :  il  a  livré 
cette  question  de  la  souveraineté  politique  du  saint-siége  à  toutes 
les  discussions,  il  a  provoqué  la  lumière  et  l'examen.  Il  a  conduit 
les  esprits  à  remuer  tous  ces  problèmes  de  la  souveraineté  tempo- 
relle des  papes,  de  sa  nature  et  de  ses  origines,  des  fatalités  de  sa 
politique,  de  son  caractère  tout  humain  indépendant  du  dogme,  de 
cette  confusion  de  pouvoirs  qui  met  la  théocratie  dans  la  vie  civile,, 
de  cette  fiction  qui  subordonne  l'existence  nationale  d'un  peuple  à 
une  nécessité  de  religion,  et  alors  ce  qui  aurait  pu  vivre  encore  dans 
un  demi-jour  prudemment  maintenu  par  un  gouvernement  habile  à 
désarmer,  à  satisfaire  l'opinion,  est  devenu  impossible  à  la  lumière 
de  cette  enquête,  où  la  papauté  politique  s'est  effondrée,  et  où  il 
n'est  resté  que  la  papauté  religieuse. 

Que  des  réformes  n'aient  point  été  accomplies  à  l'heure  où  elles 
auraient  pu  être  efficaces,  que  la  cour  de  Rome,  sans  y  prendre 
garde,  soit  allée  d'elle-même  au-devant  du  péril  en  prenant  une 
attitude  d'incompatibilité  avec  l'Italie  et  avec  l'esprit  moderne,  que 
l'on  ait  laissé  passer  le  moment  des  transactions,  oui  sans  doute; 
mais  il  y  a  au  fond  une  cause  plus  générale,  supérieure,  qui  domine 
toutes  les  autres,  dont  les  accidens  de  la  crise  actuelle  ne  sont  que 
les  faces  particulières,  et  qui  a  peut-être  agi  d'autant  plus  énergi- 
quement  que  la  France  a  le  premier  rôle  dans  ces  événemens,  et  que 
la  protection  dont  elle  couvre  le  saint-siége  est  limitée  par  les  idées 
dont  elle  est  la  vivante  personnification.  Cette  cause,  c'est  le  prin- 
cipe même  sur  lequel  repose  l'autorité  temporelle  des  papes,  non 
telle  qu'elle  a  toujours  existé,  mais  telle  qu'elle  existe  aujourd'hui 
par  l'identification  absolue  du  pouvoir  civil  et  du  pouvoir  religieux. 
11  y  a  une  chose  dont  on  ne  semble  pas  s'apercevoir,  c'est  que  cette 
crise  qui  a  éclaté  tout  à  coup  n'est  que  la  conséquence  nécessaire, 


160  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

inévitable,  de  tout  un  mouvement  auquel  la  révolution  française  a 
communiqué  une  redoutable  puissance. 

C'est  une  question  grande  comme  le  monde  et  qui  est  aujourd'hui 
concentrée  à  Rome;  c'est  la  question  de  la  souveraineté  politique 
de  l'église.  Un  homme  assurément  fidèle  au  saint-siége,  de  beau- 
coup de  candeur,  mais  sans  illusion,  un  ambassadeur  de  France, 
M.  de  Rayneval,  entrevoyait  la  situation  périlleuse  que  l'action  du 
temps  avait  faite  à  la  papauté  en  l'isolant.  «  Les  dernières  traces 
des  anciennes  souverainetés  ecclésiastiques  avaient  disparu  de  l'Eu- 
rope, dit-il;  nos  pères,  accoutumés  à  ce  spectacle,  n'y  voyaient  rien 
de  singulier.  Aux  yeux  de  la  génération  nouvelle,  un  gouvernement 
de  cette  espèce,  resté  seul  au  monde,  devient  une  anomalie.  »  Non- 
seulement  les  souverainetés  ecclésiastiques  ont  disparu,  mais  peu  à 
peu,  dans  la  plupart  des  pays,  l'église  a  perdu  ses  propriétés,  ses 
privilèges,  ses  juridictions,  ses  immixtions  dans  la  vie  civile,  tout 
ce  qui  faisait  d'elle  une  puissance  publique  associée  en  quelque 
sorte  à  la  souveraineté.  Il  n'est  resté  que  Rome,  où  a  survécu  sous 
sa  forme  la  plus  absolue  le  principe  de  la  confusion  des  deux  pou- 
voirs, la  théocratie  dans  la  vie  politique  et  civile,  et  d'envahisse- 
ment en  envahissement  le  flot  de  l'esprit  moderne  est  monté  jus- 
qu'à Rome.  Or,  s'il  est  un  pays  qui  représente  le  principe  opposé  de 
la  séparation  des  pouvoirs,  de  l'indépendance  mutuelle  de  la  loi-ci- 
vile et  de  la  loi  religieuse,  qui  ait  résisté  pour  maintenir  cette  dis- 
tinction, n'est-ce  point  la  France?  Ce  principe  était  l'essence  même 
du  gallicanisme;  la  révolution  française  est  venue  lui  donner  une 
extension  plus  grande,  plus  générale,  et  c'est  ce  qui  fait  que  de 
toutes  les  révolutions  elle  est  la  plus  universelle.  Elle  a  été  la 
grande  affirmation  de  l'indépendance  de  la  vie  nationale,  civile, 
intellectuelle.  Et  c'est  à  la  France,  qui  a  fait  la  révolution  de  1789, 
qui  a  proclamé  le  droit  des  nations  et  l'indépendance  de  la  vie  ci- 
vile, c'est  à  la  France,  si  catholique  qu'elle  soit  restée,  que  vous 
voulez  demander  de  protéger  ce  qu'elle  a  détruit  chez  elle-même, 
de  maintenir  indéfiniment  par  les  armes  ce  que  ses  idées  et  ses 
actes  désavouent!  Je  ne  sais  en  vérité  ce  que  nous  pourrions  ré- 
pondre aux  Italiens,  s'ils  nous  tenaient  comme  nation  le  langage  que 
nous  tient  l'auteur  d'un  livre  sur  le  Pouvoir  temporel  des  papes ^ 
M.  Giorgini.  «  Vous  qui  prêchez  le  respect  du  droit,  dit-il,  donnez 
donc  l'exemple!  Si  la  France  est  catholique,  si  tout  ce  qui  afflige  le 
saint-père  l'afflige,  donnez  au  saint-siége,  qui  se  trouve  dans  des 
circonstances  douloureuses,  les  consolations  que  vous  pouvez  lui 
donner  tout  de  suite,  facilement,  parce  que  tout  dépend  de  vous. — 
La  France  a  des  lois  organiques  qui  vont  contre  le  droit  canonique, 
qui  lèsent  la  liberté  de  l'église.  Napoléon  les  fit  approuver  par  le 


l'lmté  de  l'italie  et  la  papauté.  161 

corps  législatif;  mais  les  protestations  de  Rome  subsistent  :  abolis- 
sez les  lois  organiques.  —  La  France  possède  Avignon.  Le  pape  avait 
à  cette  possession  des  titres  non  moias  clairs  que  ceux  qu'il  invoque 
pour  les  Romagnes.  Le  cardinal  Consalvi  a  protesté  au  congrès  de 
Vienne  contre  l'annexion  à  la  France.  Rendez  Avignon.  Ces  répara- 
tions seront  pour  le  saint-siége  un  motif  d'allégresse  plus  grand 
que  tout  ce  qui  pourrait  venir  de  nous.  Quand  ces  actes  seront  ac- 
complis, venez  nous  parler  de  nos  devoirs,  et  nous  serons  prêts  à 
vous  entendre...  »  C'est  ainsi  que  le  pouvoir  temporel  périt  sous 
l'action  d'une  loi  dont  la  France  elle-même  est  la  personnification 
la  plus  éclatante.  C'est  ainsi  que  tout  conduit  à  la  nécessité  d'une 
solution  qui  replace  la  papauté  dans  des  conditions  plus  normales, 
où  elle  puisse,  par  une  autorité  religieuse  plus  libre,  reprendre  une 
vie  nouvelle. 

Et,  à  vrai  dire,  ce  n'est  ni  la  France  ni  l'Italie  qui  sont  les  plus 
intéressées  à  cette  solution.  Politiquement  la  France  peut  attendre; 
elle  est  à  Rome  remplissant  un  rôle  d'honneur  et  de  désintéresse- 
ment qui  n'engage  point  son  action  définitive.  Elle  écarte  pour  le 
moment  les  problèmes  qui  peuvent  naître  d'une  situation  nouvelle 
de  l'église;  elle  laisse  aux  passions  religieuses  le  temps  de  se  cal- 
mer. L'Italie  elle-même  peut  à  la  rigueur  attendre  encore,  et  en  y 
réfléchissant,  à  un  point  de  vue  plus  élevé  et  plus  large,  je  ne  sais 
même  si  c'est  un  intérêt  bien  clair,  bien  pressant  pour  les  Italiens 
que  la  France  quitte  immédiatement  Rome.  N'est-il  point  évident 
en  effet  que  l'occupation  temporaire  de  Rome  n'est  qu'un  des  élé- 
mens  de  la  crise  actuelle?  L'unité  eût-elle  dès  ce  moment  son  centre 
à  Rome,  la  question  italienne  ne  serait  point  résolue.  Elle  est  en  sus- 
pens tant  que  l'Autriche  est  à  Venise.  Tant  que  la  domination  étran- 
gère est  sur  le  Mincio,  l'Italie  est  en  présence  d'un  choc  toujours 
possible,  et  elle  se  trouve  dans  cette  condition  étrange,  que  tout  ce 
qui  est  fait  est  à  la  merci  de  ce  qui  reste  à  faire.  Or,  dans  une  telle 
condition,  la  présence  de  la  France  à  Rome  ne  peut- elle  pas  être 
d'une  certaine  valeur?  S'il  y  a  donc  une  difficulté  pour  l'Italie,  elle 
n'e&t  pas  de  celles  qui  sont  sans  compensation;  mais  c'est  le  catho- 
licisme surtout  qui  e:>t  intéressé  à  voir  cesser  une  situation  pénible 
et  sans  avenir,  où  la  souveraineté  du  saint-siége  s'affaisse  dans  les 
impossibilités,  où  l'on  demande  au  pape  des  réformes  qu'il  aurait 
pu  sans  doute  accorder  d'autres  fois  avec  fruit,  qu'il  ne  peut  plus 
accorder  avec  dignité,  parce  qu'il  n'est  plus  temps,  parce  qu'elles 
ne  serviraient  à  rien.  C'est  le  sentiment  catholique  qui  est  intéressé 
désormais  à  voir  cesser  ces  confusions,  qui  font  de  la  papauté,  de 
l'autorité  religieuse  la  plus  élevée,  l'alliée  par  des  considérations  ter- 
restres de  toutes  les  réactions,  l'antagoniste  des  nationalités  renais- 

TOME   XUV.  11 


152  REriE    DES    DEUX    MOADES. 

santés  et  des  principes  de  la  civilisation  moderne!  Et  si  l'on  répète 
que,  pour  que  les  pouvoirs  soient  séparés  partout,  il  faut  qu'ils 
soient  unis  à  Rome,  c'est  le  sentiment  catholique  plus  encore  que  le 
sentiment  libéral  qui  doit  décliner  énergiquement  cette  théorie  spé- 
cieuse et  dangereuse,  dont  le  dernier  mot  est  l'immobilisation  d'un 
peuple  dans  un  intérêt  religieux ,  qui  ne  tendrait  à  rien  moins  qu'à 
établir  au  profit  des  catholiques  une  population  de  mainmorte. 

A  tout  prendre,  la  puissance  morale  d'un  pape  n'est  pas  dans  quel- 
ques lieues  de  terrain.  Lorsque  Napoléon  disait  qu'il  fallait  traiter  le 
saint-père  comme  s'il  avait  une  armée  de  deux  cent  mille  hommes, 
ce  n'était  pas  du  souverain  de  quelques  petits  territoires  qu'il  par- 
lait. Lorque  le  pape  à  Savone  ou  à  Fontainebleau  inquiétait  l'homme 
le  plus  puissant  de  la  terre  et  lui  résistait,  il  n'avait  plus  de  souve- 
raineté temporelle.  Je  ne  veux  pas  dire  assurément  que  ce  soit  une 
condition  normale  pour  un  pape  d'être  à  Savone  ou  à  Fontainebleau; 
mais  cela  prouve  au  moins  que  la  puissance  d'un  souverain  pontife 
est  indépendante  de  l'étendue  de  son  domaine  et  de  ses  droits  ter- 
restres. Le  pape  actuel,  je  le  disais,  a  perdu  la  plupart  de  ses  pro- 
vinces, fondues  aujourd'hui  dans  le  royaume  italien;  ce  qui  lui  reste 
de  ses  états  est  sous  la  garde  d'une  armée  d'occupation,  le  Vatican 
n'est  plus  pour  lui  qu'une  tente  qui  peut  se  replier  demain  :  il  ne 
s'est  pas  montré  moins  indépendant  de  parole  comme  d'action,  et  je 
ne  sais  s'il  peut  y  avoir  une  image  plus  expressive  des  extraordinaires 
anomalies  du  moment  présent  que  ce  dialogue  plusieurs  fois  renou- 
velé entre  un  protecteur  dont  la  présence  est  le  signe  d'une  souve- 
raineté illusoire  et  un  prince  temporel  qui  n'est  rien  politiquement, 
qui  ne  peut  rien,  et  qui  répond  avec  une  fermeté  calme  :  «  Le  sou- 
verain pontife  est  engagé  par  serment  à  ne  rien  céder  du  territoire 
de  l'église;  le  saint-père  ne  fera  donc  aucune  concession  de  cette 
nature,  un  conclave  n'aurait  pas  le  droit  d'en  faire,  un  nouveau 
pontife  n'en  pourrait  pas  faire,  ses  successeurs  de  siècle  en  siècle 
ne  seraient  pas  plus  libres  d'en  faire.  » 

Réfléchissez  bien  :  ce  qui  frappe  dans  ce  spectacle  caractéristique, 
ce  n'est  pas  la  lutte  pour  un  territoire,  ce  n'est  pas  la  résistance  au 
nom  d'une  cause  vaincue;  c'est  ce  sentiment  moral  qui  ne  s'appuie 
sur  aucune  force  matérielle  et  qui  survit  k  l'autorité  temporelle  qu'il 
revendique.  Assise  sur  les  ruines  d'une  souveraineté  morte,  que  des 
réformes  sur  les  passeports  ne  feront  pas  assurément  revivre,  la 
papauté,  pour  le  bien  même  du  catholicisme,  n'a  qu'un  refuge: 
c'est  la  liberté  par  une  séparation  des  pouvoirs,  qui  n'est  en  fin  de 
compte  que  l'application  d'un  des  premiers  principes  de  l'Evangile, 
la  liberté  qui  rompt  les  solidarités  funestes  en  affranchissant  le 
pontificat  de  cette  condition  périlleuse  où  l'on  voit  tour  à  tour  la 


l'lNUÉ    de    l' ITALIE    ET    LA    PAPAUTÉ.  163 

subordination  de  l'intérêt  religieux  à  des  considérations  politiques 
et  la  subordination  de  la  vie  politique  d  un  peuple  à  un  intérêt  re- 
ligieux, où  r  on  a  pu  se  demander  plus  d'une  fois  si  le  pape,  en  se 
taisant  sur  la  Pologne,  ne  ménageait  pas  un  protecteur  politique, 
et  si,  en  se  faisant  l'allié  de  l'empereur  d'Autriche  en  Italie,  il  ne 
cherchait  pas  à  s'assurer  une  défense.  C'est  une  nouveauté  sans 
doute,  et  de  telles  nouveautés  étonnent,  inquiètent  quelquefois, 
sont  pleines  de  conséquences  qui  touchent  à  tout,  dont  on  n'entre- 
voit même  pas  toutes  les  suites.  Un  pape  moins  Italien,  sans  l'at- 
tache d'un  pouvoir  politique,  devient  plus  universel,  plus  libre  mo- 
ralement vis-à-vis  de  toutes  les  puissances  terrestres.  C'est  tout  un 
ordre  de  changemens  possibles  dans  l'organisation  de  l'église,  dans 
les  rapports  entre  le  pouvoir  religieux  et  l'état;  mais,  à  n'observer 
que  le  monde  contemporain,  la  liberté,  là  où  elle  a  régné,  n'a- 
t-elle  pas  été  plus  favorable  au  sentiment  religieux  que  tous  les 
despotismes?  Le  clergé  français  actuel  est  né  sous  la  loi  de  la  sé- 
paration des  pouvoirs,  de  la  situation  très  nouvelle  qui  lui  a  été 
faite  au  commencement  de  ce  siècle  :  il  est  probablement  aujour- 
d'hui dans  son  ensemble  le  plus  éclairé,  le  plus  pur,  même  le  plus 
indépendant.  Et  puis  si  c'est  une  nécessité  qu'on  ne  peut  plus  élu- 
der !  On  pourrait  répondre  par  un  mot  que  Joseph  de  Maistre  disait 
un  jour  dalis  d'autres  circonstances,  et  qui  pourrait  s'appliquer  à 
tout  ce  qui  s'est  fait  en  Italie  :  «  Si  c'est  un  mal,  il  aurait  fallu  y 
penser  plus  tôt.  » 

Ainsi  donc,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  quelques  trêves  qui  sur- 
viennent momentanément  entre  les  opinions  et  dans  la  marche  des 
choses,  il  y  a  une  loi  qui  s'accomplit.  Ce  qu'on  nomme  l'indépen- 
dance de  l'Italie,  c'est  désormais  l'unité;  c'est  la  substitution  de  la 
nation  italienne  aux  autonomies,  dont  l'histoire  est  achevée.  Cette 
unité,  dans  son  application,  peut  se  combiner  avec  l'élément  local, 
laisser  aux  anciennes  provinces  la  liberté  de  leurs  intérêts  et  de 
leurs  traditions,  de  leur  administration  par  un  régime  largement 
décentralisateur,  et  ce  système  n'en  est  plus  même  à  se  produire  : 
c'est  celui  qui  tendait  à  subdiviser  le  royaume  en  régions  formant 
tout  un  ensemble  de  groupes  concentriques;  mais  au-dessus  il  y  a 
l'unité  politique,  il  y  a  l'Italie  embrassant  toutes  ces  régions  et  les  en- 
laçant du  lien  national.  C'est  cela  qui  est  l'œuvre  de  ces  quatre  an- 
nées et  qui  s'appelle  l'indépendance  italienne.  —  Ce  qu'on  nomme 
d'un  autre  côté  l'indépendance  du  pape,  ce  n'est  plus  la  souverai- 
neté temporelle  telle  qu'elle  a  existé.  Cette  indépendance,  dans  sa 
garantie  extérieure,  peut  prendre  telle  ou  telle  forme;  ce  n'est  plus 
l'état  ecclésiastique.  Au  fond,  le  problème  est  moralement  résolu,  et 
si  Rome  est  encore  séparée  de  l'Italie,  c'est,  comme  on  l'a  dit,  par 


164  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  suspension  du  droit  des  Romains;  mais  en  même  temps,  entre  les 
résultats  accomplis  déjà  et  les  conséquences  qui  restent  à  réaliser, 
il  y  a  une  question  de  conduite  qui  n'échappait  pas  à  M.  de  Cavour 
le  jour  où,  avec  son  esprit  hardi  et  prévoyant,  il  fixait  le  but  et  les 
moyens  d'y  arriver  en  se  donnant  de  l'espace.  «  J'ai  affirmé  et  j'af- 
firme encore,  disait-il,  que  Rome,  Rome  seule,  doit  être  la  capitale 
de  l'Italie;  mais  ici  commencent  les  difficultés.  11  faut  que  nous  al- 
lions à  Rome,  mais  à  ces  deux  conditions  :  que  ce  soit  de  concert 
avec  la  France,  et  que  la  grande  masse  des  catholiques  en  Italie  et 
ailleurs  ne  voie  pas  dans  la  réunion  de  Rome  au  reste  de  l'Italie  le 
signal  de  l'asservissement  de  l'église.  Il  faut,  en  d'autres  termes, 
que  nous  allions  à  Rome  sans  que  l'indépendance  du  souverain  pon- 
tife en  soit  diminuée...  »  Et  quand  on  pressait  M.  de  Cavour,  quand 
on  lui  demandait  une  date,  il  répliquait  :  «  Dites-moi  ce  que  seront 
l'Italie  et  TEurope  dans  six  mois,  et  je  vous  répondrai,  »  c'est-à-dire 
que,  le  principe  de  Rome  capitale  de  l'Italie  une  fois  proclamé,  il  en 
subordonnait  la  réalisation  aux  circonstances  générales,  au  temps, 
à  l'action  morale.  Lorsque  Garibaldi  et  ses  partisans  tentaient  de 
brusquer  la  solution  par  violence,  ils  ne  voyaient  pas  que  non-seu- 
lement ils  allaient  se  briser  contre  une  susceptibilité  militaire  de  la 
France,  mais  encore  qu'ils  risquaient  les  destinées  de  l'Italie  sur  un 
de  ces  mots  de  joueur  qui  veulent  dire  la  ruine  plutôt  que  fattente, 
—  qu'en  faisant  de  la  possession  immédiate  de  Rome  une  condition 
de  vie  ou  de  mort  pour  l'unité,  ils  encourageaient  les  espérances  des 
ennemis  de  cette  unité,  et  leur  montraient  le  point  à  défendre  à 
outrance.  Il  y  a  pour  l'Italie  une  manière  plus  sûre,  plus  infaillible 
d'aller  à  Rome,  comme  le  remarque  un  Italien,  c'est  d'organiser  son 
administration,  de  discipliner  son  armée,  de  créer  ses  finances,  de 
relever  son  crédit,  de  développer  le  travail;  c'est  de  montrer  à  l'é- 
glise que  la  liberté  qu'elle  lui  promet  n'est  pas  un  mot,  et  d'agir 
sur  l'Europe  libérale  par  le  spectacle  d'un  peuple  prouvant  sa  vie 
par  le  mouvement. 

L'Italie,  sans  être  à  l'abri  des  crises  et  des  incertitudes,  est  assez 
avancée  déjà  pour  que  ses  malheurs  disparaissent  un  peu  dans  sa 
vie  nouvelle,  et  tandis  que  jour  par  jour  elle  se  dégage  du  passé, 
voici  un  autre  peuple  qui  se  lève  avec  l'héroïsme  d'un  désespoir  vi- 
ril, seul,  sans  armes,  n'ayant  d'autre  bouclier  que  son  patriotisme 
et  son  courage,  soutenant  depuis  un  mois  la  lutte  la  plus  émou- 
vante contre  une  puissance  qu'on  a  crue  colossale,  et  qui  semble  ne 
plus  l'être  que  par  les  barbaries  qui  se  commettent  en  son  nom.  On 
ne  les  traite  plus  déjà  heureusement  de  révolutionnaires,  ces  insur- 
gés polonais  qui  disaient  récemment  à  un  Français  allant  de  Saint- 
Pétersbourg  à  Paris,  arrêté  par  eux  et  passant  dans  leur  camp  : 


l'unité    de    L  ITALIE    ET    LA    PAPAUTÉ,  165 

((  Allez  dire  en  France  que  nous  ne  sommes  ni  des  communistes  ni 
des  partageux,  que  nous  sommes  des  malheureux  qui  demandent 
leur  patrie  !»  11  y  a  des  casuistes  subtils  qui  ont  l'œil  assez  fm  pour 
faire  des  distinctions  et  qui  changent  d'opinion  selon  qu'ils  se  tour- 
nent au  nord  ou  au  midi,  vers  l'Italie  ou  vers  la  Pologne.  Dans  toute 
âme  vraiment  libérale,  ces  causes  se  rejoignent,  et  la  plus  tou- 
chante est  toujours  celle  qui  souffre  le  plus.  Elles  sont  sœurs,  et 
l'Italie,  toute  jeune  encore,  serait  déjà  trop  diplomate  et  trop  avi- 
sée, si  elle  oubliait  que  ce  sont  ses  affaires  aussi  qui  se  débattent  en 
Pologne,  que  l'alliance  de  la  Russie  ne  vaut  pas  le  principe  au  nom 
duquel  elle  vit,  et  que  la  liberté  italienne  a  trop  à  faire  encore  pour 
mettre  une  sourdine  quand  il  s'agit  de  la  liberté  et  de  l'indépen- 
dance des  autres  peuples.  Pour  nous,  ce  qui  nous  frappe  et  ce  qui 
nous  touche  dans  ces  causes,  c'est  d'abord  qu'elles  sont  justes,  que 
ce  sont  les  causes  du  sang  versé ,  des  droits  violés ,  des  nations  qui 
veulent  vivre,  mais  en  outre  c'est  qu'à  leur  succès  se  lie  la  cause 
de  la  liberté  intérieure,  de  la  sécurité  morale  en  Europe.  Savez-vous 
ce  qui  fait  de  ces  réveils  de  peuples  des  causes  essentiellement  libé- 
rales? C'est  qu'ils  portent  le  dernier  coup  à  ce  faisceau  d'absolutisme 
qui  s'est  toujours  recomposé  au  nord,  qui  a  vécu  d'une  complicité 
d'oppression,  et  qui  a  réagi  quelquefois  sur  la  France  elle-même. 
Quant  à  la  France,  en  aidant,  selon  les  momens,  de  ses  sympathies, 
de  ses  vœux  ou  de  son  action,  à  cet  affranchissement  des  nations, 
elle  travaille  plus  qu'on  ne  pense  à  sa  propre  liberté,  et  elle  y  trouve 
sûrement  la  garantie  durable  de  sa  puissance  morale. 

Charles  de  Mazade. 


SYLVINE 


A    M.    P.    P.    THEURIET. 


J.  —  ADAGIO.. 

En  haut,  la  salle  est  large  et  presque  démeublée. 

La  mort  est  sur  le  seuil.  —  Du  milieu  de  l'allée, 

On  entend  dans  la  nuit  râler  le  moribond, 

Vieillard  que  la  douleur  a  tordu  comme  un  jonc. 

La  blafarde  lueur  d'une  lampe  fumeuse 

Laisse  voir  son  grand  front  et  sa  face  anguleuse, 

Et  ses  yeux  noirs  au  fond  de  l'orbite  enfouis... 

Auprès  d'un  bénitier  où  trempe  un  brin  de  buis. 

Un  vieux  prêtre  est  assis  dans  la  pénombre,  et  prie. 

Soutenant  du  mourant  la  tête  endolorie, 

Un  jeune  homme  au  chevet  se  penche,  et  son  regard 

Triste  et  pieux  s'attache  à  ce  pâle  vieillard 

Qui  souffre  sans  se  plaindre  et  meurt  sans  épouvante. 

Au  dehors,  l'ouragan  déchaîné  se  lamente; 

Au  dedans,  sur  les  murs,  les  portraits  des  aïeux. 

Des  splendeurs  d'autrefois  seuls  débris  précieux, 

Contemplent  gravement  leur  race  à  l'agonie. 

—  0  sires  de  Paulmy,  vous  dont  la  baronnie 

Valait  des  marquisats  et  des  principautés. 

Vous  dont  les  châteaux  forts  menaçaient  les  cités, 

Puissans  seigneurs  terriens,  ruisselans  de  richesses. 

Prélats  et  maréchaux,  chambellans  et  comtesses, 


LE    POÈME    DE    SYLV1^E.  167 

Pencliez-vous!  Regardez,  longues  files  d'aïeux, 
Ce  que  le  temps  a  fait  de  vos  derniers  neveux  ! . . . 
Sous  le  plus  pauvre  toit  d'un  faubourg  populaire, 
Le  vieux  Marc  de  Paulmy  va  mourir  de  misère. 

Le  vieillard  se  leva  brusquement,  puis  il  prit 
Entre  ses  doigts  les  mains  du  jeune  homme,  et  lui  dit  : 
«  Mon  fils,  je  sens  la  mort  qui  plane  sur  ma  couche; 
Avant  donc  que  sa  main  de  marbre  ait  clos  ma  bouche. 
Écoute-moi.  —  L'esprit  de  ce  siècle  est  mauvais, 
A  son  œuvre  maudit  ne  travaille  jamais. 
Sois  fier!  Tous  tes  aïeux  furent  des  gens  d'épée. 
Fais-toi  comme  eux  une  âme  austère  et  bien  trempée; 
Ne  mêle  pas  ton  nom  à  des  trafics  d'argent, 
Surtout  ne  sois  jamais  manœuvre  ni  marchand. 
Reste  pauvre  et  sois  fier.  Sois  fier  !  que  dans  ton  âme 
Ces  mots  soient  à  jamais  gravés;  qu'en  traits  de  flamme 
Ils  éclairent  la  nuit  ton  rêve,  et  qu'au  matin 
Ils  résonnent  pour  toi  comme  un  timbre  d'airain  ! 
Sois  fier,  et  s'il  fallait  vider  jusqu'à  la  lie 
Le  vase  de  douleur,  s'il  fallait  à  la  vie 
Dire  un  suprême  adieu  pour  garder  ton  honneur, 
Lazare,  mon  enfant,  sache  mourir  sans  peur.  » 
Il  s'était  soulevé  sur  son  lit,  et  la  fièvre 
Illuminait  ses  yeux  et  pâlissait  sa  lèvre  ; 
Dans  son  cœur,  le  vieux  sang  des  ancêtres  battait.   ' 
Lazare  l'entourait  de  ses  bras  et  sentait 
Je  ne  sais  quoi  de  fort  passer  dans  tout  son  être... 
Mais  la  voix  fit  silence.  «  11  est  mort,  »  dit  le  prêtre 
En  aspergeant  le  corps  avec  le  buis  bénit. 
L'ombre  envahit  Lazare,  et  la  salle  s'emplit 
D'obscures  visions  aux  mornes  attitudes; 
Il  entendit  le  vent  glacé  des  solitudes 
Pleurer  dans  la  maison,  et  vit,  épouvanté, 
Le  deuil  et  l'abandon  s'asseoir  à  son  côté. 


En  bas,  la  cave  est  nue,  et  la  nuit  l'environne; 
Mais  les  premiers  rayons  d'un  pâle  jour  d'automne 
Pénétreront  bientôt  jusqu'au  fond  du  cellier 
Où  Roch  le  tisserand  a  fait  son  atelier... 
La  mort  entre  avec  eux.  —  Sur  sa  pauvre  couchette. 
Une  enfant  de  quatre  ans  gît  fiévreuse  et  muette; 


168  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Eiicore  un  mouvement,  un  dernier  spasme  encor, 

Pareil  au  doux  frisson  d'un  oiseau  qui  s'endort, 

Puis  plus  rien...  La  voilà  morte  et  déjà  livide! 

Son  âme  blanche  fuit  loin  de  la  cave  humide 

Vers  ce  ciel  des  enfans,  tout  bleu,  tout  radieux, 

Où  la  douleur  jamais  ne  fait  pleurer  leurs  yeux. 

Le  petit  corps  glacé  reste  sur  la  couchette  ; 

Ses  traits  sont  beaux  malgré  leur  pâleur  violette. 

Car  l'enfance  est  bénie,  et  son  charme  est  si  fort 

Qu'il  triomphe  et  persiste  au-delà  de  la  mort. 

Tout  autour  du  berceau  la  famille  est  groupée  : 

La  mère  tout  en  pleurs,  immobile  et  frappée. 

Semble  dans  sa  stupeur  une  autre  Niobé; 

Le  père,  maître  Roch,  vers  l'enfant  s'est  courbé. 

Comme  pour  découvrir  quelque  reste  de  vie  ; 

La  main  sur  le  cadavre,  il  écoute,  il  épie. 

Anxieux,  absorbé.  —  A  ses  pieds,  un  jeune  homme, 

Un  pauvre  estropié,  blême  et  chétif,  qu'on  nomme 

J  ian  Caillou  le  flûleur^  sanglote,  et  lentement 

Entre  ses  maigres  doigts  roule  un  jouet  d'enfant. 

La  pâle  sœur  aînée,  adossée  à  la  porte. 

Taille  dans  une  robe  un  linceul  pour  la  morte. 

Elle  est  grave  et  pensive,  elle  est  belle,  non  pas 

De  la  beauté  des  lis,  des  roses,  des  lilas. 

Cette  beauté  splendide  et  pleinement  éclose, 

La  beauté  des  heureux,  —  non,  mais  tout  autre  chose. 

Un  charme  intérieur,  pénétrant,  concentré; 

Un  maigre  et  fier  visage  ardemment  éclairé 

Par  deux  yeux  bruns  profonds  où  la  vie  étincelle, 

Purs  comme  l'eau  de  source  et  limpides  comme  elle; 

Un  front  large  où  l'on  sent  l'effort  victorieux 

De  l'âpre  volonté;  de  noirs  cheveux  soyeux 

Effleurant  un  cou  blanc  :  —  telle  apparaît  Sylvine. 

Rien  qu'aux  sobres  contours  de  son  sein,  l'on  devine 

Un  lumineux  esprit  répandant  son  éclat 

Dans  ce  corps  transparent,  suave  et  délicat. 

Cependant  le  jour  croît  dans  la  cave.  Le  père 
Se  lève  brusquement,  et  d'une  voix  sévère  : 
«  Elle  est  morte,  dit-il,  vous  pourriez  sangloter 
Pendant  plus  de  cent  ans  sans  la  ressusciter. 
Assez  pleuré!  La  mort  clémente  l'a  ravie 
A  l'heure  où  l'on  ne  voit  que  le  beau  de  la  vie; 
Tant  mieux  !  Elle  n'aura  là-haut  ni  froid  ni  faim, 


LE    POÈME    DE    SYLVL\E.  169 

Et  ne  connaîtra  pas  l'horreur  des  jours  sans  pain. 

Nous  qui  lui  survivons,  songeons  à  notre  tâche, 

Perdre  son  temps  en  pleurs  est  inutile  et  lâche  ; 

Les  pauvres  gens  n'ont  pas  le  loisir  de  pleurer. 

Entends-tu,  Jean  Caillou?  Cesse  de  soupirer. 

Vllons,  je  ne  veux  plus  voir  de  regards  humides!  » 

Et  Roch,  le  tisserand  aux  paroles  rigides. 

S'assied  à  son  métier;  mais,  malgré  ses  efforts. 

Sa  douleur  se  révolte  et  jaillit  au  dehors. 

Il  étouffe,  son  cœur  bondit,  ses  yeux  se  mouillent. 

Et  sous  ses  doigts  tremblans  les  fils  croisés  se  brouillent... 

Un  moment  comprimés,  les  pleurs  coulent  à  flots. 

Et  le  sombre  logis  retentit  de  sanglots. 

II.  —  RECITATIVO. 

Il  est  midi.  Lazare  est  seul  au  cimetière. 
Assis  près  de  la  fosse  où  l'on  a  mis  son  père, 
Et  de  cruels  pensers  au  cœur  de  l'orphelin 
Fermentent  sourdement,  comme  un  aigre  levain. 
Il  sent  la  pauvreté  resserrer  à  chaque  heure 
Son  cercle  impitoyable  autour  de  sa  demeure. 
Et  par-delà  le  mur  de  l'étroite  prison 
Il  entrevoit  le  monde  à  l'immense  horizon 
Où  la  foule  s'agite  et  se  répand  confuse 
Gomme  l'eau  bouillonnante  au  sortir  de  l'écluse, 
Le  monde  qui  sourit,  qui  chante  et  resplendit. 
Et  qu'à  son  lit  de  mort  le  vieux  Marc  a  maudit. 
Près  de  lui  tout  est  noir,  là-bas  tout  est  lumière. 
—  Le  mineur  qui  se  creuse  un  chemin  sous  la  terre. 
Et  dont  les  tristes  jours  ressemblent  à  des  nuits. 
Parfois  lève  la  tête,  et  du  fond  de  son  puits 
Regarde  en  soupirant  la  lointaine  ouverture 
Qui  conduit  au  soleil,  à  l'air,  à  la  verdure.  — 
Du  fond  de  la  misère  et  de  l'isolement. 
Ainsi  Lazare  aspire  à  ce  monde  charmant , 
Et  dans  sa  lutte  avec  ce  désir  indocile. 
Comme  une  flamme  au  vent,  sa  volonté  vacille... 
Mais  voici  qu'à  l'abri  des  saules  frémissans 
Une  ouvrière  en  deuil  s'achemine  à  pas  lents. 
C'est  Sylvine.  L'oiseau  qui  saute  sur  la  mousse 
Et  la  feuille  des  bois  qui  tombe  sans  secousse 
Se  posent  sur  le  sol  avec  moins  de  douceur 


170  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Que  ses  deux  pieds  légers.  Elle  apporte  à  sa  sœur 

Les  humbles  ornemens  des  tombes  plébéiennes,  — 

Des  fleurs  des  champs  :  —  asters  et  grappes  de  troènes, 

Campanules  d'automne  et  pâles  serpolets, 

Gentianes  des  bois  aux  reflets  violets, 

Scabieuses  Jilas,  bruyères,  vipérines... 

Gomme  les  deux  logis,  les  tombes  sont  voisines; 

Elle  arrive  à  la  place  où  dort  sous  Je  gazon 

L'enfant  du  tisserand  auprès  du  vieux  baron. 

Lazare,  saluant  la  grave  jeune  fille  : 

((  La  mort  a  donc  aussi  frappé  votre  famille? 

Elle  emporte  à  la  fois  l'enfant  et  le  vieillard. 

Elle  accourt,  et  la  nuit  s'épaissit;  elle  part, 

La  lumière  et  la  paix  de  la  maison  la  suivent, 

Et  l'horreur  de  la  vie  hante  ceux  qui  survivent.  » 

Il  dit,  et  sur  un  banc  s'assied  silencieux. 

La  fière  jeune  fille,  aux  regards  sérieux, 

Lui  répond,  en  posant  ses  fleurs  dans  l'herbe  humide  : 

«  N'est-ce  pas  que  c'est  triste,  un  logis  qui  se  vide? 

Que  c'est  navrant,  l'adieu  d'un  ami  qui  s'en  va! 

Gette  mignonne  enfant  que  la  mort  enleva 

Brusquement,  comme  un  loup  qui  ravit  une  proie, 

Faisait  notre  espérance  et  notre  seule  joie. 

Elle  était  si  vivante  et  de  corps  et  d'esprit! 

G'était  une  eau  qui  court,  un  feu  clair  qui  jaillit; 

Rieuse  et  remuée,  active  et  caressante. 

Elle  allait  et  venait  dès  l'aube  blanchissante. 

S'agitant  tout  le  jour,  lorsqu' approchait  le  soir. 

Sur  sa  petite  chaise  elle  se  laissait  choir. 

Et  l'on  voyait  fléchir  sa  tête  appesantie 

Gomme  une  rose  en  fleur  par  l'ondée  alourdie... 

Sur  ses  lèvres,  un  jour  le  rire  s'est  éteint, 

La  fièvre  et  l'insomnie  ont  fait  pâlir  son  teint. 

Le  médecin  disait  :  —  Gette  cave  est  lugubre  ! 

Il  faudrait  à  l'enfant  un  air  tiède  et  salubre...  — 

Oh!  de  la  pauvreté  dures  chaînes  de  fer! 

Il  fallut  la  laisser  dans  la  cave  sans  air... 

Elle  est  morte  !  »  Sylvine  à  ces  mots  s'agenouille, 

Sa  poitrine  se  gonfle  et  son  regard  se  mouille. 

Le  jeune  homme  est  ému.  Gette  grave  beauté, 

Gette  noblesse  unie  à  tant  de  pauvreté. 

Font  battre  doucement  son  cœur  dans  sa  poitrine... 


LE    POÈME    DE    SYLVINE.  171 

Après  avoir  prié  sur  la  fosse,  Sylvine 
Se  relève  et  s'éloigne,  et  Lazare  pensif 
L'admire  et  suit  des  yeux,  de  massif  en  massif, 
Sa  marche  harmonieuse  entre  les  tombes  blanches. 
Un  autre  aussi  la  suit  de  loin  parmi  les  branches  : 
C'est  Jean  Caillou  rêveur...  A  Lazare  en  fuyant 
Il  lance  un  noir  regard,  farouche  et  méfiant... 

Cependant  le  soir  tombe  et  s'étend  sur  la  ville. 
Il  fait  fumer  au  loin  les  toitures  de  tuile. 
Et  sa  vapeur  revêt  d'un  bleuâtre  velours 
L'ardoise  des  clochers  et  l'ogive  des  tours. 
Une  étoile  blanchit  au  bord  du  ciel  limpide  ; 
On  dirait  un  lis  pur,  à  la  corolle  humide. 
Lazare,  resté  seul  dans  le  funèbre  enclos. 
Se  promène  à  pas  lents  sous  les  frêles  bouleaux, 
Dans  l'azur  assombri  du  firmament  sans  voile. 
Ses  yeux  plongent  sans  cesse  et  contemplent  l'étoile, 
Et  tandis  que  Vesper  éclôt  sur  la  hauteur, 
La  fraîche  fleur  d'amour  s' ent' rouvre  dans  son  cœur. 

in.  —  CANTABILE. 

Parmi  tous  les  foyers  de  lumière  idéale, 
La  clarté  la  plus  pure  et  la  plus  amicale, 
0  lune,  c'est  la  tienne  !  —  A  l'heure  où  le  soleil 
S'éteint  dans  les  vapeurs  de  l'occident  vermeil. 
Tu  sors  timidement  de  ta  calme  retraite; 
Sur  ton  trône  d'argent  tu  te  glisses  discrète, 
Et  des  étoiles  d'or  le  peuple  harmonieux 
Dispose  autour  de  toi  ses  chœurs  silencieux. 
0  Cynthia  Phœbé,  ta  lumière  sacrée 
Sur  la  terre  qui  dort  tombe  chaste  et  nacrée. 
Le  moindre  pli  du  sol  par  elle  est  visité  : 
Dans  la  mousse  qu'effleure  un  rayon  velouté, 
L'hyacinthe  sauvage  entr' ouvre  ses  calices; 
Sitôt  que  tu  parais,  les  bois  avec  délices 
Bercent  leurs  frais  rameaux  baignés  de  ta  lueur  ; 
Les  grands  bœufs  assoupis  dans  les  pâtis  en  fleur 
Ouvrent  leurs  doux  regards  quand  tu  sors  de  la  nue. 
Et  leurs  mugissemens  accueillent  ta  venue; 
Les  nids  chantent  pour  toi;  la  mer,  la  vaste  mer, 
Quand  ta  pleine  rondeur  resplendit  dans  l'éther. 


172  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  mer  plaintive  et  sombre  enfle  ses  flots  houleux 
Et  soulève  vers  toi  son  sein  tumultueux. 
A  travers  les  carreaux  d'une  pauvre  cellule, 
Tu  pénètres  ce  soir  avec  le  crépuscule, 
0  lune  !  et  ta  lueur  éclaire  le  réduit 
Où  Jean  Caillou  s'enferme  au  tomber  de  la  nuit. 
Les  murs  sont  froids  et  nus;  au  bord  de  la  croisée, 
Le  seul  trésor  du  maître,  une  flûte  est  posée. 
Quand  le  dimanche  arrive  ou  lorsqu'aux  environs 
On  célèbre  un  joyeux  hymen  de  vignerons, 
Jean  Caillou  prend  sa  flûte  et  dirige  la  danse. 
Et  tandis  qu'il  s'essouflle  à  marquer  la  cadence, 
Au  pied  de  ses  tréteaux,  les  danseurs,  deux  à  deux, 
Tourbillonnent.  Il  voit  leurs  regards  amoureux. 
Il  entend  leurs  baisers  et  leurs  éclats  de  rire, 
Et  lui,  pauvre  bossu,  lui  dont  la  flûte  inspire 
Ce  tumulte  joyeux  dont  l'air  semble  imprégné, 
Seul  au  milieu  du  bal,  est  morne  et  dédaigné. 
Il  aime  aussi  pourtant.  Comme  la  perle  blonde 
Se  dérobe  aux  regards  sous  la  vague  profonde. 
Ainsi  son  amour  pur,  chaste  et  mystérieux. 
Dans  le  fond  de  son  cœur  se  cache  à  tous  les  yeux, 
lïl  arrive  ce  soir  d'une  course  lointaine; 
Il  est  las,  il  est  triste,  et  sa  poitrine  est  pleine 
De  sanglots  refoulés.  Il  ouvre  le  battant 
De  sa  vitre.  La  pluie  a  cessé,  l'on  entend 
Des  gouttes  d'eau  rouler  sur  les  feuillages  sombres 
Et  le  crapaud  plaintif  chanter  dans  les  décombres  ; 
Les  rapides  métiers  des  maîtres  tisserands 
Font  résonner  au  loin  leurs  accords  déchirans. 
Jean,  qui  fixe  les  yeux  sur  la  cave  voisine. 
Voit  tout  à  coup  briller  la  lampe  de  Sylvine. 
Alors  il  prend  sa  flûte,  et  dans  la  calme  nuit 
Un  chant  mélancolique  et  doux  s'épanouit. 
Cet  air  touchant,  les  mots  pourraient  le  reproduire, 
Tant  il  exprime  bien  ce  que  le  cœur  veut  dire  ! 

Aux  vitres  de  Lazare  ainsi  qu'au  seuil  de  Jean, 
La  lune  ce  soir-là  lance  un  rayon  d'argent. 
Et  comme  le  Auteur  Lazare  à  la  croisée 
Est  assis,  et  Sylvine  occupe  sa  pensée. 
Mais  s'il  l'aime,  pourquoi  ces  rougeurs  sur  son  front. 
Et  cette  inquiétude,  et  ce  trouble  profond  ? 


LE    POÈME   DE    SYLVINE.  173 

On  croit  voir  scintiller,  comme  un  éclair  qui  passe, 
Au  fond  de  ses  yeux  bleus  tout  T orgueil  de  sa  race. 
Il  tressaille  ;  on  dirait  que  son  père  mourant 
Revient  pour  lui  crier  :  «  Souviens- toi  de  ton  rang  1  ». 
Les  croyances  qui  l'ont  bercé  dans  son  enfance, 
L'opprobre  et  la  terreur  d'une  mésalliance. 
L'honneur,  les  droits  du  sang,  toutes  ces  vieilles  lois 
S'éveillent  en  rumeur.  —  Ainsi  l'on  voit  parfois, 
Quand  on  franchit  le  seuil  d'une  tour  féodale, 
De  lourds  oiseaux  de  nuit  tournoyer  dans  la  salle 
Et  s'enfuir  en  poussant  de  lugubres  clameurs. 
Lazare  lutte  encor.  Ses  yeux  sont  gros  de  pleurs. 
Il  colle  son  visage  aux  vitres  des  fenêtres. 
Ou  devant  les  portraits  pâlis  de  ses  ancêtres 
Il  s'arrête  pensif;  le  remords  et  l'amour 
Se  lèvent  dans  son  cœur  et  plaident  tour  à  tour. 

IV.  —  MODERATO. 

Allumez  un  grand  feu!  Faites  flamber  dans  l'âtre 
Des  pommes  de  s^in  à  la  flamme  bleuâtre. 
Voici  venir  l'hiver  sur  son  char  de  glaçons 
Traîné  par  les  corbeaux  aux  sinistres  chansons. 
Il  accourt,  et  le  ciel  sur  ses  pas  devient  sombre. 
Qu'ont  fait  les  bois  de  leurs  oiseaux  et  de  leur  ombre, 
De  leurs  plantes  en  fleur  et  de  leurs  papillons  ? 
Mornes  sont  les  forêts  et  mornes  les  sillons  ; 
La  terre  se  morfond  dans  sa  robe  de  veuve  ; 
Voici  l'hiver,  voici  les  jours  noirs  de  l'épreuve. 
Écoutez!  L'ouragan  se  déchaîne,  et  sa  voix 
Hurle  pendant  la  nuit  comme  un  chien  aux  abois. 
Allumez  un  grand  feu  !  La  neige  sur  la  terre 
Tombe,  tombe  sans  bruit,  délicate  et  légère. 
Et  sa  blancheur  revêt  les  champs  silencieux 
Jusqu'à  l'horizon  vague  où  se  perdent  les  yeux. 
Voici  les  longues  nuits,  la  saison  des  écraignes  (1) 
Et  des  poêles  de  fonte  où  grillent  les  châtaignes, 
Tandis  qu'à  la  veillée,  en  tournant  leurs  fuseaux. 
Les  file  uses  de  lin  content  de  gais  propos. 
Le  froid  pique,  le  givre  a  fleuri  la  fenêtre  ; 
Sur  les  chenets  trapus  jetez  des  troncs  de  hêtre. 

(1)  Nom  populaire  des  veillées  de  village  en  Bourgogne  et  en  Champagne. 


i7ll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Que  les  pommes  de  pin  pétillent  au  milieu  ; 
Jetez-en  plus  encore,  allumez  un  grand  feu  ! 

Hélas!  le  feu  béni,  la  parure  et  la  joie 
De  l'hiver,  le  brasier  rougeâtre  qui  flamboie 
Et  nous  fait  croire  encore  à  la  chaude  saison, 
Plus  d'un  ne  le  voit  pas  luire  dans  sa  maison  ! 
Durant  les  mois  glacés,  dans  plus  d'un  âtre  vide, 
La  neige  seule  vient  joncher  la  pierre  humide. 
Et  parmi  ces  foyers  sans  flamme,  au  premier  rang. 
Est  le  foyer  désert  de  Roch  le  tisserand. 

Roch  travaille,  Sylvine  est  absente,  et  la  mère 
Est  malade.  La  cave  est  comme  une  glacière. 
L'âpre  vent  de  la  nuit,  par  le  châssis  mal  clos. 
Pénètre  avec  un  bruit  pareil  à  des  sanglots. 
Et  Roch,  pour  réchauffer  ses  membres  qui  frissonnent. 
S'acharne  à  son  métier,  et  les  leviers  résonnent, 
Et  la  navette  vole.  —  Un  coup  faible  et  discret 
Soudain  pousse  la  porte,  et  Lazare  paraît. 
Il  s'arrête,  il  hésite,  et,  plein  d'incertitude. 
Se  tait.  «  Que  voulez-vous?  »  dit  Roch  d'une  voix  rude. 
Et  le  jeune  homme  alors,  maîtrisant  son  émoi. 
Au  maître  tisserand  répond  :  «  Pardonnez-moi. 
Si  ma  parole  tremble  et  se  fait  mal  entendre. 
C'est  que  d'un  mot  de  vous  mon  repos  va  dépendre; 
Le  bonheur  de  ma  vie  est  tout  entier  ici. 
Je  me  nomme  Lazare  Engilbert  de  Paulmy  ; 
Mon  père  est  mort,  je  vis  comme  vous  solitaire. 
Et  pauvre  comme  vous.  Un  jour,  au  cimetière. 
J'ai  rencontré  Sylvine,  et  sa  fière  douleur, 
Et  sa  chaste  beauté,  m'ont  pénétré  le  cœur... 
Les  mots  qu'elle  m'a  dits,  je  les  entends  encore 
Tinter  à  mon  oreille  ainsi  qu'un  chant  sonore; 
Je  les  entends  partout,  dans  les  soupirs  du  vent, 
Dans  la  cloche  qui  sonne  au  clair  soleil  levant. 
Je  l'aime!  et  si  sa  main  par  vous  m'est  refusée, 
Mes  jours  n'ont  plus  de  but,  et  ma  vie  est  brisée. 
Maintenant  j'ai  fini.  Maître  Roch,  voulez-vous 
Que  je  sois  votre  fils,  que  je  sois  son  époux?  » 
Le  tisserand  se  lève  et  fait  d'un  pas  rapide 
Deux  ou  trois  fois  le  tour  de  sa  demeure  humide. 
Il  regarde  Lazare,  il  est  comme  ébloui, 


LE    POÈME    DE    SYLVINE.  175 

Et  pendant  un  moment  son  front  épanoui 

Est  radieux  d'orgueil,  de  surprise  et  de  joie... 

Mais  ce  n'est  qu'un  éclair,  un  rayon  qui  se  noie 

Dans  la  brume.  «  Oubliez,  dit-il,  ces  rêves  fous!... 

Vous  êtes  malheureux  et  pauvre  comme  nous?... 

Mais  ce  n'est  pas  assez  d'une  même  détresse 

Pour  que  toute  barrière  entre  nous  disparaisse. 

Jour  et  nuit,  comme  nous,  travaillez-vous  aussi? 

Non?...  Eh  bien!  en  ce  cas,  je  refuse,  merci! 

Nous  avons  comme  vous  notre  orgueil,  et  nous  sommes 

Remplis  de  préjugés  comme  des  gentilshommes. 

Mon  enfant  est  sans  dot,  et  vous  sans  gagne-pain; 

Ce  serait  marier  la  soif  avec  la  faim. 

Et  vous  végéteriez  hors  de  la  loi  commune 

En  rongeant  tristement  vos  miettes  de  fortune  ; 

Puis  les  enfans  viendraient,  puis  la  misère  enfin. 

Que  feriez-vous  alors,  vous  dont  la  blanche  main 

A  de  rudes  outils  ne  s'est  jamais  blessée?... 

Non,  nous  serions  tous  deux  un  objet  de  risée  ! 

Au  bouvreuil  le  gerfaut  ne  s'accouple  jamais, 

Il  plane  solitaire  au-dessus  des  forêts. 

Oubliez  tout  cela  comme  on  oublie  un  rêve 

Au  lever  du  soleil...  Adieu!  »  Gomme  il  achève, 

Sylvine,  pâle  et  grave,  apparaît  sur  le  seuil. 

Son  visage,  entouré  de  sa  coiffe  de  deuil, 

Est  comme  un  blanc  lotus  ouvrant  sa  fleur  nocturne 

Sur  les  dormantes  eaux  de  l'étang  taciturne. 

Le  jeune  homme  tressaille  à  sa  vue,  et  leurs  yeux 

Se  rencontrent;  —  tous  deux,  tristes,  silencieux, 

Échangent  un  regard,  —  puis,  en  courbant  la  tête, 

Lazare  sort  et  fuit  à  travers  la  tempête. 

V.   —  LARGO. 

Gomme  un  cerf  qu'on  relance  au  fond  de  la  forêt, 
Lazare  dans  le  vent  et  dans  l'ombre  courait. 
Il  avait  dépassé  les  faubourgs,  et  la  plaine 
Brumeuse  s'étendait  devant  lui.  —  Hors  d'haleine, 
La  tête  en  feu,  l'esprit  troublé  comme  le  cœur, 
Il  allait  au  hasard,  chassé  par  la  douleur, 
Et  dans  la  nuit  parfois,  quand  ses  jambes  lassées 
Fléchissaient,  s'il  voulait  s'arrêter,  ses  pensées. 
Gomme  une  meute  ardente  au  son  des  cors  vainqueurs, 


176  REVL'E    DES    DEUX   MONDES. 

Dans  son  sein  tourmenté  commençaient  leurs  clameurs. 

Il  traversa  les  prés...  Il  gagna  la  lisière 

D'un  grand  bois,  et  tandis  qu'au  loin,  dans  la  clairière, 

Les  loups  hurlaient  la  faim,  il  s'arrêta  brisé 

Et  se  laissa  tomber  au  rebord  d'un  fossé  ; 

Alors  il  entendit  la  meute  des  pensées 

Recommencer  en  lui  ses  clameurs  courroucées. 

Les  lamentations  redoublaient.  —  Cette  fois, 

Le  front  dans  ses  deux  mains,  il  écouta  leurs  voix  : 

((  Hélas!  qu'est  devenu  ton  amour?  disaient-elles; 

Hier,  comme  un  doux  nid  de  jeunes  tourterelles 

Qui  gazouillent  au  haut  d'un  chêne  verdissant, 

Il  chantait,  et  voilà  que  l'orage  puissant 

A  renversé  dans  l'herbe  et  le  nid  et  le  chêne... 

Et  ton  orgueil?  Du  fond  de  ton  âme  hautaine 

Il  jaillissait  bruyant,  superbe,  impétueux. 

Gomme  au  printemps  bouillonne  à  (lots  tumultueux 

Une  blanche  cascade  aux  flancs  des  monts  alpestres  ; 

A  la  voir,  on  croirait  que  les  sources  terrestres 

N'auraient  pu  l'enfanter,  et  qu'elle  vient  des  cieux; 

Elle  tombe,  elle  écume,  et  son  cours  furieux 

Sur  les  rochers  émus  rebondit  et  s'élance... 

Mais  les  vents  de  l'été  la  forcent  au  silence. 

Et  les  rocs  sur  lesquels  le  flot  s'est  épanché 

Se  rendorment  rêveurs  dans  le  lit  desséché.  — 

Ah  !  comme  ce  vieillard  marchait  avec  rudesse 

Sur  ton  espoir,  sur  ta  fierté ,  sur  ta  tendresse  ! 

Sous  ses  raisonnemens  se  brisaient  tes  erreurs 

Gomme  les  épis  murs  sous  les  coups  des  batteurs. 

Tu  croyais  qu'au  seul  bruit  de  ton  nom  de  famille 

Ge  père  dans  tes  bras  allait  jeter  sa  fille; 

0  honte!  il  te  refuse  et  t'estime  trop  bas  : 

Tu  n'es  pas  de  son  rang,  —  tu  ne  travailles  pas! 

Le  travail!...  Comprends-tu  maintenant  les  mystères, 

Les  vertus  de  ce  mot  aux  syllabes  austères  ? 

Comprends-tu  qu'il  n'est  rien  de  plus  grand  qu'un  devoir. 

Et  que  l'oisiveté  seule  nous  fait  déchoir? 

Tes  pères  ont  gagné  leur  nom  avec  l'épée; 

La  terre  avait  besoin  alors  d'être  trempée 

D'une  sueur  de  sang,  et  c'était  travailler 

Dans  cet  âge  de  fer  que  de  bien  batailler. 

Leur  épée  aujourd'hui  par  la  rouille  est  ternie. 

Prends  un  outil  !  —  Pour  vaincre  au  combat  de  la  vie. 


LE    POÈME    DE    SYLVOE.  177 

L'homme  n'est  plus  forcé  de  répandre  le  sang, 

Et  le  plus  humble  outil  vaut  l'épée  à  présent. 

Travaille  !  c'est  le  cri  que  la  mère  nature 

Redit  sans  se  lasser  à  toute  créature, 

Et  dans  tout  l'univers  il  n'est  pas  d'élément 

Que  le  travail  fécond  n'agite  incessamment. 

L'action  guérira  ton  cœur  blessé  qui  pleure. 

Debout!  prends  un  outil!...  Tu  n'étais  tout  à  l'heure 

Qu'un  fragile  roseau  par  les  vents  agité; 

A  partir  d'aujourd'hui,  sois  une  volonté.  » 

Assis  au  pied  d'un  hêtre,  ainsi  pendant  des  heures 
Il  écouta  monter  ces  voix  intérieures. 
Tout  un  temple  d'erreurs  dans  son  esprit  croula. 
Il  lui  sembla  qu'un  monde  inconnu  jusque-là 
Ouvrait  devant  ses  yeux  de  longues  perspectives. 
—  La  nuit  se  dissipait,  les  ombres  fugitives 
S'envolèrent,  et  l'aube  à  l'orient  blanchit. 
Dans  un  clocher  lointain  V Angélus  retentit. 
0  clairs  sons,  précurseurs  de  l'aurore  vermeille, 
x\.  vos  chants  argentins  la  terre  se  réveille. 
Aube  du'jour,  tu  rends  les  chansons  à  l'oiseau , 
Le  sourire  à  l'enfant  couché  dans  son  berceau  ; 
Salut,  aube  du  jour!  ta  clarté,  comme  un  phare. 
Vers  un  monde  nouveau  va  diriger  Lazare. 

Gomme  il  s'en  revenait,  il  entendit  des  voix 
Chanter  dans  le  chemin  qui  conduit  au  grand  bois. 
■  C'étaient  des  bûcherons  qui  partaient.  A  leur  tête 
Marchait  Jean  le  flûteur,  et  leur  fier  chant  de  fête, 
Soutenu  par  la  flûte  aux  notes  de  cristal. 
S'envolait  emporté  par  le  vent  matinal. 

«  Voici  les  bûcherons,  les  francs  coupeurs  de  chênes! 
Par  la  neige  ou  la  pluie  ils  font  leur  dur  métier; 
Dès  que  le  jour  commence,  en  route!  Le  gibier 
Ne  rôde  pas  plus  qu'eux  dans  les  forêts  lointaines; 
Leurs  jarrets  sont  de  fer,  leurs  muscles  sont  d'acier. 
Voici  les  bûcherons ,  les  francs  coupeurs  de  chênes  ! 

«  L'arbre,  dans  le  taillis  comme  un  géant  campé, 
Au-dessus  du  chemin  dressait  sa  grande  taille  ; 
Son  tronc  kirge  et  noueux  semblait  une  muraille... 

TOME    XUV.  12 


178  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

Dans  l'herbe  le  voilà  gisant...  Qui  l'a  frappé? 
Ce  sont  les  bûcherons ,  ils  ont  comme  une  paille 
Brisé  l'arbre  géant  dans  le  taillis  campé. 

«  Qui  nourrit  de  charbon  la  fournaise  béante, 
Où  l'on  coule  la  fonte,  où  l'on  forge  le  fer? 
Qui  fournit  leurs  grands  mâts  aux  vaisseaux  de  la  mer  ? 
Qui  donne  à  la  maison  sa  porte  et  sa  charpente  ? 
Qui  fait  luire  dans  l'âtre  un  soleil  en  hiver 
Et  nourrit  de  charbon  la  fournaise  béante  ! 

«  Ce  sont  les  bûcherons.  —  Leur  bras  n'est  jamais  las. 
Parfois,  quand  la  forêt,  de  brouillards  imprégnée, 
Fait  silence  l'hiver,  le  bruit  d'une  cognée 
Ou  d'un  chêne  qui  roule  et  tombe  avec  fracas 
Retentit  dans  le  fond  d'une  combe  éloignée... 
Ce  sont  les  bûcherons,  leur  bras  n'est  jamais  las. 

«  Honneur  aux  bûcherons,  aux  francs  coupeurs  de  chênes! 
Ils  n'ont  pas  sitôt  mis  le  pied  hors  du  taillis. 
Qu'ils  se  sentent  le  cœur  pris  du  mal  du  pays.      , 
Au  bois  est  leur  patrie,  au  bois  sont  leurs  domaines; 
Leurs  fils  y  grandiront  près  des  pères  vieillis , 
Les  fils  des  bûcherons ,  des  francs  coupeurs  de  chênes  !  » 

«  Où  vous  en  allez-vous?  dit  Lazare  aux  chanteurs. 
Où  vous  en  allez-vous,  ô  joyeux  travailleurs? 

—  Au  grand  bois ,  répondit  le  plus  vieux  de  la  troupe , 
Nous  allons  étrenner  une  nouvelle  coupe j 

Une  vieille  futaie  aux  arbres  forts  et  droits  : 

Charmes,  chênes,  fayards^  c'est  du  pain  pour  six  mois, 

C'est  une  mine  d'or  !  —  Écoutez ,  dit  Lazare , 

J'ai  toute  ma  vigueur  et  n'en  suis  point  avare; 

Voulez-vous  m' accepter  pour  votre  compagnon 

Ou  pour  votre  apprenti  du  moins  ?  —  Et  pourquoi  non  ? 

Si  vous  savez  planter  la  hache  au  cœur  d'un  hêtre, 

Vous  serez  bien  reçu.  Venez  parler  au  maître. 

Ce  soir,  vers  la  nuit  close,  à  la  Vente-dii-Roi, 

—  Eh  bien!  s'écria-t-il,  ce  soir  comptez  sur  moi!  » 


Le  soir  vint.  Du  départ  l'horloge  marqua  l'heure. 
Lazare  en  soupirant  jeta  sur  sa  demeure 


LE    rOÈME    DE    SYLVINE.  179 

Un  suprême  regard,  et,  saluant  des  yeux 

Les  vieux  meubles  fanés,  les  portraits  des  aïeux, 

Il  partit.  Sur  l'épaule  il  portait  sa  cognée, 

Et  sa  main  fièrement  en  pressait  la  poignée. 

La  rue  était  déjà  ténébreuse,  et  le  bruit 

Des  métiers  haletans  résonnait  dans  la  nuit. 

Il  gagna  le  chemin  de  la  Samaritaine  -^ 

Là,  sous  des  marronniers,  jaillit  une  fontaine  : 

Les  femmes  du  faubourg  vont  emplir  vers  le  soir 

Leurs  seilles  de  sapin  dans  le  clair  réservoir. 

Au-dessus  de  la  source  à  grand  bruit  épanchée, 

Il  vit  dans  la  pénombre  une  forme  penchée, 

Et  reconnut  Sylvine.  Il  s'approcha  soudain  : 

«  Je  bénis  Dieu,  dit-il,  je  bénis  ce  chemin 

Où  je  puis  vous  parler  à  cette  heure  suprême. 

0  Sylvine,  je  pars  ce  soir  et  je  vous  aime  ! 

Je  vous  aime  ardemment,  —  comme  le  prisonnier 

Aime  l'air  pur  et  libre  et  le  vent  printanier, 

Et  comme  le  proscrit  adore  la  patrie  ;  — 

Je  vous  aime,  et  je  vais  recommencer  ma  vie, 

Car  ce  fervent  amour,  en  entrant  dans  mon  cœur, 

L'a  rempli  de  lumière  et  l'a  rendu  meilleur. 

Me  voici  bûcheron,  regardez  ma  cognée! 

Je  ne  veux  revenir  qu'avec  ma  dot  gagnée, 

Et  loin  de  vous,  bien  loin,  pour  longtemps  je  m'en  vais.  » 

Sylvine  lui  tendit  la  main  :  «  Je  le  savais  ; 

Ce  que  vous  avez  fait  montre  un  noble  courage, 

Et  mon  cœur  vous  en  aime  encore  davantage...  » 

Puis,  comme  cet  aveu,  trop  fort  pour  sa  fierté, 

De  sa  bouche  avait  fui  contre  sa  volonté. 

Elle  voulut  quitter  la  source  au  chant  sonore  ; 

Mais  Lazare  :  «  Oh  !  restez,  parlez,  parlez  encore  ! 

Les  seuls  biens  que  j'emporte  avec  moi  sont  les  mots. 

Les  chastes  mots  d'amomr  sur  vos  lèvres  éclos  !...  » 

Sans  la  nuit,  on  eût  vu  sur  le  front  de  Sylvine 

La  rougeur  se  répandre,  on  eût  vu  sa  poitrine 

Palpiter  sous  les  plis  de  son  corsage  noir. 

Alors,  comme  l'eau  pure  au  bord  du  réservoir, 

Tout  l'amour  de  son  cœur  vint  sur  sa  bouche  émue 

S'épancher  :  «  Oui,  dit-elle,  oui,  vous  m'avez  vaincue. 

Je  vous  aime,  Lazare,  et  l'avoue  aujourd'hui; 

Mais  ce  muet  amour  en  mon  âme  enfoui 

Y  serait  resté  clos  jusqu'à  ma  dernière  heure. 


180  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Si  VOUS  n'aviez  quitté  votre  oisive  demeure 
Pour  vivre  et  pour  agir  eu  homme.  Maintenant 
Vous  êtes  deux  fois  noble  :  —  et  de  cœur  et  de  sang. 
Je  vous  aime,  et  je  suis  fière  de  ma  tendresse. 
Allez,  et  vaillamment  luttez,  luttez  sans  cesse  ! 
Moi,  je  vous  attendrai.  »  Le  calme  de  la  nuit 
A  ces  mots  succéda,  puis  un  faible  et  doux  bruit... 
Étaient-ce  les  soupirs  de  l'onde  aux  flots  limpides, 
Ou  le  susurrement  de  deux  baisers  rapides?... 
Sylvine  s'enfonça  dans  l'ombre  lentement. 

0  charme  de  l'amour,  ô  pur  enivrement! 
Gomme  Lazare  alors  vers  les  bois  prit  sa  course  ! 
Il  marchait  d'un  pas  ferme,  et  la  voix  de  la  source 
Semblait  l'accompagner  de  son  chant  clair  et  frais. 
Bien  que  la  nuit  fût  noire  et  le  brouillard  épais, 
11  croyait  voir  au  ciel  des  étoiles  sans  nombre 
Lui  sourire  à  travers  la  forêt  haute  et  sombre. 
0  pur  enivrement,  ô  charme  de  l'amour  1... 

Et  la  nuit  s'avançait,  et  dans  le  carrefour 
De  la  V enle^du-Roi  de  grands  feux  de  bruyères 
Projetaient  leurs  clartés  rouges  sur  les  clairières. 
Les  bûcherons,  assis  en  rond  près  du  brasier. 
Pour  le  nouveau-venu  chantaient  à  plein  gosier 
Ce  refrain  qui  vibrait  dans  les  combes  lointaines  : 
((  Voici  les  bûcherons,  les  francs  coupeurs  de  chênes  !  » 

VL   —  PRESTO. 

Lazare  est  dans  les  bois,  et  du  matin  au  soir 
Sa  hache,  sans  répit,  fait  son  rude  devoir. 
Cette  nouvelle  vie  a  d'austères  prémices  ; 
La  cognée  a  d'abord  meurtri  ses  Aiains  novices, 
Rompu  ses  bras,  courbé  ses  reins...  Sa  volonté 
A  puisé  dans  l'amour  un  courage  indompté, 
L'amour  a  fait  courir  un  sang  frais  dans  ses  veines. 
Le  voilà  maintenant  qui  coupe  les  vieux  chênes 
Aussi  facilement  que  des  brins  de  genêt. 
Il  aime  son  métier,  —  il  aime  la  forêt. 

La  forêt,  qui  revêt  les  monts  de  sa  ceinture 
Et  berce  dans  le  vent  ses  masses  de  verdure, 


LE    POÈME    DE    SYLVINE.  181 

C'est  notre  mer  à  nous,  Lorrains  et  Bourguignons, 

Gens  des  pays  de  l'est  et  du  nord.  —  Les  Bretons 

Ont  l'Océan  terrible,  immense,  aux  eaux  fécondes; 

Nous  avons  les  forêts  sonores  et  profondes. 

Quand  loin  du  sol  natal  nous  errons  vers  le  soir. 

Souvent  à  l'horizon  nous  croyons  les  revoir. 

La  nuit,  dans  l'ouragan  qui  siiïle  et  se  lamente, 

Nous  croyons  distinguer  votre  voix  mugissante, 

0  bois  de  nos  pays  !  —  Ainsi  qu'au  fond  des  mers. 

Parmi  les  profondeurs  de  vos  abîmes  verts, 

Une  vie  incessante  éclôt;  des  milliers  d'êtres. 

Un  monde  merveilleux  sous  la  voûte  des  hêtres 

Pullule,  et  ses  amours,  ses  chants,  ses  floraisons, 

Tour  à  tour  prennent  place  au  cercle  des  saisons. 

En  mars,  quand  le  soleil  lance  ses  jeunes  flèches. 

Tout  un  peuple  de  fleurs  perce  les  feuilles  sèches  : 

Dans  l'onde  des  ruisseaux  trem])lent  les  boutons-d'or, 

Les  narcisses  rêveurs  se  penchent  sur  le  bord. 

Et  les  taillis  sont  pleins  de  jaunes  primevères. 

Avril,  avril  commence!  Un  bruit  d'ailes  légères 

Frémit  dans  les  rameaux  des  arbres  reverdis. 

Voici  les  doux  chanteurs  des  bois,  voici  les  nids  ! 

Et  muguets  de  fleurir  à  côté  des  pervenches. 

Et  concerts  printaniers  d'éclater  dans  les  branches. 

Gué!  gué!  soyons  joyeux  !  dit  le  merle.  —  Aimons-nous! 

Chante  le  rossignol.  —  Hâtez-vous!  hâtez-vous!  » 

Répète  le  coucoa  d'un  ton  mélancolique... 

Le  printemps  fuit,  et  juin,  comme  un  roi  magnifique 

Vêtu  de  pourpre  et  d'or,  apparaît  dans  les  champs. 

Les  herbes  des  fourrés  jaunissent,  et  les  chants 

S'apaisent;  dans  le  fond  des  combes  retirées. 

Au  clair  de  lune,  on  voit  les  biches  altérées 

Venir  avec  leurs  faons  tondre  les  jeunes  brins 

Imbibés  de  rosée.  —  Aux  marges  des  chemins 

Les  fraises  ont  rougi,  les  framboises  sont  mûres; 

Parmi  les  merisiers  aux  mobiles  ramures. 

Les  loriots  gourmands  sifflent  à  plein  gosier; 

Leur  cri  mélodieux  clôt  le  chœur  printanier. 

La  fleur  fait  place  au  fruit,  l'été  place  à  l'automne. 

Salut,  maturité,  saison  puissante  et  bonne!  ' 

Saison  où  la  foret  tient  ce  qu'elle  a  promis. 

Et  fait  pleuvoir  du  haut  de  ses  rameaux  jaunis 

Des  trésors  à  foison  !  —  Les  noisettes  sont  pleines, 


182  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  fruits  des  cornouillers  sont  vermeils,  et  les  faînes  "i: 

Tombent  comme  une  grêle,  et  le  long  des  sentiers 

Roulent  les  glands  dorés.  On  voit  les  alisiers 

Ployer.  Les  mousserons,  sous  les  chênes  antiques, 

Tracent  dans  le  gazon  leurs  cercles  fantastiques. 

Mais  le  taillis  s'effeuille,  et  parmi  les  buissons 

Le  rouge-gorge  errant  dit  ses  courtes  chansons. 

Voici  l'hiver  venu.  La  neige  sur  les  branches 

En  silence  répand  ses  touffes  de  fleurs  blanches; 

D'un  sommeil  éternel  les  bois  semblent  dormir. 

Mais  les  germes  féconds  des  printemps  à  venir 

Fermentent  sourdement  sous  l'épais  lit  de  neige. 

Lazare  vit  deux  fois  le  rapide  cortège 

Des  changeantes  saisons  défder  dans  les  bois. 

Il  poursuivait  sa  tâche,  et  les  jours  et  les  mois 

S'enfuyaient...  Au  courant  de  cette  vie  active, 

Gomme  une  terre  aride  au  contact  d'une  eau  vive, 

L'héritier  des  Paulmy  se  métamorphosait. 

Ce  n'était  plus  l'enfant  timide  qui  n'osait 

Sortir  de  sa  misère  et  de  sa  somnolence. 

Le  cœur  qu'un  préjugé  de  caste  et  de  naissance 

Retenait  indécis  :  —  c'était  un  esprit  fier, 

Énergique  et  vaillant;  sa  volonté  de  fer 

Geignait  son  cœur  ainsi  qu'une  cotte  de  mailles, 

Et  comme  ses  aïeux  au  milieu  des  batailles, 

Pour  devise  il  avait  ce  noble  mot  :  ((  Vouloir  !  » 

Il  n'avait  pas  revu  Sylvine;  mais  le  soir 

Ses  rêves  amoureux  s'envolaient  vers  la  ville. 

Et  l'absence  doublait  sa  tendresse  virile, 

Gomme  la  nuit  accroît  le  parfum  d'une  fleur. 

Parfois  dans  le  sentier  venait  Jean  le  flûteur. 

Et  tous  les  bûcherons  le  fêtaient  au  passage, 

Car  sa  flûte  semblait  leur  donner  du  courage; 

Mais  Jean,  triste  et  muet,  se  tenant  à  l'écart, 

Sur  Lazare  sans  cesse  attachait  son  regard. 

Et  lorsque  ce  dernier  l'interrogeait,  sa  bouche 

Restait  close;  en  silence  il  s'éloignait,  farouche. 

Les  jours,  les  mois  fuyaient...  Lazare  d'un  chantier 
Était  devenu  maître,  et  denier  par  denier 
Son  trésor  amassé  s'arrondissait  dans  l'ombre. 
Or  un  doux  soir  de  mai,  dans  la  clairière  sombre, 
Les  bûcherons  en  cercle  achevaient  leur  repas. 


LE    POÈME    DE    SYLVINE.  183 

Lorsque  dans  le  taillis  un  léger  bruit  de  pas 
Résonna  tout  à  coup.  Les  feuillages  frémirent... 
<(  Qui  va  là?  demanda  Lazare.  »  Ils  entendirent 
Une  tremblante  voix  répondre  :  «  Jean  Caillou  !  » 
Et  Jean  vers  le  jeune  homme  accourut  comme  un  fou. 
«  Là-bas,  dans  le  faubourg,  dit-il,  on  vous  appelle... 

—  Sylvine?  s'écria  Lazare.  —  Oui,  c'est  elle; 

Ne  perdons  pas  de  temps,  reprit  Jean,  hâtons-nous! 
Venez  vite,  et  prenez  votre  bourse  avec  vous. 

—  Partons  !  »  Et  dans  la  nuit,  à  travers  les  cépées. 
Les  taillis  frissonnans,  les  gorges  escarpées, 

Les  longs  chemins  couverts,  les  douteux  carrefours. 
Ils  gagnèrent  la  plaine  et  les  sombres  faubourgs. 

VIL    —   AGITATO. 

Les  faubourgs  par  la  Faim  aux  mamelles  arides 

Sont  hantés.  Les  métiers  restent  muets  et  vides. 

Et  la  fabrique  oisive  a  clos  ses  ateliers. 

Le  coton,  qui  faisait  manœuvrer  les  leviers 

Et  courir  la  navette  et  gémir  l'engrenage. 

Qui  nourrissait  la  ville  et  le  prochain  village 

Gomme  l'huile  nourrit  la  lampe,  le  coton 

Manque  à  la  filature,  et  dans  chaque  maison, 

Sur  chaque  seuil,  on  voit  la  misère  installée.  — 

Dans  ces  corps  de  logis  à  mine  désolée. 

Pénétrez  en  suivant  l'allée  aux  murs  verdis; 

Entrez,  si  vous  l'osez,  dans  ces  mornes  taudis; 

Partout  même  détresse  et  partout  même  scène  : 

Une  chambre  sans  air,  trop  étroite  et  malsaine. 

Exhalant  une  odeur  de  fièvre  et  de  tombeau; 

Point  de  lit,  sur  la  terre  un  horrible  lambeau 

De  paillasse,  et  parmi  les  brins  de  paille  humides 

Des  enfans  demi-nus,  grelottans  et  livides. 

Les  yeux  déjà  couverts  par  l'ombre  de  la  mort, 

Et  la  mère  auprès  d'eux  accroupie  et  qui  tord 

Ses  bras  maigres,  la  mère  ulcérée  et  farouche, 

La  haine  dans  le  cœur,  le  blasphème  à  la  bouche; 

Le  père  enfin  rentrant  au  soir,  la  tête  en  feu. 

Sans  courage  et  sans  pain,  sans  espoir  et  sans  Dieu... 

Mais  dans  ces  jours  mauvais  et  parmi  ces  victimes, 
S'il  est  des  cœurs  troublés,  il  en  est  de  sublimes.  — 


184  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  vieux  Roch  entre  tous!...  Épiez-le  ce  soir, 

Près  de  sa  femme  en  pleurs  vous  le  verrez  s'asseoir 

Sombre  et  découragé,  mais  fier  et  digne  encore. 

Le  jour  tombe.  —  Us  sont  seuls.  —  Jean  Caillou  dès  l'aurore 

D'un  air  mystérieux  a  quitté  la  maison; 

Sylvine  est  à  la  ville  et  cherche  du  coton 

De  fabrique  en  fabrique.  —  Ils  sont  seuls.  —  Leurs  visages, 

Où  les  privations  ont  laissé  leurs  sillages, 

S'empourprent  aux  rayons  d'un  clair  soleil  couchant. 

Et  Roch,  à  la  lueur  de  l'astre  déclinant, 

Contemple  tristement  sa  compagne  de  peine  ; 

Voilà  vingt  ans  qu'ensemble  ils  supportent  la  chaîne 

Des  misères  sans  fins  et  des  labeurs  ingrats. 

Et  tandis  que  les  ans  affaiblissent  leurs  bras, 

Cette  chaîne  toujours  plus  dure  et  plus  pesante 

Charge  plus  rudement  leur  vieillesse  croissante... 

Pour  la  première  fois,  Roch  tremble  et  sent  la  peur 

Tomber  comme  une  nuit  lugubre  sur  son  cœur. 

Sylvine  cependant  rentre  pensive  et  triste. 

Dans  chacun  de  ses  yeux,  aux  reflets  d'améthyste. 

Une  larme  limpide  étincelle,  et  ces  mots 

Jaillissent  de  sa  bouche  au  milieu  des  sanglots  : 

«  Point  d'ouvrage!  Partout  des  refus!  nul  remède! 

Et  Dieu  seul  maintenant  peut  nous  venir  en  aide.  » 

Le  vieux  Roch  atterré  jette  un  navrant  regard 

Sur  son  métier  qui  dort  inutile,  à  l'écart  ; 

Amère  est  sa  douleur,  elle  éclate;  il  s'écrie  : 

«  Bienheureux  sont  les  morts!  leur  souffrance  est  finie. 

La  nuit  du  cimetière  est  plus  douce  à  leurs  corps 

Que  le  jour  des  vivans.  Bienheureux  sont  les  morts!  » 

Et  la  mère  au  milieu  de  ses  larmes  murmure  : 

«  Pourtant  si  l'on  osait!...  Au  monde,  j'en  suis  sûre. 

Il  est  des  cœurs  humains  que  nos  maux  toucheraient; 

Si  nous  parlions,  il  est  des  mains  qui  s'ouvriraient...  » 

L'austère  tisserand  tressaille  et  se  relève  : 

«  Mendier?  Ah!  dit-il,  ce  dernier  coup  m'achève. 

Mendier!  Pourquoi  pas  voler?...  Mieux  vaut  mourir! 

Puisque  notie  métier  ne  peut  plus  nous  nourrir. 

Nous  n'avons  rien  à  faire  ici-bas...  L'araignée, 

Quand  son  fil  est  à  bout,  tombe  et  meurt  résignée. 

Mourons!  »  Mais  en  voyant  leurs  larmes  redoubler  : 

«  Ah  !  mes  pauvres  enfans,  je  vous  ai  fait  pleurer; 

Je  suis  impitoyabl:s  et  mon  orgueil  m'égjre!...  » 


LE    POÈME    DE    SYLVL\E.  185 

Soudain  La  porte  s'ouvre,  et  voici  que  Lazare, 

Avec  Jean  le  Auteur,  s'avance  lentement. 

Rocîi  s'arrête,  il  hésite,  et  plein  d'étonnement  : 

«  Que  voulez -vous?  »  dit-il  d'une  voix  accablée. 

Et  le  jeune  homme  alors  lui  tend  sa  main  hâlée  : 

((  Voyez,  ô  Roch,  ma  main  n'est  plus  blanche  à  présent; 

Le  travail  dans  les  bois,  la  froidure  et  le  vent 

L'ont  brunie.  Aujourd'hui  qu'elle  est  rude  et  calleuse, 

La  refuserez-vous  encore,  âme  orgueilleuse?  »• 

Un  silence  profond  se  fait  après  ces  mots. 

Tout  à  coup  maître  Roch,  éclatant  en  sanglots. 

Attire  dans  ses  bras  et  Lazare  et  Sylvine, 

Et,  les  tenant  tous  deux  pressés  sur  sa  poitrine, 

Les  couvre  de  baisers... 

Dans  l'ombre,  le  Auteur, 
Le  front  dans  ses  deux  mains,  contemple  leur  bonheur... 

VIII.  —  ALLEGRO. 

Un  mois  a  fui.  Les  cœurs  ont  repris  du  courage, 

Lazare  dans  les  bois  a  fini  son  ouvrage. 

Et  pour  les  tisserands  de  meilleurs  jours  sont  nés. 

—  De  son  pauvre  logis,  aux  murs  abandonnés. 

Le  dernier  des  Paulmy,  ce  soir,  avec  Sylvine, 

Est  sorti.  Le  jour  baisse.  Une  cloche  argentine 

Soupire  lentement...  Et  c'est  demain  matin 

Le  jour  tant  désiré  !  Les  bûcherons  demain, 

Vers  la  modeste  église  à  la  Aèche  élancée, 

Escorteront  le  maître  avec  son  épousée... 

Le  crépuscule  tombe,  et  les  deux  jeunes  gens. 

Loin  du  bruyant  faubourg,  s'en  vont  à  travers  champs. 

Ils  longent  les  blés  verts  et  les  vergers  plus  sombres. 

Au  milieu  des  épis,  tantôt  comme  deux  ombres 

Ils  passent,  et  tantôt  emmi  les  néAiers 

Ils  s'enfoncent  tous  deux.  Parfois,  dans  les  sentiers 

Rapides  et  glissans,  Sylvine,  moins  timide, 

S'appuie  en  tressaillant  sur  le  bras  de  son  guide. 

La  lune  en  ce  moment  se  lève,  et  ses  clartés 

Couvrent  les  chemins  creux  de  réseaux  argentés, 

Et  Lazare  s'assied  auprès  de  son  amie 

Sur  un  banc  d'où  l'on  voit  la  vallée  endormie 

Et  la  ville  aux  lueurs  éparses,  tout  au  fond. 


186  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  discours  commencés  qu'un  soupir  interrompt 

Et  les  tendres  aveux  alternent  sur  leurs  lèvres  : 

Lazare  dit  ses  nuits  d'insomnie  et  de  fièvres, 

Ses  courses  dans  les  bois,  et  Sylvine  à  son  tour, 

Comment  son  cœur  si  fier  s'est  ouvert  à  l'amour. 

Aux  regards  éblouis  du  jeune  homme  elle  étale 

Chaque  feuille  suave  et  chaque  blanc  pétale 

De  la  pudique  fleur  de  son  âme...  Et  parfois,     * 

Confuse,  elle  s'arrête  et  demeure  sans  voix. 

—  Ainsi,  pendant  le^  nuits  de  mai  tièdes  et  pures. 

Lorsque  le  rossignol  chante  dans  les  ramures, 

Si  quelque  jeune  pâtre  en  suivant  son  chemin 

S'approche  du  buisson,  l'oiseau  se  tait  soudain; 

Puis,  les  pas  s' éloignant,  la  chanson  recommence.  — 

Mais  dans  leurs  entretiens,  comme  dans  leur  silence, 

On  sent  vibrer  l'amour,  car  l'amour  renaissant 

Anime  tout  ce  soir  de  son  souffle  puissant. 

Il  est  dans  l'air,  il  est  dans  le  sol,  il  imprègne 

Les  masses  de  verdure  et  les  grands  blés  que  baigne 

La  lune  de  ses  flots  calmes  et  lumineux. 

On  dirait  que  le  ciel,  de  la  terre  amoureux. 

Près  de  sa  fiancée  au  voile  diaphane 

Va  descendre  joyeux,  comme  autrefois  Diane 

Vers  son  Endymion  se  glissait  à  la  nuit. 

C'est  l'heure  de  l'amour.  Tout  tressaille  et  tout  luit, 

Et  la  terre,  déjà  prête  pour  l'hyménée, 

Attend  silencieuse,  émue,  illuminée... 

L'herbe  des  prés  mûris  ondule,  et  son  odeur 

Au  parfum  des  tilleuls  et  des  vignes  en  fleur 

S'unit...  Mais  dans  la  nuit  azurée  et  sereine. 

Du  sein  des  pampres  verts,  une  plainte  soudaine 

S'exhale,  un  long  sanglot  déchirant...  Et  c'est  toi, 

Malheureux  Jean  Caillou!  —  Pauvre  Auteur,  pourquoi 

En  secret  cette  nuit  as-tu  suivi  Sylvine? 

Maintenant  les  sanglots  déchirent  ta  poitrine, 

Et  l'âpre  jalousie,  ainsi  qu'un  fier  vautour. 

Te  dévore,  ô  martyr  de  l'impossible  amour! 

André  Theuriet. 


LE 


POÈTE  LUCRÈCE 


T.  Lucretii  Cari,  De  Remni  iXatiira,  libri  sex,  —  édition  de  C.  Lachmann,  Berliu  1853. 


Tandis  qu'en  France  depuis  plusieurs  années  on  se  met  en  quête 
avec  ardeur  pour  découvrir  le  texte  authentique  de  nos  grands  écri- 
vains, la  patiente  Allemagne  se  livre  à  un  travail  analogue,  mais 
plus  difficile,  et  revoit  les  manuscrits  anciens  pour  nous  donner  des 
éditions  plus  exactes  des  auteurs  grecs  et  latins.  Quelques  sa  vans 
aventureux  vont  même  jusqu'cà  déclarer  hardiment  qu'une  notable 
partie  des  poésies  latines  par  exemple  est  apocryphe.  On  ne  se  con- 
tente plus  d'élever  des  doutes  sur  tel  ou  tel  vers,  on  met  au  rebut 
des  morceaux  célèbres,  on  n'émonde  plus  avec  la  serpe,  on  se  sert 
de  la  hache.  Que  l'on  se  garde  pourtant  d'être  injuste  envers  la 
science  allemande.  Cet  esprit  critique  et  négatif,  bien  qu'il  soit  quel- 
quefois arbitraire  et  fantasque,  a  rendu  de  grands  services  aux  let- 
tres anciennes  en  révisant  avec  rigueur  et  sans  superstition  le  texte 
de  certains  poètes  dont  les  œuvres  avaient  été  visiblement  chargées 
d'interpolations.  Ainsi,  pour  ne  parler  que  de  Lucrèce,  le  célèbre 
Lachmann,  avec  la  sagacité  la  plus  pénétrante  et  une  hardiesse 
bien  souvent  heureuse,  a  débarrassé  le  poèma  de  la  Nature  de  bien 
des  choses  incompréhensibles  et  ineptes.  En  se  fondant  sur  les  ma- 
nuscrits les  plus  autorisés,  servi  d'ailleurs  par  une  connaissance 
profonde  de  l'auteur  et  de  sa  doctrine,  il  a  restitué  le  texte,  qui  nous 
est  parvenu  dans  un  état  presque  indéchiffrable,  et  qui,  après  avoir 
(Hé  défiguré  au  moyen  âge  par  l'ignorance  des  copistes,  avait  été 


188  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

altéré  encore  dans  les  siècles  éclairés  par  les  efforts  trop  ingénieux 
qu'on  avait  faits  pour  l'établir.  Le  beau  travail  de  Lachmann  méri- 
terait d'être  plus  connu  en  France,  où  l'on  se  sert  encore  presque 
exclusivement  des  éditions  plus  ou  moins  corrigées  de  Lambin  et 
de  Wakefield.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'apprécier  en  détail  une  res- 
tauration de  textes  latins,  et  nous  n'en  parlons  en  passant  que  pour 
rendre  hommage  au  savant  qui  a  le  mieux  mérité  du  poète  dont 
nous  voudrions  en  ce  moment  pénétrer  le  caractère  et  l'âme. 

Nous  cédons  à  l'attrait  sévère  d'une  œuvre  poétique  que  rien  dans  la 
littérature  latine  ne  surpasse  peut-être  en  intérêt  littéraire  et  moral, 
et  qui  offre  encore  cet  avantage  de  n'avoir  pas  été  depuis  longtemps 
épuisée  par  la  critique.  Le  grave  et  sombre  génie  de  Lucrèce  ne  fut 
jamais  bien  populaire  même  chez  les  anciens,  et  si  les  lettrés  et  les 
poètes  tels  qu'Horace  et  Virgile  ont  envié  sa  gloire  et  l'ont  profondé- 
ment étudié  par  une  secrète  sympathie  pour  sa  doctrine,  ou  pour  dé- 
rober à  son  admirable  langue  de  belles  expressions,  ils  ne  se  mettaient 
pas  pour  lui  en  frais  de  louanges  et  se  contentaient,  pour  lui  faire 
honneur,  de  quelques  allusions  flatteuses.  Seul,  le  léger  et  libre 
Ovide  a  exprimé  son  admiration  en  des  termes  qui  ne  furent  ni  trop 
discrets  ni  équivoques.  11  semble  que  les  convenances  se  soient  op- 
posées à  l'éloge  bien  franc  d'un  poète  qui  chantait  une  doctrine 
suspecte,  et  qui  d'ailleurs  passait  à  bon  droit  pour  un  ennemi  des 
dieux.  Dans  la  littérature  latine,  le  poème  impie  de  la  Nature^  par 
un  certain  mystère  qui  l'entoure,  fait  penser  à  ces  bois  redoutables 
touchés  par  la  foudre  que  la  religion  romaine  mettait  en  interdit  et 
entourait  de  barrières  pour  empêcher  les  simples  et  les  imprudens 
,de  poser  trop  facilement  le  pied  dans  un  lieu  que  le  ciel  avait  frappé 
de  réprobation.  Pour  des  raisons  analogues,  les  modernes  à  leur 
tour  ont  négligé  l'étude  de  ce  grand  poète,  ou  du  moins  se  sont  fait 
un  devoir  souvent  de  n'en  point  parler.  Çà  et  là  quelques  érudits 
courageux,  épris  surtout  du  beau  langage,  ont  bien  pu  rétablir  ou 
pénétrer  le  texte,  admirer  la  langue  sans  entrer  dans  les  pensées  et 
vanter  la  forme  du  vase  antique  sans  trop  goûter  à  la  liqueur, 
d'Autre  part  de  libres  esprits,  tels  que  Montaigne,  Gassendi  ou  Mo- 
lière, inclinant  vers  la  doctrine,  ont  fait  du  poème  l'objet  de  leurs 
méditations;  mais  les  critiques  proprement  dits,  ceux  qui  se  char- 
gent de  célébrer  pour  tout  le  monde  les  mérites  d'un  bel  ouvrage, 
^  paraissent  avoir  dédaigné  le  poème  de  la  Nafure^  soit  qu'ils  aient 
été  rebutés  par  l'antiquité  d'une  langue  non  encore  arrivée  à  une 
élégance  classique,  soit  qu'ils  n'aient  pas  démêlé  sous  une  versifi- 
cation un  peu  rude  les  trésors  de  poésie,  soit  enfin  que  leur  con- 
science religieuse  ait  imposé  silence  à  leur  admiration  littéraire.  Si 
au  XVIII*  siècle,  ds^ns  l'école  philosophique,  Lucrèce  arrive  tout  à 


LE   POÈTE    LUCRÈCE.  189 

coup  à  la  faveur,  si  on  le  cite  même  trop  souvent  et  avec  un  em- 
pressement indiscret,  c'est  qu'on  croit  trouver  en  lui  un  allié.  On 
cherche  alors  dans  son  poème  non  pas  les  beautés  poétiques  qu'il  ren- 
ferme, mais  des  argumens  et  des  armes  contre  certaines  croyances; 
on  ressuscite  ses  principes  et  son  système,  c'est-à-dire  ce  qui  était 
le  plus  digne  de  périr.  Le  poète  latin  était  un  excellent  auxiliaire, 
d'autant  plus  utile  que  la  puissance  ecclésiastique  ou  séculière  ne 
pouvait  rien  contre  lui  et  que  ses  témérités  ne  tombaient  pas  sous  le 
coup  des  parlemens.  La  philosophie  militante  et  agressive  du  der- 
nier siècle  risquait  ainsi  sous  le  nom  de  Lucrèce  bien  des  hardiesses 
qu'elle  n'osait  pas  toujours  prendre  à  son  propre  compte.  C'était 
faire  passer  des  armes  et  des  munitions  de  guerre  sous  un  pavillon 
neutre  et  respecté;  mais  ces  éloges  intéressés,  où  il  entrait  souvent 
plus  de  malice  légère  que  de  sérieuse  étude,  ont  plutôt  compromis 
la  gloire  de  Lucrèce  qu'ils  ne  l'ont  augmentée  :  ils  lui  ont  donné  je 
ne  sais  quel  air  d'irréligion  frivole.  Ce  n'est  vraiment  que  dans 
notre  siècle  que  la  poésie  de  Lucrèce  a  été  estimée  à  sa  juste  valeur, 
qu'elle  a  été  goûtée  avec  une  sympathie  sincère  et  désintéressée  et 
jugée  avec  une  indépendance  instinctive.  En  suivant  les  traces  de 
M.  de  Fontanes,  M.  Yillemain,  dans  une  excellente  notice  aussi  vive 
que  courte,  a  fait  le  premier  dignement  les  honneurs  à  ce  grand 
poète  négligé,  et  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d'ajouter  que  de- 
puis, dans  une  chaire  de  la  Sorbonne,  M.  Patin  a  si  bien  commenté 
le  poème  de  la  Nature  qu'il  en  a  fait  en  quelque  sorte  son  domaine 
réservé,  et  qu'on  se  ferait  scrupule  d'y  toucher,  si  ces  improvisations 
délicates,  au  lieu  d'être  confiées  à  la  mémoire  toujours  fugitive  d'un 
auditoire,  avaient  été  recueillies  dans  un  livre. 

Quelque  plausibles  que  soient  les  raisons  de  cet  oubli  volontaire 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  et  de  cette  suspicion  qui  date  de 
l'antiquité  même,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  Lucrèce  est  un  des 
plus  grands  poètes  de  Rome,  le  plus  grand  peut-être,  à  ne  consi- 
dérer que  la  force  native  de  son  génie.  Si  le  temps  où  il  a  vécu  ne 
lui  permettait  pas  d'arriver  à  la  perfection  d'un  art  accompli ,  ni  à 
ces  enchantemens  soutenus  du  langage  qui  vous  ravissent  dans  ^ir7 
gile,  du  moins  il  n'a  point  sacrifié  a^ux  exigences  d'un  art  timide  les 
libres  élans  de  son  âme,  ni  la  hardiesse  de  sa  pensée.  Il  appartient 
à  cette  orageuse  époque  de  la  fin  de  la  république  où,  grâce  à  une 
liberté  sans  limites  et  à  la  faveur  même  d'un  épouvantable  désordre 
politique  et  moral,  presque  toutes  les  œuvres  sérieuses  étaient  des 
actes  de  citoyen ,  où  chacun  écrivait  et  parlait  avec  toute  la  fougue 
de  son  âme,  sans  avoir  à  se  plier  à  des  convenances  officielles,  où 
l'on  ne  songeait  pas  encore,  comme  dans  la  suite,  à  faire  d'une 
œuvre  poétique  l'amusement  délicat  d'une  société  oisive,  ni  la  pa- 


190  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

rure  d'un  règne.  Quand  même  on  ne  se  placerait  qu'à  un  point  de 
vue  purement  littéraire,  il  est  d'un  grand  intérêt  de  voir,  à  l'épo- 
que où  la  prose  latine  est  parvenue  à  sa  perfection  avec  Salluste, 
César  et  Gicéron,  comment  un  grand  esprit  fait  effort  pour  amener 
la  poésie  au  même  degré  d'élégance,  par  quel  labeur  il  dompte  un 
sujet  rebelle,  comment  il  rencontre  à  son  tour  l'éloquence  poétique, 
comment  enfin  la  vertu  d'une  inspiration  puissante  lui  fait  porter 
avec  une  robuste  légèreté  le  plus  lourd  sujet  qui  ait  jamais  pesé  sur 
le  génie  d'un  poète.  La  langue  de  cette  époque  a  encore  la  saveur 
rustique  d'un  fruit  dont  un  art  raffiné  n'a  pas  trop  tempéré  l'âpreté 
piquante,  et  les  productions  poétiques  de  cet  âge  laissent  deviner 
sous  une  vieille  écorce  une  sève  généreuse  et  forte ,  puisée  au  sol 
natal,  et  qu'une  main  savante  n'a  pas  détournée  de  son  cours  na- 
turel pour  l'épanouir  tout  entière  en  gracieuse  floraison.  Les  grands 
écrivains  de  ce  temps,  qui  touchent  au  siècle  d'Auguste  et  demeu- 
rent en-deçà,  rappellent  par  leur  forte  originalité  ces  autres  grands 
esprits  qui  se  tiennent  sur  le  seuil  du  siècle  de  Louis  XIV.  Leur  gé- 
nie et  leur  langage  ont  quelque  chose  de  haut  et  de  fier,  de  brusque 
même  parfois,  si  l'on  veut,  mais  qui  ne  déplaît  pas.  On  aime  au 
contraire,  on  admire  cette  liberté  et  ce  vigoureux  naturel  d'un  Des- 
cartes, d'un  Pascal,  d'un  Corneille,  dont  la  force  n'a  pas  encore  été 
réprimée  ou  réglée  par  une  trop  exquise  culture,  et  qui,  n'ayant 
pas  toutes  les  grâces  de  l'art,  n'en  ont  pas  non  plus  les  timidités. 
Pour  emprunter  à  Lucrèce  lui-même  une  juste  comparaison,  je  di- 
rais volontiers  que  ces  grands  esprits  qui  paraissent  à  l'aurore  des 
beaux  siècles  littéraires  ressemblent  à  ces  premiers  hommes  qui, 
dit-il,  étaient  plus  robustes,  parce  que  la  terre  qui  les  avait  produits 
était  encore  dans  toute  sa  vigueur,  et  dont  le  corps  reposait  sur 
une  plus  vaste  et  plus  solide  ossature  : 

Et  majoribus  et  solidis  magis  ossibus  intus 
Fundatum 


L 

Le  poème  de  la  Nature  présente  un  intérêt  moral  qui  sollicite 
tout  d'abord  l'attention  :  il  renferme  une  sorte  de  mystère  psycho- 
logique qu'il  n'est  pas  facile  de  pénétrer,  et  qu'à  cause  de  son  obs- 
curité même  nous  voudrions  ne  pas  esquiver.  On  est  obligé  de  se 
demander  comment  il  se  fait  que  ce  poète  impie  soit  si  pathétique, 
on  s'étonne  que  ce  contempteur  des  dieux  ait  les  apparences  d'un 
inspiré,  on  voudrait  savoir  comment  cette  âme  ardente  et  visible- 
ment tourmentée  a  prétendu  trouver  la  paix  et  le  repos  dans  la  plus 


LE    POÈTE    LUCRÈCE.  191 

désolante  des  doctrines,  dans  la  négation  de  la  Providence  divine  et 
de  l'immortalité  de  l'âme,  car  tout  ce  poème  de  la  Nature  n'a  été 
entrepris  que  pour  aboutir  à  la  destruction  des  vérités  où  l'huma- 
nité semble  avoir  voulu  placer  toujours  ses  plus  chères  espérances. 
S'il  ne  s'agissait  que  d'un  frondeur,  comme  on  en  rencontre  souvent 
dans  l'histoire,  qui  attaque  les  croyances  communes  avec  légèreté 
à  la  façon  de  Lucien ,  qui  se  complaît  dans  un  scepticisme  insou- 
ciant, l'incrédulité  de  Lucrèce  n'offrirait  rien  de  rare  ni  de  touchant; 
mais  Lucrèce  n'est  pas  un  sceptique,  ni  un  corrupteur  volontaire  et 
frivole,  ni  un  persifleur  indifférent.  Il  a  engagé  toute  son  âme  dans 
cette  lutte  contre  la  religion,  il  combat  pour  sa  propre  tranquillité, 
pour  tout  son  être  moral,  avec  une  gravité,  une  foi  et  des  transports 
qu'on  ne  voit  d'ordinaire  qu'à  ceux  qui  combattent  pour  les  idées 
religieuses.  En  effet,  tandis  que  la  plupart  des  hommes  qui  sont 
vraiment  émus  par  le  problème  de  la  destinée  humaine  tournent 
les  yeux  vers  le  ciel  et  saluent  avec  joie  toutes  les  lueurs  consolantes 
qui  viennent  à  briller  de  ce  côté ,  Lucrèce ,  par  un  mouvement  tout 
contraire,  et  avec  non  moins  d'enthousiasme  et  de  sincérité,  pro- 
clame son  bonheur  quand  il  s'est  démontré  à  lui-même  que,  dans 
cette  vie  et  après  cette  vie ,  il  n'a  rien  à  espérer  ni  à  craindre  des 
dieux.  L'âme  désolée  de  Pascal  ne  pousse  pas  des  cris  de  joie  plus 
profonds  quand  enfin  elle  se  repose  dans  la  possession  de  la  vérité 
religieuse  que  Lucrèce  lorsqu'il  l'a  mise  sous  ses  pieds.  Les  saintes 
terreurs  du  janséniste  en  présence  de  l'idée  divine  ne  sont  éga- 
lées que  par  l'effroi  farouche  du  poète  païen,  qui  s'en  éloigne  et  la 
fuit.  Quel  est  donc  ce  bizarre  état  d'esprit,  bien  fait  pour  étonner 
et  pour  confondre  nos  idées  habituelles  sur  les  besoins  de  l'âme? 
Le  seul  poète  latin  qui  ait  éprouvé  vraiment  une  sorte  de  curiosité 
émue  devant  les  grands  problèmes  de  la  vie,  le  plus  sincère,  le 
moins  soupçonné  d'artifice  ou  de  déclamation,  est  précisément  celui 
qui  devient  l'interprète  passionné  de  la  plus  triste  et  de  la  plus  mal 
famée  des  doctrines  antiques.  Nous  voudrions  examiner  ce  problème 
moral  avec  une  grande  liberté  d'esprit,  sans  nous  croire  obligé  par 
bienséance  à  des  réfutations  devenues  depuis  longtemps  inutiles,  ni 
à  des  injures  convenues  contre  le  poète,  et  en  nous  rappelant  tou- 
jours que  le  système  suranné  de  l'épicurisme  sous  sa  forme  antique 
n'est  plus  aujourd'hui  pour  nous  un  danger,  mais  un  spectacle, 
qu'il  est  superflu  de  l'attaquer  depuis  qu'il  n'est  plus  défendu,  et 
que  la  faiblesse  généralement  reconnue  de  la  doctrine  lui  donne 
aujourd'hui  une  espèce  d'innocence. 

S'il  nous  était  permis  de  faire  un  rapprochement  qui  peut  pa- 
raître hardi,  trop  profane  ou  forcé,  mais  qui  pourtant  ne  manque 
pas  d'une  certaine  vérité,  nous  dirions  que  l'on  pourrait  entrepren- 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dre  sur  riîii^)ie  Lucrèce  une  étude  morale  analogue  à  celles  que  la 
ciitique  moderne  se  plaît  à  faire  quelquefois  sur  de  nobles  esprits 
que  les  désenchantemens  de  la  vie,  les  angoisses  du  doute  ont  ame- 
nés à  la  foi  religieuse.  Qui  ne  s'est  intéressé  aux  révolutions  mo- 
rales de  ces  âmes  agitées  qui,  au  xvir  siècle  surtout  et  de  nos  jours 
encore,  après  avoir  épuisé  les  délices  de  la  vie  ou  les  satisfactions 
de  leur  libre  pensée,  ont  cherché  un  refuge  dans  les  dogmes  établis 
et  sont  devenus  ensuite  les  éloquens  défenseurs  de  leurs  croyances 
nouvelles?  Eh  bien  !  quel  que  soit  le  mauvais  renom  de  son  système 
paradoxal,  Lucrèce  est,  dans  l'antiquité,  l'esprit  qu'on  peut,  à  cer- 
tains égards,  le  plus  raisonnablement  comparer  à  ces  néophytes 
modernes.  Seulement  hâtons-nous  d'ajouter  que  rien  n'est  plus  dif- 
férent que  l'asile  où  il  est  allé  abriter  son  âme  mélancolique  et  en- 
dolorie. 11  semble  que,  pousfjé  par  les  mêmes  sentinens,  animé  par 
la  môme  ferveur,  on  ne  puisse  lui  reprocher  que  de  s'être  trompé 
de  route.  Lui  aussi  a  ressenti  le  dégoût  du  monde  et  des  affaires  et 
l'horreur  insurmontable  des  passions  auxquelles  il  a  été  en  proie. 
Contemporain  de  Marins  et  de  Sylla,  il  a  vécu  dans  un  temps  où 
Ton  pouvait  déjà  désespérer  de  la  liberté  romaine;  il  a  vu  l'ambi- 
tion féroce  des  chefs,  la  cupidité  des  soldats,  l'incurable  corruption 
des  citoyens  et  tout  l'écroulement  de  la  morale  publique  et  privée. 
On  ne  peut  douter  que  son  cœur' n'ait  été  contristé  et  profondément 
remué  par  ces  spectacles  sanglans,  quand  on  entend  dès  le  début 
de  son  poème  ses  vœux  pour  la  pacification  de  sa  patrie,  cette  prière, 
la  seule  qui  lui  ait  échappé  et  que  le  patriotisme  ait  pu  arracher  à 
son  incrédulité,  où  il  supplie  la  déesse  de  la  concorde  et  de  l'amour 
de  désarmer  le  dieu  de  la  guerre  et  d'étendre  sur  les  Romains  sa 
protection  maternelle.  Aussi  ce  chevalier,  auquel  le  rang  de  sa  fa- 
mille permettait  de  rêver  toutes  les  grandeurs,  que  son  génie  et  sa 
naturelle  éloquence  auraient,  à  ce  qu'il  semble,  facilement  porté 
aux  plus  hautes  charges,  s'est  rejeté  de  dégoût  et  d'horreur  dans 
la  vie  privée  et  dans  l'innocence  d'une  condition  obscure. 

Toute  la  partie  morale  de  son  poème  respire  cette  horreur  et  cette 
pitié  pour  les  luttes  intéressées,  pour  les  débats  tragiques  du  Forum, 
et  surtout  pour  les  crimes  et  les  malheurs  de  l'ambition.  On  est 
quelquefois  tenté  de  croire  que  Lucrèce  a  été  engagé  dans  ce  ter- 
rible conflit  des  rivalités  romaines,  que  son  âme  a  été  violemment 
froissée  et  meurtrie  dans  la  mêlée,  et  que  ce  langage  irrité  et  mé- 
prisant exprime  surtout  l'amertume  des  espérances  déçues.  Le  poète 
semble  se  tracer  à  lui-même  des  tableaux  de  l'ambition  triom- 
phante, mais  misérable  dans  sa  grandeur,  ou  de  l'ambition  humi- 
liée, pour  repaître  ses  yeux  de  misères  auxquelles  il  a  eu  le  bon- 
heur d'échapper.  Sans  vouloir  aOTu-mer  ce  qu'il  est  impossible  de 


LE    POÈTE    LUCRÈCE.  193 

savoir,  on  voit  du  moins  clairement  que  ses  maximes  sévères  sur  les 
grandeurs,  le  pouvoir,  la  richesse,  n'ont  pas  été  froidement  puisées 
dans  les  livres  de  morale,  qu'elles  lui  ont  été  inspirées  par  la  vue 
des  désordres  contemporains  et  comme  dictées  par  une  indignation 
présente.  Il  ne  déclame  jamais  dans  un  sujet  où  il  est  si  facile  de 
déclamer.  Il  n'ira  pas,  à  la  façon  du  rhéteur  Juvénal,  évoquer  le 
souvenir  d'un  Alexandre  ou  d'un  Xerxès;  il  est  trop  ému  de  ce  qu'il 
a  sous  les  yeux  pour  recourir  à  des  exemples  éloignés  et  classiques. 
Les  passions  qu'il  poursuit  et  qu'il  veut  faire  détester  sont  celles  qui 
déchirent  la  république  et  font  penser  à  un  Sylla  ou  à  un  Clodius. 
C'est  de  la  morale  romaine  qui  s'adresse  à  des  fureurs  romaines  et 
qui  porte  avec  elle  sa  date.  De  là  vient  que  dans  cette  poésie,  qui 
voudrait  n'être  que  dogmatique,  on  rencontre  tant  de  traits  de  sa- 
tire, sinon  contre  les  personnes,  du  moins  contre  les  mœurs  du 
temps.  Ils  ont  passé  devant  Lucrèce  dans  les  rues  de  Rome,  tous  ces 
personnages  avides  qui  lui  servent  de  types  et  qu'il  ne  peut  peindre 
qu'avec  une  impatience  civique ,  tantôt  l'ambitieux  qui  va  quêtant 
les  suffrages,  qui  demande  la  hache  et  les  faisceaux,  et  toujours 
rebuté  se  retire  désespéré,  tantôt  l'envieux  qui  suit  du  regard 
l'homme  puissant,  et  se  plaint  de  croupir  dans  la  fange  de  son  avi- 
lissement; puis  tous  ces  gens  sans  nom,  qui  se  font  les  ministres  et 
les  instrumens  des  crimes  d' autrui,  qui  aspirent  non  aux  honneurs, 
mais  à  la  fortune,  et  accumulent  des  richesses  en  accumulant  des 
meurtres  : 

Sanguine  civili  rem  confiant,  divitiasque 
Conduplicant  avidi ,  cxedem  cœdi  accumulantes. 

Quand  on  considère  la  précision  de  ces  tableaux ,  cette  éloquence 
qui  éclate  parfois  au  milieu  d'une  démonstration  scientifique  avec 
un  emportement  imprévu,  quand  on  sent  cette  émotion  de  témoin 
contristé  frémir  encore  sous  la  placidité  superbe  du  philosophe  con- 
templateur, on  s'assure  que  Lucrèce  n'a  pas  été  un  spectateur  in- 
différent des  guerres  civiles,  et  que  son  âme  a  connu  toutes  les 
tristesses  du  désespoir  politique. 

On  peut  soupçonner  encore,  en  parcourant  la  grande  peinture 
qu'il  nous  a  laissée  des  angoisses  de  l'amour,  que  cette  âme  intem- 
pérante a  été  la  victime  tragique  de  ses  propres  passions.  Sans  atta- 
cher une  grande  importance  à  la  tradition  qui  nous  représente  le 
poète  livré  à  des  transports  de  folie  furieuse  causée  par  un  philtre 
que  lui  donna  une  femme  jalouse,  cette  espèce  de  sinistre  légende 
montre  du  moins  que  déjà  les  anciens  avaient  été  si  fortement  frap- 
pés par  l'énergie  insolite  de  ces  tableaux,  qu'ils  n'ont  pu  les  attri- 
buer qu'au  délire  d'un  insensé.  Tout  en  rejetant  cette  fable,  il  faut 

TOME   XUV.  13 


19A  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

reconnaître  pourtant  que  les  invectives  de  Lucrèce  contre  l'amour 
paraissent  être  les  imprécations  d'un  homme  qui  en  a  connu  toutes 
les  peines,  les  hontes  et  les  repentirs.  Ce  n'est  pas  sans  doute  au 
nom  de  la  pureté  de  l'âme  que  le  poète  combat  l'amour  :  sa  morale 
ne  s'élève  guère  au-dessus  des  prescriptions  de  prudence  égoïste  et 
vulgaire  données  par  l'épicurisme;  mais  tandis  que  le  sage  et  tran- 
quille Épicure  recommandait  d'un  ton  paisible,  et  avec  l'autorité  de 
son  propre  exemple,  de  fuir  une  passion  dangereuse  pour  le  repos 
de  la  vie,  Lucrèce  s'acharne  à  la  détruire  avec  une  sorte  de  ressen- 
timent. Il  n'est  pas  de  personnage  de  tragédie  persécuté  par  Vénus 
qui  laisse  échapper  de  pareils  cris  de  douleur  et  de  dégoût.  Le  feu 
de  cette  éloquence  n'a  pu  jaillir  que  d'un  cœur  brûlant  encore  ou 
mal  éteint.  INous  dirons  volontiers,  avec  M.  Sainte-Beuve,  «  qu'il 
dépeint  l'amour  en  effrayans  caractères,  tout  comme  il  décrit  ail- 
leurs la  peste  et  d'autres  fléaux.  »  On  sent  si  bien  dans  ces  vers  l'a- 
mertume d'une  passion  désabusée,  que,  même  dans  les  tableaux 
physiologiques  qui  choquent  notre  délicatesse,  on  se  prend  à  res- 
pecter l'impudeur  de  cette  science  trop  précise,  parce  que  l'audace 
de  ce  langage  n'est  pas  le  jeu  éhonté  d'une  imagination  corrompue, 
mais  l'expression  violente  d'un  mépris  généreux.  Pour  ne  parler  que 
de  la  partie  morale  de  cette  peinture,  quel  dédain  sincère  pour  les 
illusions  de  l'amouf,  pour  les  mensonges  dont  on  se  repaît!  quel 
soin  cruel  pour  dépoétiser  l'idole!  Et  ne  semble-t-il  pas  se  con- 
templer lui-même  quand  il  peint  les  ravages  de  la  passion,  les  ruines 
du  corps  et  de  l'âme?  Il  y  a  encore  quelque  chose  de  plus  que  le 
regret  et  le  remords  :  à  lire  certains  vers,  il  vous  semble  que  cette 
grande  âme  n'a  pu  se  contenter  des  enivremens  de  l'amour  antique, 
et  qu'elle  n'a  pas  été  tout  à  fait  étrangère  à  cette  tristesse  moderne 
qui  rêve  quelque  chose  au-delà  du  plaisir,  qui  gémit  de  rencontrer 
sitôt  des  limites  et  se  plaint  de  ses  espérances  inassouvies.  Il  n'a 
pas  été  loin  de  dire  : 

Au  fond  des  vains  plaisirs  que  j'appelle  à  mon  aide, 
Je  trouve  un  tel  dégoût  que  je  me  sens  mourir. 

Pour  rencontrer  dans  l'antiquité  un  pareil  accent  de  poignante  dés- 
illusion, il  faut  arriver  jusqu'à  ces  premiers  chrétiens  qui  méditaient 
dans  le  désert  sur  leurs  égaremens  passés,  sur  l'inanité  et  la  mi- 
sère des  passions  humaines,  en  mêlant,  il  est  vrai,  aux  souvenirs  de 
leur  imagination,  demeurée  païenne,  et  à  ces  regrets  si  cruellement 
ressentis  par  le  poète,  les  scrupules  plus  purs  d'une  âme  régénérée 
par  la  pénitence. 

A  cette  horreur  de  l'ambition  et  de  l'amour,  à  cette  fatigue  de» 
passions,  il  faut  peut-être  ajouter  une  maladie  morale  qu'il  n'est 


LE    POÈTE    LUCRÈCE.  195 

pas  facile  de  décrire,  parce  qu'elle  n'a  pas  de  caractères  constans, 
et  qu'on  peut  nommer  pourtant  d'un  seul  mot  :  l'ennui.  Cette  mé- 
lancolie dont  notre  siècle  réclame  le  privilège,  dont  il  s'est  paré 
comme  d'une  nouveauté  intéressante,  et  dont  la  description  pas- 
sionnée remplit,  depuis  Chateaubriand,  nos  romans  et  notre  poésie 
lyrique,  n'a  pas  été  inconnue  de  l'antiquité  à  la  fin  de  la  république 
romaine  et  sous  l'empire.  Comme  il  arrive  toujours  aux  époques 
orageuses  où  les  vastes  commotions  de  la  politique  se  communi- 
quent au  monde  moral,  les  esprits  romains,  ceux  du  moins  qui  n'é- 
taient pas  emportés  dans  les  tourbillons  de  la  tempête,  et  qui  avaient 
le  temps  de  se  reconnaître  et  de  se  regarder  souffrir,  éprouvaient 
un  découragement  profond,  ne  trouvant  plus  dans  une  société  bou- 
leversée l'emploi  régulier  de'leurs  forces  et  de  leur  vie.  L'ébranle- 
ment des  institutions,  des  vieilles  mœurs  et  des  idées,  le  scepti- 
cisme religieux  et  philosophique,  les  déréglemens  d'une  imagination 
sans  emploi  et  des  passions  oisi>3s,  quelquefois  les  oscillations  d'un 
cœur  à  la  fois  hardi  et  faible  qui  convoite  ce  qu'il  n'a  pas  l'énergie 
de  conquérir,  qui  flotte  entre  l'audace  qui  rêve  à  tout  et  la  défail- 
lance qui  n'ose  rien,  ensuite  le  sombre  chagrin  d'une  âme  qui  se 
ramène  en  soi  et  se  dégoûte  d'elle-même  après  s'être  dégoûtée 
du  monde,  qui  n'a  plus  même  la  ressource  de  se  distraire  par  le 
plaisir,  devenu  pour  elle  sans  prix,  toutes  ces  tristesses  enfin  que, 
sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  notre  littérature  nous  a  fait  con- 
naître à  satiété  n'étaient  pas  ignorées  des  Romains.  Cette  maladie 
prenait  des  caractères  différens  selon  les  homrpes.  De  là  chez  les 
uns  cet  ennui  féroce  qui  demandait  des  voluptés  sanglantes,  chez 
les  autres  une  inconstance  furieuse  qui  les  entraînait  dans  les  soli- 
tudes sauvages  et  les  ramenait  plus  vite  qu'ils  n'étaient  partis,  enfin 
chez  quelques-uns  cet  ennui  salutaire  qui  accompagne  souvent  les 
crises  morales,  qui  précède  et  prépare  le  renouvellement  de  l'âme, 
en  faisant  désirer  des  principes  fixes  et  une  foi.  Qu'on  nous  permette 
d'insister  un  peu  sur  ce  sujet  délicat  et  de  prouver  l'existence  de 
ce  mal  antique  en  empruntant  à  Sénèque  quelques  lumières  pour 
éclairer  ce  singulier  état  de  l'âme,  trop  brièvement  décrit  par  Lu- 
crèce. On  se  fera  une  juste  idée  de  cette  maladie,  on  pourra  voir 
avec  quelle  confiance  émue  quelques  Romains  allaient  aux  philo- 
sophes pour  leur  demander  la  guérison. 

Ne  croirait-on  pas  entendre  une  'confession  moderne  et  contem- 
poraine quand  on  lit  les  plaintes  de  ce  capitaine  des  gardes  de  Né- 
ron, Annaeus  Sérénus,  qui  écrit  à  Sénèque  pour  lui  dévoiler  sa  dé- 
tresse morale?  11  y  avait  alors  déjà  de  ces  âmes  tourmentées  parce 
qu'elles  se  sentent  vides,  à  la  fois  ardentes  et  molles,  éprises  de  la 
Tertu  et  sans  force  pour  se  la  donner,  inquiètes  sans  connaître  la 


196  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cause  de  leur  inquiétude,  dégoûtées  tour  à  tour  de  l'ambition  et  de 
la  retraite,  capables  d'élan  et  de  généreuse  activité,  et  au  moindre 
obstacle,  à  la  première  humiliation,  «  retournant  à  leur  loisir  comme 
les  chevaux  doublent  le  pas  pour  regagner  la  maison.  »  Dans  cette 
affliction  d'esprit,  Sérénus  s'adresse  à  Sénèque  comme  à  un  méde- 
cin des  âmes,  il  veut  mettre  devant  lui  son  cœur  à  découvert,  il  es- 
saie de  peindre  ce  mélange  de  bonnes  intentions  et  de  lâches  défail- 
lances qui  le  remplit  d'une  indéfinissable  tristesse.  On  entend  crier 
vers  Sénèque  cette  âme  noble  et  faible  :  «  Je  t'en  conjure,  si  tu 
connais  quelque  remède  à  cette  maladie,  ne  me  crois  pas  indigne 
de  te  devoir  la  tranquillité.  Ce  n'est  pas  la  tempête  qui  me  tour- 
mente, c'est  le  mal  de  mer.  Délivre-moi  donc  de  ce  mal  et  secours 
un  malheureux.  »  Dans  une  espèce  de  consultation  morale  d'une 
profondeur  admirable,  Sénèque  répond  à  cet  appel  désespéré.  Il 
tente  de  définir  ce  mal  étrange,  il  promène,  pour  ainsi  dire,  la 
main  sur  toutes  ces  vagues  douleurs  pour  trouver  l'endroit  sensible 
et  y  porter  le  remède  imploré.  De  quelle  vue  perçante  il  découvre, 
il  saisit,  il  arrête  au  passage,  pour  les  peindre,  les  fluctuations 
fuyantes  de  ce  désespoir  inconsistant!  Il  nous  met  sous  les  yeux 
cette  déplaisance  de  soi-même,  ce  roulis  d'une  âme  qui  ne  s'attache 
à  rien,  ces  chagrines  impatiences  de  l'inaction  où  les  désirs  renfer- 
més à  l'étroit  et  sans  issue  s'étouffent  eux-mêmes,  cette  mélancolie 
sombre  et  la  langueur  qui  l'accompagne,  puis  les  tempêtes  de  l'in- 
constance qui  commence  une  entreprise,  la  laisse  inachevée  et  gé- 
mit de  l'avoir  manquée.  On  s'irrite  alors  contre  la  fortune,  on  mau- 
dit le  siècle,  on  se  concentre  de  plus  en  plus,  et  on  trouve  un  plaisir 
farouche  à  couver  son  chagrin.  Pour  s'échapper,  pour  se  fuir,  on  se 
lance  dans  des  voyages  sans  fin,  on  promène  sa  douleur  de  rivage 
en  rivage,  et  sur  la  terre  comme  sur  la  mer  on  ne  fait  que  s'abreu- 
ver des  amertumes  de  l'heure  présente.  Dans  cette  défaillance  mo- 
rale, on  finit  par  ne  plus  pouvoir  endurer  ni  peine,  ni  plaisir,  par 
ne  plus  supporter  sa  propre  vue.  Alors  viennent  des  pensées  de  sui- 
cide pour  sortir  de  ce  cercle  où  l'on  n'a  plus  l'espoir  de  rien  trou- 
ver de  nouveau  ;  la  désolante  uniformité  de  la  vie,  l'insipide  per- 
manence du  monde  vous  arrachent  ce  cri  :  Quoi!  toujours,  toujours 
la  même  chose  !  —  Dans  cette  saisissante  analyse  du  spleen  antique^ 
on  sent  bien  que  Sénèque  ne  fiiit  pas  une  description  de  fantaisie, 
et  qu'il  est  aux  prises  avec  une  maladie  réelle.  Si  à  ces  angoisses 
d'une  âme  qui  se  dévore  elle-même  se  mêlaient  encore  certaines 
peines  d'amour  inconnues  de  l'antiquité,  nous  oserions  dire  que 
Sénèque  a  voulu  éclairer  et  consoler  un  René  romain. 

Lucrèce,  avant  Sénèque,  avait  déjà  décrit  en  quelques  traits  ra- 
pides, mais  un  peu  vagues  comme  le  mal,  cette  langueur  doulou- 


LE    POÈTE    LUCRÈCE.  197 

reuse,  cette  mort  anticipée,  ou  plutôt  cette  espèce  de  sommeil  pé- 
nible où  l'homme  est  livré  à  des  agitations  vaines  et  sans  suite,  à 
des  rêves  inquiets,  à  des  terreurs  sans  cause.  Il  a  peint  en  vers  ar- 
dens  et  tristes  ce  fardeau  accablant  qui  pèse  sur  l'âme,  et  dont  on 
ne  sait  rien,  si  ce  n'est  qu'il  vous  accable,  cette  inconstance  im- 
puissante qui,  pour  fuir  sa  misère,  change  sans  cesse  de  lieu  et  la 
porte  toujours  avec  elle.  «  On  ne  parvient  pas  à  s'échapper,  dit-il, 
on  reste  comme  attaché  à  soi-même,  c'est-à-dire  à  son  supplice;  on 
se  prend  en  haine.  11  n'y  a  qu'un  remède  à  cette  maladie,  c'est  la 
connaissance  de  nous-mêmes  et  de  l'univers,  une  philosophie  dont 
les  principes  sont  certains,  la  doctrine  de  la  nature,  en  d'autres 
termes  l'épicurisme,  pour  lequel  il  faut  tout  quitter  et  renoncer  au 
monde  : 

Jam  rébus  quisque  relictis 
Naturam  primum  studeat  cognoscere  rerum. 

N'est-il  pas  permis  de  penser  que  Lucrèce  ici  se  rappelle  d'an- 
ciennes misères  qu'il  a  traversées  et  qu'il  nous  fait  la  confession 
involontaire  de  ses  troubles  .passés?  Assurément  la  sombre  couleur 
du  tableau,  le  ton  résolu  du  conseil  avertissent  que  le  poète  ne  traite 
pas  ce  sujet  avec  indifférence.  Aurait-il,  à  propos  de  l'ennui,  re- 
commandé avec  une  gravité  impérieuse  de  renoncer  à  tout  pour 
embrasser  l'épicurisme,  s'il  n'avait  su  par  expérience  combien  cette 
maladie,  en  apparence  frivole,  peut  empoisonner  la  vie?  Lucrèce 
nous  semble  parler  en  adepte  enthousiaste  qui  se  félicite  d'avoir 
trouvé  le  terme  de  ses  inquiétudes  dans  une  doctrine  imperturbable, 
et  qui  vante  aux  autres  l'asile  où  il  a  rencontré  le  repos.  Sans  doute 
il  est  toujours  téméraire  d'affirmer  qu'un  philosophe  a  nécessaire- 
ment passé  par  tous  les  états  de  l'âme  qu'il  décrit,  et  dans  ce  do- 
maine de  la  conjecture  on  risque  de  provoquer  bien  des  objections; 
cependant,  quand  de  nos  jours  nous  lisons  les  conseils  éloquéns  d'un 
moraliste  chrétien  qui,  revenu  des  erreurs  du  monde,  dépeint  avec 
une  science  passionnée  les  tourmens  d'une  raison  en  proie  au  doute, 
et  promet  la  sécurité  dans  la  foi  religieuse,  nous  ne  faisons  pas  diffi- 
culté de  croire  que  lui-même  a  connu  les  souffrances  du  mal  et  l'ef- 
ficacité du  remède.  Ainsi,  selon  nous,  c'est  pour  fuir  le  monde  de  la 
politique  et  des  affaires  qui  l'épouvante  et  le  consterne,  c'est  pour 
se  fuir  encore  lui-même  que  Lucrèce  s'est  précipité  sans  retour  dans 
l'épicurisme,  qui  n'est  pas,  comme  on  le  dit,  la  doctrine  de  la  vo- 
lupté, qui  mériterait  un  nom  plus  honorable  et  devrait  être  appelé 
la  doctrine  du  renoncement,  de  l'indifférence  et  de  la  quiétude. 
^  Bien  que  l'épicurisme  ait  été  de  tout  temps  et  non  sans  raison 
l'objet  de  la  réprobation  publique,  il  faut  reconnaître  pourtant  que 


I9â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  l'antiquité  il  n'y  eut  pas  d'école  purement  philosophique  qui, 
par  la  fixité  de  ses  principes  et  la  simplicité  de  ses  démonstrations, 
fût  plus  capable  d'attirer  un  esprit  avide  de  foi  et  de  repos.  Il  semble 
qu'Épicure  ait  eu  le  dessein  prémédité  de  fonder  une  sorte  de  reli- 
gion, si  l'on  peut  donner  ce  nom  à  une  doctrine  sans  Dieu.  Ce  n'est 
pas  une  simple  école,  c'est  une  église  profane  avec  des  dogmes  in- 
discutables, avec  un  enseignement  qui  ne  change  jamais,  et  entou- 
rée d'institutions  qui  assurent  la  docilité  des  adeptes  et  protègent 
la  doctrine  contre  les  innovations.  D'abord  Épicure  se  présentait  au 
monde  comme  un  révélateur  de  la  science  véritable,  considérant 
comme  non  avenus  tous  les  systèmes  qui  avaient  précédé  le  sien. 
Parmi  tous  les  fondateurs  de  doctrines,  seul  il  osa  se  donner  à  lui- 
même  le  nom  de  sage.  Pour  rendre  son  école  accessible  à  tous, 
même  aux  plus  ignorans,  il  ne  demandait  pas  à  ses  disciples  d'é- 
tudes préparatoires,  ni  lettres,  ni  sciences,  ni  dialectique.  Il  ne  fal- 
lait pas  une  longue  initiation  pour  devenir  épicurien,  il  suffisait 
d'admettre  un  certain  nombre  de  dogmes  faciles  à  retenir  et  de  sa- 
voir par  cœur  le  manuel  du  maître.  En  mettant  son  enseignement  à 
la  portée  de  tout  le  monde,  Épicure,  pour  le  rendre  immuable,  eut 
la  précaution  de  le  placer  sous  la  garde  d'une  autorité.  Par  son  tes- 
tament, il  légua  ses  jardins  et  ses  livres  à  son  disciple  Hermarchus 
comme  au  nouveau  chef  de  l'école  et  à  tous  ses  successeurs  à  per- 
pétuité. La  doctrine  alla  de  main  en  main  sans  que  dans  la  suite  des 
siècles  aucune  hérésie  eh  ait  jamais  menacé  l'intégrité,  et  fut  ainsi 
transmise  dans  sa  pureté  originelle  pendant  près  de  sept  cents  ans 
jusqu'à  l'invasion  des  Barbares,  où  elle  disparut  dans  l'écroulement 
du  monde  antique.  Pour  mieux  assurer  le  respect  de  sa  doctrine  et 
de  sa  mémoire,  Épicure  avait  expressément  recommandé  de  célé- 
brer chaque  année  par  une  fête  l'anniversaire  de  sa  naissance.  A 
cette  solennité  les  disciples  avaient  ajouté  l'usage  de  se  réunir  tous 
les  mois  dans  des  repas  communs.  Le  maître  était  toujours  comme 
présent  au  milieu  de  cette  famille  philosophique  ;  on  voyait  partout 
chez  ses  adeptes  son  portrait  en  peinture,  ou  gravé  sur  les  coupes 
et  les  anneaux.  Sous  ce  patronage  vénéré,  les  disciples  vivent  entre 
eux  dans  la  plus  parfaite  concorde  et  restent  unis  par  les  liens  d'une 
confraternité  devenue  célèbre.  C'est  ce  respect  si  bien  établi  pour 
Épicure,  toujours  réveillé  par  des  fêtes  commémoratives,  c'est  en- 
core cette  ferveur  de  sentimens  entretenus  par  la  communion  des 
esprits,  qui  explique  l'enthousiasme  surprenant  des  épicuriens  pour 
leur  maître.  Peu  s'en  est  fallu  que,  dans  le  fanatisme  de  leur  admi- 
ration et  de  leur  reconnaissance,  ces  contempteurs  de  toutes  les  di- 
vinités ne  lui  aient  rendu  des  honneurs  divins.  «  Il  fut  un  dieu,  oui 
un  dieu  !  »  s'écrie  Lucrèce  dans  les  transports  de  son  ivresse  poé- 

i 


LE   POÈTE    LUCRÈCE.  199 

tique.  Ce  langage  presque  religieux  étonne  moins  quand  on  voit  que 
la  secte  a  toujours  eu  son  culte  philosophique,  son  chef  dépositaire 
et  gardien  de  la  doctrine,  sa  tradition  invariable  et  non  interrom- 
pue. Chose  singulière  vraiment  que  ce  soit  la  plus  froide  des  doc- 
trines antiques,  la  plus  morne,  la  moins  faite  pour  exalter  les  âmes, 
la  plus  justement  soupçonnée  d'athéisme,  qui  ait  été  la  mieux  insti- 
tuée pour  mettre  l'esprit  à  l'abri  du  doute  et  pour  assurer  par  la  foi 
et  la  fraternité  le  repos  de  la  vie  ! 

En  général,  on  ne  se  rappelle  pas  assez,  en  lisant  les  philosophes 
anciens,  ceux  surtout  qui  appartiennent  à  la  fm  de  la  république 
et  à  l'empire,  que  les  doctrines  morales  de  l'antiquité  n'étaient  pas 
seulement  un  objet  de  curiosité  scientifique,  une  distraction  élé- 
gante, une  matière  à  de  savantes  disputes,  mais  qu'elles  offraient 
aussi  des  refuges  où  les  consciences  troublées ,  les  âmes  que  la  vie 
avait  blessées  allaient  chercher  le  repos,  un  soutien,  une  foi.  Les 
écoles  étaient  devenues  des  sectes  et  quelquefois  de  petites  églises 
qui  avaient  leur  propagande  active,  leur  prédication  journalière  et 
passionnée,  leurs  adeptes  et  leurs  prosélytes.  Tous  les  hommes  qui 
avaient  quelque  goût  pour  la  perfection  morale,  des  jeunes  gens 
dont  l'âme  était  généreuse  ou  pure,  des  politiques  émérites  ou  désa- 
busés ,  les  victimes  de  leurs  propres  passions  ou  des  passions  d'au- 
ti'ui  allaient  demander,  selon  les  besoins,  à  l'une  ou  à  l'autre  de 
ces  sectes  des  lumières,  un  appui  ou  des  consolations.  Les  maîtres 
se  chargent  des  âmes,  les  éclairent,  les  dirigent  ou  les  fortifient. 
Par  un  singulier  renversement  de  ce  qui  se  passe  dans  nos  sociétés 
chrétiennes,  ce  sont  les  philosophes  qui,  dans  l'antiquité,  remplis- 
sent quelques-unes  des  fonctions  morales  qui  sont  réservées  chez 
les  modernes  aux  ministres  du  culte.  Tandis  que  chez  nous  les  âmes 
tourmentées  ou  froissées  vont  d'ordinaire  de  la  philosophie  à  la  re- 
ligion, les  anciens,  par  les  mêmes  motifs,  allaient  de  la  religion  à 
la  philosophie.  Pour  peu  qu'on  y  réfléchisse,  on  en  saisit  tout  de 
suite  les  raisons.  Les  prêtres  du  paganisme  n'étaient  que  des  offi- 
ciers du  culte ,  de  simples  fonctionnaires  politiques  qui  présidaient 
à  des  cérémonies.  Ils  n'avaient  rien  à  enseigner,  et  à  Rome,  par 
exemple,  ils  ne  comprenaient  pas  même  le  vieux  formulaire  en 
langue  barbare  dont  ils  avaient  à  réciter  les  paroles.  Le  paganisme 
lui-même  n'offrait  aucune  lumière  aux  esprits  ni  aux  consciences. 
Il  ne  renfermait  pas  un  idéal  moral  auquel  on  pût  conformer  sa  vie. 
Quelles  peines  pouvait-on  confier  à  Jupiter?  quels  exemples  de  ver- 
tus, de  continence,  de  décence,  pouvait-on  chercher  auprès  de  ce 
libertin  céleste  ?  Irait-on  demander  à  Junon  des  leçons  de  patience 
conjugale,  à  Vénus  des  conseils  sur  la  chasteté,  à  Mercure  des  règles 
de  probité  commerciale  ?  Quant  aux  besoins  d'une  raison  non  satis- 


200  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

faite  ou  d'un  cœur  troublé,  c'étaient  là  de  ces  choses  qui  échap- 
paient entièrement  à  la  compétence  de  l'Olympe.  On  pouvait  bien 
demander  à  ces  dieux,  au  nom  de  leur  toute-puissance,  la  richesse, 
la  santé  et  tous  les  biens  extérieurs,  leur  faire  comme  à  des  princes 
la  cour  pour  en  obtenir  des  faveurs,  les  rendre  même  les  complices 
de  ses  passions,  et  leur  adresser  quelquefois  des  prières  intéressées 
et  coupables  qu'on  aurait  eu  honte  de  laisser  entendre  par  les 
hommes;  les  biens  de  l'âme,  on  n'allait  pas  les  chercher  dans  les 
temples,  mais  dans  les  écoles  de  philosophie.  Diverses  doctrines 
répondaient  aux  différens  besoins  des  esprits  à  la  recherche  de  la 
perfection  morale.  Le  stoïcisme  recevait  les  âmes  fortes,  portées  à 
l'action,  prêtes  aux  combats  de  la  vie,  qui  voulaient  tremper  leur 
courage  et  s'armer  de  constance.  L'épicurisme  d'ordinaire,  qui  n'é- 
tait pas,  je  le  répète,  une  école  de  corruption,  mais  une  doctrine 
triste,  sévère  aussi,  mais  indifférente  aux  luttes  de  la  vie,  recueil- 
lait les  âmes  timides,  prudentes  ou  découragées,  et,  en  apaisant 
leurs  passions  et  leurs  craintes,  les  endormait  dans  une  sorte  de 
quiétisme  païen. 

Si  jamais  Romain  morose  ei  fatigué  s'est  jeté  avec  un  complet 
abandon  dans  le  sein  de  la  philosophie,  c'est  assurément  le  poète  qui 
en  a  si  bien  chanté  les  calmes  délices.  Qui  ne  se  rappelle  ces  beaux 
vers  où  Lucrèce,  retiré  du  monde,  dont  les  horribles  spectacles  l'é- 
pouvantent, et  réfugié  sur  les  hauteurs  de  la  sagesse,  contemple 
l'arène  où  les  hommes  s'agitent,  et  fait  un  retour  sur  la  paix  inté- 
rieure qu'il  a  trouvée  dans  la  doctrine  ?  Par  quelles  grandes  images 
il  nous  peint  le  bonheur  de  la  sécurité  dont  il  jouit!  Il  se  compare 
à  un  homme  qui,  de  l'immobile  rivage,  suivrait  des  yeux  sur  la 
vaste  mer  des  matelots  battus  par  la  tempête,  ou  bien  encore  à  celui 
qui,  sans  aucun  péril,  verrait  dans  la  plaine,  à  ses  pieds,  deux  puis- 
santes armées  prêtes  à  s'entre-choquer.  Ce  ne  sont  point  là  pour  lui 
les  plaisirs  d'une  curiosité  inhumaine,  mais  les  éclats  de  joie  d'un 
homme  à  qui  les  dangers  d' autrui  font  mieux  savourer  sa  propre  quié- 
tude. Ceux  qui  se  rappellent  ces  nobles  effusions  du  philosophe  poète 
savent  ce  qu'il  y  a  de  satisfaction  sérieuse  dans  cet  éloignement  du 
monde.  Aucune  éloquence  plus  haute  n'a  jamais  célébré  la  joie  phi- 
losophique d'un  solitaire  épris  de  félicité  intérieure.  Dans  quel  loin- 
tain et  quelle  petitesse  le  conflit  des  passions  humaines  apparaît 
aux  yeux  de  ce  spectateur  debout  sur  les  hauteurs  sereines  d'une 
doctrine  désintéressée!  Lucrèce  demeure  tout  à  fait  étranger  au 
monde  des  affaires,  de  la  politique,  de  l'ambition,  il  le  déclare  avec 
autant  de  grandeur  que  de  retenue,  avec  un  dédain  concentré  sans 
jactance,  qui  nous  donne  la  meilleure  opinion  de  sa  sincérité.  La 
paix  qu'il  a  cherchée  avec  un  violent  désir,  il  l'a  trouvée  dans  l'épi- 


LE    POÈTE    LUCRÈCE.  201' 

curisme,  qui  lui  apprend  combien  les  honneurs,  les  magistratures 
sont  peu  de  chose ,  combien  il  est  doux  de  ne  pas  même  y  aspirer. 
Cette  doctrine  austère  qui  recommande  en  tout  l'abstinence  lui  fera 
voir  encore  l'inutilité  de  la  richesse,  lui  dira  que  la  nature  dont  il 
faut  suivre  les  lois  est  satisfaite  à  peu  de  frais,  et  que,  délivrée  de 
la  crainte  et  de  la  douleur,  elle  ne  réclame  plus  que  des  plaisirs 
simples  qu'elle  fournit  elle-même  et  qui  ne  coûtent  rien.  Ici  encore 
le  bonheur  est  dans  le  renoncement,  et  Lucrèce  se  plaît  quelquefois 
à  opposer  ces  joies  paisibles  de  la  simplicité  à  la  vaine  ostentation 
du  luxe  contemporain  et  à  ses  recherches  impuissantes. 

Il  nous  paraît  inutile  de  citer  les  nombreuses  professions  de  foi 
morale  qui  montrent  que  Lucrèce  n'a  pas  cherché  dans  l'épicurisme 
une  doctrine  frivole  et  commode  qui  lâche  la  bride  aux  passions. 
Tout  son  effort  au  contraire  consiste  à  les  mettre  sous  le  joug,  à 
leur  refuser  une  pâture,  et  rien  n'égale  le  mépris  qu'il  a  pour  elles. 
Ceux  qui,  sur  la  foi  de  certaines  déclamations  convenues ,  sont  ac- 
coutumés à  maudire  Épicure ,  peuvent  être  étonnés  en  entendant 
le  plus  éloquent  de  ses  adeptes  proclamer  une  morale  aussi  inatta- 
(juable.  Cette  doctrine  ne  vante  que  les  plaisirs  simples,  gratuits, 
innocens ,  et  ne  promet  que  les  sévères  délices  du  détachement. 
L'épicurisme  ne  mérite  d'être  détesté  que  pour  ses  dangereux  prin- 
cipes et  ses  conséquences  extrêmes,  et  si  l'on  a  raison  de  mépriser 
l'indifférence  corrompue  de  la  plupart  de  ses  sectateurs  romains, 
d'un  Pétrone  par  exemple,  qui  passe  sa  vie  dans  les  festins,  le  som- 
meil et  les  gais  propos,  et  qui,  fidèle  jusqu'à  la  mort  à  ses  habi- 
tudes de  frivolité  voluptueuse,  se  fait  lire  à  ses  derniers  momens 
des  poésies  légères  et  des  chansons,  Lucrèce  ne  doit  pas  être  con- 
fondu avec  ces  faux  disciples  d'un  sage,  et  il  est  digne  de  cette  sym- 
pathie et  de  ce  respect  qu'on  accorde  à  tous  ceux  qui  ont  cherché 
avec  ardeur,  même  dans  de  périlleuses  erreurs,  les  satisfactions  d'un  . 
grand  esprit  et  d'une  âme  généreuse. 

Notre  dessein  n'étant  pas  d'étudier  la  morale  de  Lucrèce,  nous  ne 
faisons  que  rappeler  les  vers  qui  nous  montrent  quelles  étaient  les 
belles  aspirations  du  poète  épicurien.  La  paix!  la  paix!  ce  cri  de 
Pascal  est  aussi  celui  de  Lucrèce  :  la  paix  pour  la  république  dont 
les  terres  et  les  mers  sont  sillonnées  en  tous  sens  par  des  armées  et 
des  flottes  guerrières,  la  paix  pour  son  ami  Memmius,  pour  lequel 
il  compose  son  poème,  afin  de  partager  avec  lui  les  bienfaits  de  la 
doctrine,  la  paix  enfin  pour  lui-même,  placîdam  pacem.  S'il  y  a 
de  la  prudence  à  réduire  ainsi  sa  vie,  il  faut  convenir  qu'il  y  a  peu 
de  grandeur  dans  cet  éloignement  de  l'action.  Le  système  est  bien 
étroit,  et  toute  la  sagesse  consiste  à  se  dérober,  à  se  cacher,  à 
esquiver  avec  les  périls  de  la  vie  les  devoirs  qui  lui  donnent  du 


202  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

prix.  Un  corps  exempt  de  douleur,  une  âme  qui  se  soustrait  aux 
soucis  et  aux  craintes  et  qui  jouit  d'elle-même,  voilà  donc  toute 
l'ambition  de  ce  grave  épicurien  !  Le  poème  serait  à  la  longue  d'une 
placidité  insipide,  si  l'auteur  était  aussi  calme  qu'il  voudrait  l'être, 
aussi  tranquille  que  le  système  ;  mais ,  par  un  étonnant  contraste 
entre  le  langage  et  la  doctrine ,  et  qui  prouve  que  Lucrèce  ne  s'est 
pas  endormi  dans  ces  molles  douceurs,  il  demande,  il  réclame  cette 
paix  avec  une  passion  véhémente.  Jusque  dans  l'exposition  de  la 
science  physique  qui  sert  de  fondement  à  sa  morale,  jusque  dans 
les  démonstrations  logiques,  il  laisse  voir  un  feu,  une  assurance, 
une  obstination  vaillante  qui  enlève  ou  soutient  l'admiration.  Cette 
doctrine  pacifique  est  servie  par  une  sorte  d'éloquence  tribuni- 
tienne.  On  respire  partout  dans  le  poème  je  ne  sais  quelle  ardeur 
belliqueuse.  L'esprit  du  Romain  y  est  toujours  sous  les  armes.  C'est 
que  pour  assurer  cette  paix,  unique  objet  de  son  désir,  il  fait  la 
guerre  à  des  ennemis  que  souvent  il  ne  nomme  pas  et  qui  l'obsè- 
dent ;  ces  ennemis,  ce  sont  les  dieux. 

IL 

Nous  sommes  à  l'aise  pour  parler  de  l'incrédulité  agressive  de  Lu- 
crèce, et  nous  ne  nous  croyons  pas  tenu  à  flétrir  d'avance  le  poète 
par  cela  qu'il  est  un  impie.  Que  nous  importe  l'impiété  envers  les 
croyances  païennes?  Ce  n'est  pas  à  nous  de  prendre  leur  défense.  Je 
sais  bien  que  le  système  de  Lucrèce,  dans  ses  principes  généraux, 
enveloppe  tous  les  cultes  dans  une  égale  réprobation,  qu'il  veut  ar- 
racher des  âmes  toute  espèce  de  sentimens  religieux;  mais  n'est-il 
pas  évident  que  dans  ses  intentions  le  paganisme  seul  est  l'objet  de 
ses  attaques,  et  q  je  tout  le  système  n'est  qu'une  machine  de  guerre 
mise  en  mouvement  par  la  haine  des  superstitions  antiques?  Nous 
dirons  volontiers  que  dans  cet  assaut  l'intérêt  est  du  côté  de  Lu- 
crèce, non  pas  qu'il  oppose  à  des  erreurs  religieuses  des  vérités 
philosophiques  plus  incontestables  :  il  combat  l'erreur  par  l'erreur  ; 
mais  dans  ce  conflit  la  cause  du  poète  vaut  l'autre.  Son  explication 
matérialiste  de  l'origine  des  choses  n'est  pas  plus  chimérique  que  la 
plupart  des  anciennes  cosmogonies,  sa  morale  n'est  pas  plus  cor- 
ruptrice que  celle  de  la  mythologie.  Dans  cette  lutte  de  l'evreur 
contre  l'erreur,  nous  n'avons  donc  pas  à  prendre  parti  pour  l'une 
ou  pour  l'autre,  mais  nous  pouvons  nous  intéresser  sans  scrupule  à 
la  belle  furie  de  l'assaillant. 

Si  Lucrèce  attaque  la  religion  avec  tant  d'opiniâtreté,  c'est  tou- 
jours pour  assurer  la  paix  de  son  âme,  pour  en  écarter  les  noirs 
fantômes  par  lesquels  la  superstition  païenne  épouvantait  Timagi- 


LE    POÈTE    LUCRÈCE.  203 

nation.  Toute  la  physique  d'Épicure,  dont  Lucrèce  est  le  chaleureux 
interprète,  ne  semble  avoir  été  inventée  que  pour  anéantir  dans 
rhomme  la  croyance  à  l'intervention  redoutable  des  dieux  dans  le 
monde  et  les  affaires  humaines.  Il  n'a  point  prétendu,  comme  on  l'a 
dit,  enlever  aux  hommes  toute  espèce  de  frein  moral,  mais  leur 
procurer  la  tranquillité  promise  par  la  doctrine  et  les  défendre  contre 
les  frayeurs  insensées  qui  dans  l'antiquité  troublaient  la  vie.  Le  pa- 
ganisme, on  le  sait,  offrait  aux  âmes  peu  de  consolations  et  d'espé- 
rances, et  paraissait  n'être  qu'un  immense  instrument  de  terreur. 
Le  ciel,  la  terre,  les  enfers,  étaient  peuplés  de  mille  divinités  ter- 
rrbles  qui  exerçaient  sur  le  genre  humain  une  sorte  de  tyrannie 
inexplicable  et  fantasque.  La  nature  entière  était  comme  infestée  de 
ces  ennemis  invisibles,  observateurs  importuns  et  malveillans,  et 
d'autant  plus  dangereux  qu'on  risquait  sans  cesse  de  les  offenser 
sans  le  savoir,  dont  il  était  difficile  de  connaître  les  volontés.  De  là 
la  science  augurale,  l'art  des  aruspices,  la  divination  et  les  pra- 
tiques lugubres  par  lesquelles  les  hommes,  dans  leur  incertitude 
pleine  d'angoisse,  essayaient  de  deviner  les  caprices  divins.  Tout 
devint  présage,  la  foudre,  le  vent,  la  pluie,  le  vol  d'un  oiseau,  le 
murmure  des  feuilles,  le  silence  même.  Et  ce  n'étaient  pas  seule- 
ment les  mauvaises  consciences  qui  avaient  à  trembler  devant  des 
dieux  vengeurs  :  on  eût  pu  leur  savoir  gré  d'être  si  redoutables,  s'ils 
n'avaient  tourmenté  que  l'injustice  et  le  crime;  mais  l'innocence 
elle-même  n'était  pas  rassurée,  et  se  demandait  sans  cesse  si,  par 
oubli  de  quelques  pratiques,  par  une  parole  de  mauvais  augure, 
elle  n'était  pas  devenue  criminelle.  Gomme  le  dit  Lucrèce  dans  un 
langage  poétique  que  la  colère  enflamme,  «  la  superstition  montrait 
dans  le  ciel  sa  tête  épouvantable  et  de  son  horrible  aspect  accablait 
le  cœur  des  mortels.  » 

Quse  caput  a  cœli  regionibus  ostendebat, 
Horribili  super  aspectu  mortalibus  instans. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  l'incrédulité,  générale  à  l'époque  de 
Lucrèce,  mît  les  Romains  à  l'abri  de  ces  terreurs,  et  que  par  con- 
séquent le  poète  se  soit  donné  une  peine  inutile  en  combattant  des 
chimères  surannées.  Sans  doute  les  hommes  cultivés,  les  beaux  es- 
prits, ceux  par  exemple  qui  discutent  avec  tant  de  grâce  et  de  sans- 
façon  sur  les  dieux  dans  les  charmans  dialogues  de  Cicéron,  étaient, 
on  peut  le  penser,  au-dessus  de  ces  frayeurs,  et  se  reposaient  sur 
le  mol  oreiller  de  leur  scepticisme  religieux,  sans  être  en  proie  à 
des  visions  funestes.  Dans  la  liberté  d'une  conversation  familière 
et  dans  les  confidences  de  l'amitié,  il  ne  leur  coûtait  pas  de  railler 
les  dieux  du  paganisme ,  de  raconter  la  chronique  scandaleuse  de 


20A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rOlympe,  et,  bien  qu'ils  fussent  quelquefois  grands-pontifes,  de 
rappeler  le  mot  de  Caton  sur  les  augures,  qui  ne  peuvent  se  regar- 
der sans  rire;  mais  que  l'un  ou  l'autre  de  ces  libres  esprits  éprouvât 
quelque  malheur,  il  lui  arrivait  souvent  de  se  mettre  en  règle  avec 
ces  dieux  objets  de  sa  risée  ou  de  ses  mépris,  et  d'accomplir  à  la 
hâte  une  des  plus  puériles  formalités  du  culte  national.  Lucrèce 
connaissait  cette  fausse  bravoure,  et  le  premier  il  a  dit  : 

Le  masque  tombe,  l'homme  reste, 
Et  le  héros  s'évanouit  (1). 

L'incrédulité  était  rarement  entière,  sans  retour,  et  l'accoutumance 
à  de  certains  momens  ramenait  les  hommes  les  plus  résolus  aux 
croyances  et  aux  pratiques  les  plus  discréditées.  La  plupart  des  Ro- 
mains flottaient  entre  la  foi  et  l'incrédulité,  allant  de  l'une  à  l'autre 
dans  leur  scepticisme  perplexe ,  et  démentant  en  plus  d'une  cir- 
constance leurs  paroles  par  leur  conduite.  Sans  en  donner  des 
preuves  nombreuses,  sans  parler  des  poètes  qui  paraissent  souvent 
rendre  hommage,  avec  une  pieuse  fidélité,  aux  plus  ridicules  tradi- 
tions, sans  parler  non  plus  des  historiens  tels  que  Tite-Live  et  Ta- 
cite, qui  de  bonne  foi  rapportent  les  présages  et  les  prodiges,  qui 
ne  se  rappelle  Sylla,  un  esprit  fort  celui-là,  qui  traitait  les  dieux 
comme  il  avait  coutume  de  traiter  les  hommes,  qui  avait  mis  au  pil- 
lage le  sanctuaire  de  Delphes,  qui  avait  même  ajouté  le  persiflage 
au  sacrilège  en  raillant  les  signes  de  colère  que  donnait  Apollon, 
ce  qui  ne  l'empêcha  point  plus  tard,  dans  un  danger  pressant,  de 
tirer  de  son  sein  la  petite  statue  d'or  du  même  Apollon  dont  il  avait 
pillé  le  temple,  de  baiser  dévotement  cette  image  qu'il  avait  volée 
sur  les  autels,  et  d'adresser  à  ce  dieu  impudemment  outragé  une 
prière  touchante?  Si  de  tels  hommes,  accoutumés  à  ne  reculer  de- 
vant aucun  attentat,  se  sentaient  tout  à  coup  frappés  d'inquiétude 
et  de  remords,  et  tremblaient  encore  devant  le  prétendu  pouvoir  de 
ces  dieux,  que  ne  devait  pas  éprouver  la  foule,  surtout  dans  ces 
temps  malheureux  où  l'Italie  nageait  dans  le  sang,  où  Rome  était 
livrée  aux  proscriptions,  dans  ces  temps  qui  vont  de  Marins  à  Ca- 
tilina,  où  le  ciel  semblait  vouloir  lancer  sur  le  monde  toutes  ses  co- 
lères? A  un  poète  tel  que  Lucrèce,  persuadé  jusqu'au  fond  du  cœur 
que  la  superstition  païenne  était  pour  tous  les  esprits  une  cause  de 
trouble  et  d'épouvante,  il  pouvait  paraître  utile  et  opportun,  malgré 
les  progrès  de  l'Incrédulité,  d'apporter  aux  Romains  la  doctrine  sa- 
lutaire d'Épicure,  et  de  leur  prouver  le  néant  de  ces  formidables 
fantômes  qui  harcelaient  de  toutes  parts,  la  vie  humaine. 

(1)  Eripitur  per.^uiia,  mancL  res. 


LE    POÈTE    LUCRÈCE.  205 

Lucrèce  vient  donc,  au  nom  de  son  maître  Épicure,  comme  au 
nom  d'un  libérateur,  affranchir  les  Romains  de  leur  pieuse  servi- 
tude. Selon  lui,  les  hommes  arriveront  à  la  sécurité,  ils  seront  déli- 
vrés de  leurs  craintes  puériles  quand  ils  sauront  que  le  monde  n'est 
pas  l'ouvrage  des  dieux,  qu'il  n'est  pas  soumis  à  leur  pouvoir,  que 
la  naiure  entière  est  indépendante  et  n'obéit  qu'à  ses  propres  lois. 
Faute  de  connaître  ces  lois  naturelles,  nous  nous  prenons  à  trem- 
bler dans  notre  ignorance,  comme  les  enfans  frissonnent  dans  les 
ténèbres.  A  l'aide  d'un  simple  traité  de  physique  mis  en  vers,  le 
poète  prétendra  porter  dans  les  esprits  une  lumière  bienfaisante,  et 
par  ses  clartés  nouvelles  faire  évanouir  toute  cette  eifrayante  fan- 
tasmagorie de  la  religion.  Il  nous  apprendra  que  l'univers  est  sorti 
du  concours  fortuit  des  atomes,  que  les  combinaisons  infinies  de  la 
matière  agitée  par  un  éternel  mouvement  ont  produit  le  ciel ,  la 
terre,  les  animaux,  les  plantes,  l'homme,  et  tout  cet  ordre  apparent 
dont  nous  croyons  devoir  faire  honneur  à  la  main  souveraine  des 
dieux.  Ce  n'est  pas  le  moment  de  dérouler  dans  leur  ensemble  ces 
hypothèses  hardies  dont  la  simplicité  frappe  tous  les  yeux,  et  dont 
les  conséquences  sont  si  palpables.  Tout  ce  système  physique,  si 
laborieusement  exposé,  ne  tend  qu'à  supprimer  les  dieux  en  prou- 
vant qu'ils  sont  inutiles.  Ce  vaste  appareil  de  science  n'est  qu'un 
grand  ouvrage  de  circonvallation  élevé  contre  l'invasion  de  l'idée 
divine. 

L'originalité  de  cette  œuvre  hardie  ne  tient  pas  à  la  nouveauté 
de  cette  science  ni  même  à  l'audace  de  l'entreprise,  mais  unique- 
ment aux  sentimens  personnels  de  l'auteur,  à  sa  passion  qui  éclate 
en  éloquence.  La  science  est  empruntée  et  appartient  aux  Grecs, 
l'entreprise  a  été  plus  d'une  fois  tentée.  Dans  l'antiquité  et  dans  les 
temps  modernes,  on  peut  signaler  bien  des  tentatives  semblables 
contre  les  idées  religieuses.  On  a  vu  souvent  des  philosophes  expli- 
quer le  monde  par  les  seules  combinaisons  de  la  matière  livrée  à 
elle-mâme  et  se  passer  dans  leur  système  d'un  souverain  ordonna- 
teur. On  en  a  vu  d'autres  renverser  les  croyances  populaires,  ruiner 
les  religions  par  des  démonstrations  ou  des  épigrammes,  tantôt  au 
profit  du  déisme,  tantôt  au  profit  de  l'athéisme,  tantôt  au  nom  d'une 
morale  épurée  ou  d'une  morale  commode.  Il  faut  le  remarquer  néan- 
moins, quelle  que  soit  l'entreprise  de  ces  philosophes  destructeurs, 
ils  ont  tjus  cela  de  commun  qu'ils  ne  sont  pas  émus,  qu'ils  conser- 
vent le  calme  de  la  science  ou  la  légèreté  railleuse  du  dédain ,  que 
pour  eux  la  vue  de  l'erreur  n'est  pas  une  souffrance,  et  qu'en  atta- 
quant les  préjugés  ils  ne  paraissent  pas  vouloir  se  défendre  eux- 
mêmes  contre  des  erreurs  douloureuses.  Lucrèce  est  le  seul  qui,  en 
argumentant  contre  les  dieux,  ait  l'air  de  plaider  sa  propre  cause, 


206  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

de  venger  une  injure,  d'exhaler  les  chagrins  d'une  âme  longtemps 
opprimée  et  de  pousser  des  cris  de  révolte  contre  la  tyrannie  cé- 
leste. On  ne  peut  comparer  cette  haine  qu'à  celle  de  Prométhée 
enchaîné  par  les  messagers  de  Jupiter,  par  ces  terribles  et  muets 
personnages  qu'Eschyle  appelle  la  Force  et  la  Violence^  refusant  de 
courber  la  tête  sous  les  menaces  de  son  divin  oppresseur,  et  annon- 
çant au  maître  des  dieux,  dans  de  prophétiques  imprécations  et  de- 
chants  de  triomphe,  une  chute  ignominieuse,  irréparable.  Spectacle 
curieux  et  triste  à  la  fois  que  celui  d'un  si  grand  poète,  dont  le  génie 
élevé,  l'imagination  magnifique,  je  dirai  même  la  candeur,  étaient 
faits  pour  comprendre  et  célébrer  les  plus  hautes  spéculations  de  la 
philosophie,  les  grandes  idées  d'Anaxagore  et  de  Platon  sur  l'intel- 
ligence divine,  et  que  la  haine  des  superstitions  antiques  a  jeté 
dans  une  espèce  de  fanatisme  contraire,  qui,  pour  renverser  une 
erreur,  sacrifie  les  plus  belles  vérités,  et  pour  détruire  l'idole 
anéantit  le  dieu  ! 

Bien  que  nous  n'ayons  aucun  détail  certain  sur  la  vie  et  les  senti- 
mens  de  Lucrèce  et  que  nous  en  soyons  réduits  aux  conjectures,  je 
croirais  volontiers  que  dans  son  enfance  et  sa  jeunesse  il  a  été  livré 
par  sa  puissante  imagination  à  toutes  les  croyances  sinistres  du  pa- 
ganisme. Malebranche,  qui  connaît  si  bien  les  effets  funestes  de 
l'imagination,  nous  fournit  des  paroles  pour  décrire  l'âme  du  poète, 
quand  il  dit  :  «  Il  n'y  a  rien  de  plus  terrible  ni  qui  effraie  davan- 
tage l'esprit,  ou  qui  produise  dans  le  cerveau  des  vestiges  plus  pro- 
fonds, que  l'idée  d'une  puissance  invisible  qui  ne  pense  qu'à  nous 
nuire,  et  à  laquelle  on  ne  peut  résister.  »  Le  philosophe  français 
ne  pensait  peindre  que  les  rêveries  de  ces  hommes  simples  qui 
croient  au  pouvoir  de  la  sorcellerie,  et  il  nous  découvre  l'âme  de 
Lucrèce.  Oui,  le  poète  latin  paraît  avoir  longtemps  vécu  dans  l'é- 
pouvante, au  milieu  des  lugubres  images  de  la  religion  païenne, 
comme  certains  superstitieux  du  moyen  âge  étaient  sans  cesse  in- 
quiétés par  les  noires  visions  des  démonographes.  On  peut  supposer 
avec  quelque  vraisemblance  qu'éclairé  par  la  doctrine  d'Epicure, 
et  tout  frémissant  encore  de  ses  terreurs  passées,  il  s'est  retourné 
tout  à  coup  contre  ces  spectres  malfaisans,  en  puisant  sa  vaillance 
dans  l'exaspération  même  de  la  peur.  D'où  lui  viendraient  donc  ces 
emportemens  imprévus  contre  les  dieux  au  milieu  d'une  démons- 
tration scientifique?  Pourquoi  ne  lui  suffit-il  pas  de  prouver,  avec  le 
calme  d'une  science  convaincue  et  confiante  en  elle-même,  la  vanité 
de  ces  croyances?  Pourquoi  ces  assauts  sans  cesse  répétés  contre 
des  idées  qui,  selon  lui,  n'ont  pas  de  fondement?  Pourquoi  cette 
fureur  enfin  contre  des  ennemis  qu'il  est  sûr  d'avoir  jetés  par  terre 
à  jamais?  Ce  sont  là  les  cris  de  soulagement  d'une  âme  qui  se  sent 


LE   POÈTE    LUCRECE.  207 

enfin  respirer,  qui  échappe  à  d'effrayantes  ténèbres,  dont  la  ven- 
geance ne  se  contente  pas  d'avoir  vaincu,  qui  tient  encore  à  triom- 
pher. Ne  l'entendons-nous  pas  qui  s'écrie  dès  le  début  de  son  poème, 
dans  l'ivresse  de  sa  foi  nouvelle  :  «  Grâce  à  ma  doctrine,  la  religion 
à  son  tour  est  écrasée  sous  les  pieds,  et  sa  défaite  nous  rend  égaux 
aux  dieux.  » 

Quare  relligio  pedibus  subjecta  vicissim 
Obteritur,  nos  exaequat  Victoria  cœlo. 

Parcourez  tout  le  poème,  et  vous  verrez  que  la  seule  inspiration 
de  cette  polémique  religieuse  est  la  terreur.  C'est  elle  qui  fournit  à 
Lucrèce  ses  argumens  aussi  bien  que  son  éloquence.  Lorsque,  par 
exemple,  dans  un  morceau  célèbre  il  essaie  de  peindre  l'origine  des 
religions,  il  ne  se  demande  pas  si  la  croyance  à  un  Dieu  est  un  be- 
soin de  l'esprit,  une  donnée  de  la  raison,  une  nécessité  logique,  un 
instinct  de  l'âme  ou  le  fondement  de  la  morale  ;  la  peur  du  genre 
humain  lui  suffit  pour  tout  expliquer.  Selon  lui,  la  vue  des  phé- 
nomènes du  ciel ,  dont  la  régularité  paraissait  inexplicable  et  dont 
l'effrayant  aspect  semblait  révéler  une  puissance  mystérieuse,  a  fait 
naître  dans  le  cœur  consterné  des  mortels  cette  idée  funeste  de  la 
Divinité.  Qu'on  nous  pardonne  si,  pour  conserver  quelque  chose  du 
rhythme  de  Lucrèce,  et  tout  en  restant  fidèle  au  texte,  nous  es- 
sayons de  traduire  en  vers  ces  fureurs  de  l'incrédulité  : 

Ainsi,  l'homme  voyant  dans  les  célestes  plaines 
Les  saisons  revenir  à  des  heures  certaines, 
Ne  pouvant  pénétrer  ce  mystère  des  cieux, 
Sa  raison  impuissante  avait  recours  aux  dieux, 
Remettait  l'univers  à  leurs  mains  protectrices 
Et  faisait  tout  mouvoir  au  gré  de  leurs  caprices. 
Dans  le  ciel  il  plaça  leur  éternel  séjour. 
Dans  ces  lieux  où  paraît  l'astre  brillant  du  jour 
Et  le  flambeau  nocturne  et  ces  flammes  funèbres 
Qui  de  leur  vol  errant  sillonnent  les  ténèbres, 
D'où  descendent  la  pluie  et  la  neige  et  le  vent. 
Les  éclats  du  tonnerre  et  son  mugissement. 
O  race  des  humains ,  quelles  sont  tes  misères 
Depuis  ces  dieux  armés  d'éternelles  colères! 
Hélas!  que  de  douleurs,  que  de  gémissemens 
Vous  avez  amassés  pour  vous  et  vos  enfans  ! 

Lucrèce  est  encore  tout  irrité  contre  ces  premiers  hommes  qui 
ont  légué  à  leurs  descendans  un  si  triste  héritage  d'erreur.  Son  amer 
dédain  se  reporte  aussitôt  sur  les  pratiques  religieuses  de  son  temps 
auxquelles  continue  à  recourir  l'imbécillité  humaine.  Il  ose,  lui  Ro- 
main, dans  des  allusions  précises,  railler  les  plus  saintes  coutumes 
'?e  la  piété  romaine,  et  non  point  avec  le  léger  sourire  du  scepticisme 


•208  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

OU  de  l'incrédulité  indifférente,  mais  avec  toute  Finsolence  d'un 
cœur  révolté  : 

Quoi!  pour  être  pieux  faut-il  dans  la  poussière» 
Un  voile  sur  le  front,  adorer  une  pierre, 
Ramper  sur  les  parvis  aux  pieds  des  immortels, 
Ouvrir  ses  bras  tremblans  devant  tous  les  autels, 
Les  inonder  du  sang  d'innocentes  victimes, 
Entasser  sur  des  vœux  des  vœux  pusillanimes? 
Non,  non,  l'homme  pieux,  d'un  cœur  tranquille  et  doux, 
Doit  contempler  le  ciel  sans  craindre  son  courroux. 

Chose  digne  de  remarque,  Lucrèce,  malgré  son  incrédulité  intré- 
pide, n'est  pas  tout  à  fait  exempt  de  cette  crainte  qui  troublait  les 
premiers  hommes.  Il  semble  qu'il  n'ait  pas  été  étranger  à  ce  senti- 
ment qui  faisait  dire  à  Pascal  :  «  Le  silence  éternel  de  ces  espaces 
infinis  m'effraie!  »  Quelquefois,  en  présence  d'une  nuit  étoilée, 
quand  il  réfléchit  sur  la  régularité  des  grands  mouvemens  du  ciel, 
il  se  demande  si  l'univers  est  vraiment  un  simple  produit  de  la  ma- 
tière. A-t-il  commencé,  dait-il  finir,  comme  le  veut  Épicure,  ou 
bien,  comme  le  pensent  d'autres  philosophes,  serait-il  un  ouvrage 
des  dieux,  destiné  à  une  durée  éternelle  ?  Il  chasse  bien  vite  cette 
idée  d'un  dieu  créateur,  comme  si  son  âme  était  tentée  par  la  su- 
perstition. Dans  sa  contemplation  nocturne  de  la  nature,  il  éprouve 
autant  d'effroi  à  trouver  un  dieu  que  d'autres  pourraient  en  éprou- 
ver à  n'en  trouver  pas  : 

Lorsqu'on  lève  les  yeux  vers  cette  voûte  sombre , 
Ce  ciel  mystérieux  semé  de  feux  sans  nombre , 
Qu'on  pense  à  ces  flambe xux  de  la  nuit  et  du  jour 
Qui  sans  se  démentir  accomp'issent  leur  tour. 
Alors  par  les  soucis  autrefois  écrasée 
Au  fond  de  notre  cœur  une  vieille  pensée 
Se  réveille  et  souda'n  lève  un  front  odieux  : 
«  Peut-être,  se  dit-on,  c'est  le  bras  de  nos  dieux 
Qui  mène  en  sens  divers  ces  astres  sur  leur  route.  » 
Car  notre  esprit  en  proie  aux  caprices  du  doute 
Ne  sait  si  l'univers  de  lui-même  est  produit. 
Ni  s'il  doit  retomber  dans  sa  première  nuit. 
Lorsque  de  ces  grands  corps  l'imposante  machine 
Ne  pourra  plus  suffire  à  l'effort  qui  la  mine, 
Ou  s'il  peut,  soutenu  par  des  dieux  tout-puissans , 
Supporter  la  fatigue  éternelle  du  temps. 

Puisque  la  simple  contemplation  d'une  nature  même  paisible  fait 
entrer  dans  notre  esprit  cette  déplorable  idée  de  la  Divinité,  il  faut 
bien  tenir  son  courage,  car  il  n'est  que  trop  d'occasions  terribles  où 
nous  en  aurons  besoin.  Que  sera-ce  quand  nous  assistons  à  des 
désastres,  quand  des  villes  sont  renversées  par  des  tremblemens  de 


LE    POÈTE    LUCRÈCE.  209 

terre,  quand  la  mer  engloutit  de  grandes  armées!  Il  n'est  pas  éton- 
nant que  le  genre  humain,  dans  l'humilité  de  sa  faiblesse  et  de  son 
épouvante,  s'avise  alors  d'imaginer  des  dieux  et  cherche  un  refuge 
sous  leur  protection.  Ici  encore  le  hardi  poète  semble  n'avoir  pas 
•té  toujours  à  l'abri  de  cette  universelle  terreur  : 

Eh  !  quel  homme  entendant  la  céleste  menace 
Ne  sent  frémir  ses  os  et  tomber  son  audace , 
Quand,  brûlé  par  la  foudre,  un  roc  vole  en  éclats 
Et  que  le  ciel  se  rompt  avec  un  long  fracas? 
Ne  voit-on  pas  trembler  des  nations  entières? 
Les  rois  même ,  les  rois  aux  couronnes  altières, 
Saisis  par  le  frisson  de  ce  divin  courroux, 
Malgré  tout  leur  orgueil,  fléchissent  les  genoux, 
De  peur  qu'un  noir  forfait  ou  qu'un  mot  téméraire 
N'ait  attiré  sur  eux  la  céleste  colère. 

La  forte  imagination  de  Lucrèce  se  représente  successivement  toutes 
les  catastrophes  qui  peuvent  éveiller  dans  l'homme,  par  la  terreur, 
le  sentiment  religieux.  Sa  poésie,  plus  belle  que  sa  doctrine,  nous 
fait  voir  dans  de  magnifiques  tableaux  la  détresse  de  l'homme  en 
péril  recourant  à  la  prière,  prière  bien  inutile,  puisqu'il  n'est  pas  de 
dieu  pour  l'entendre,  et  que  dans  l'univers  il  n'est  d'autre  maître 
qu'un  aveugle  et  insensible  hasard  : 

Vois,  sur  la  mer  livrée  à  la  fureur  des  vents, 
Les  grandes  légions  avec  leurs  éléphans. 
Le  général,  tremblant  d'une  voix  suppliante, 
Demande  aux  immortels  la  fin  de  la  tourmente  : 
C'est  en  vain  ;  la  tempête  en  un  dernier  effort 
Saisit  ce  malheureux  et  l'entraîne  à  la  mort; 
Car  d'un  obscur  pouvoir  la  force  souveraine 
Se  joue,  en  l'écrasant,  de  la  faiblesse  humaine. 
Et  quelquefois  s'amuse  à  briser  en  morceaux 
La  hache  consulaire  et  les  nobles  faisceaux. 

Ces  nombreuses  citations,  auxquelles  on  pourrait  en  ajouter  bien 
d'autres,  montrent  avec  quelle  persistance  Lucrèce  attribue  uni- 
quement l'origine  des  cultes  à  la  terreur.  C'est  elle  qui  a  créé  les 
dieux,  c'est  par  elle  qu'ils  régnent  encore  sur  les  esprits.  Tant  que 
l'homme  ne  les  aura  pas  chassés  de  son  imagination,  il  ne  pourra 
jouir  ni  du  calme  de  sa  raison,  ni  des  douceurs  de  la  vie.  Ne  crai- 
gnons pas  de  répéter  ce  que  Lucrèce  répète  sans  cesse,  ce  qu'il  re- 
dit souvent  dans  les  mêmes  vers  qui  reviennent  de  temps  en  temps 
comme  un  lugubre  refrain.  A  voir  cette  révolte  si  tenace,  les  sou- 
lèvemens  de  cette  éloquence  animée  par  une  indignation  toujours 
nouvelle,  on  ne  peut  s'empêcher  de  penser  que  lui-même,  quelque 
assuré  qu'il  fût  dans  sa  doctrine,  n'était  pas  exempt  de  cette  ter- 

TOME  XUT,  14 


210  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

reur,  ou  du  moins  que  son  imagination,  jadis  fortement  ébranlée, 
n'était  pas  entièrement  remise  de  son  trouble.  Il  ne  parle  pas  comme 
un  philosophe  qui  discute,  mais  comme  un  visionnaire  encore  ému 
au  sortir  d'une  lutte  contre  des  fantômes,  et  qui,  s'en  étant  débar- 
rassé, apprend  aux  hommes  le  moyen  de  s'en  délivrer  à  leur  tour. 
La  violence  de  ses  affirmations,  l'amertume  de  son  dédain  peuvent 
bien  annoncer  une  raison  convaincue,  mais  non  pas  un  cœur  rassé- 
réné. Le  calme  est  venu  après  la  tempête,  mais  on  croit  apercevoir 
encore  dans  le  lointain  les  nuages  fuyans.  Aussi  cette  parole  tou- 
jours frémissante  et  même  quelques  aveux  implicites  du  poète  per- 
mettent de  supposer,  comme  nous  l'avons  fait,  que  Lucrèce,  en 
attaquant  les  dieux,  défendait  son  propre  repos,  qu'il  veillait  en 
armes  sur  sa  raison,  et  s'il  est  vrai,  comme  il  le  prétend,  que  c'est 
la  peur  qui  a  jeté  les  hommes  dans  la  religion,  on  peut  affirmer 
avec  non  moins  de  vraisemblance  que  la  peur  aussi  a  jeté  Lucrèce 
dans  l'athéisme. 

En  considérant  Lucrèce  comme  un  athée,  nous  ne  croyons  pas  lui 
faire  injustice,  bien  qu'à  l'exemple  de  son  maître  Épicure,  pour  se 
mettre  en  règle  avec  les  croyances  populaires,  il  admette  l'existence 
de  certains  dieux,  qui,  à  vrai  dire,  ne  sont  que  de  vaines  ombres 
destinées  à  dissimuler  l'impiété  du  philosophe.  Par  prudence,  ou 
peut-être  pour  une  cause  plus  honorable,  par  un  reste  d'habitude 
invétérée,  Épicure  se  sentit  obligé  de  faire  aux  dieux  une  petite 
place  dans  son  système.  Il  n'était  point  facile  de  les  conserver,  étant 
donnée  sa  physique,  qui  avait  précisément  pour  but  de  se  passer 
d'eux.  Quelle  forme  leur  attribuer,  quelles  fonctions?  qu'en  faire, 
où  les  placer?  Le  matérialisme  de  la  doctrine  ne  permettait  pas  de 
les  représenter  comme  des  esprits;  on  ne  pouvait  non  plus,  sans  dé- 
ranger tout  le  système,  reconnaître  leur  action  sur  le  monde.  Dans 
cet  embarras,  ne  voulant  pas  les  supprimer,  ne  pouvant  pas  les 
conserver  tels  que  les  montrait  la  religion ,  il  tenta  de  se  faire  une 
espèce  de  théodicée  fort  simple  qui  ne  fut  pas  en  désaccord  avec  sa 
physique.  Il  donna  aux  dieux  la  forme  humaine,  parce  qu'il  n'y  a 
point  de  forme  plus  parfaite;  mais,  pour  faire  honneur  à  leur  divi- 
nité, il  voulut  que  leur  corps  fût,  pour  ainsi  dire,  d'une  plus  line 
étoffe  que  celui  des  hommes.  «  Ce  n'était  pas  un  corps,  disait-on, 
mais  comme  un  corps,  non  pas  du  sang,  mais  comme  du  sang.  »  On 
pourrait  définir  cette  nature  divine,  à  la  fois  si  déliée  et  si  maté- 
rielle, par  ces  vers  de  La  Fontaine  : 

Je  subtiliserais  un  morceau  de  matière 
Que  l'on  ne  pourrait  plus  concevoir  sans  effort, 
Quintessence  d'atome,  extrait  de  la  lumière, 
Je  ne  sais  quoi  plus  vif  et  plus  mobile  encor. 


LE    POÈTE    LUCRÈCE.  211 

Épicure  relégua  ces  dieux  le  plus  loin  possible  du  monde,  pour 
n'avoir  rien  à  en  redouter;  il  supposa  qu'ils  étaient  heureux  et  qu'ils 
goûtaient  éternellement  les  douceurs  de  la  plus  parfaite  oisiveté.  Il 
les  rendit  épicuriens  pour  être  conséquent  avec  sa  doctrine  morale, 
mais  surtout  pour  qu'il  ne  fût  plus  question  de  leur  intervention 
dans  le  monde  et  les  affaires  humaines.  Leur  sérénité  indifférente, 
étrangère  à  toute  passion,  à  la  bienveillance  aussi  bien  qu'à  la  co- 
lère, ne  demandait  ni  culte,  ni  offrandes,  ni  prières.  Ces  dieux  sans 
consistance,  ni  esprits,  ni  corps,  ayant  pourtant  la  figure  humaine, 
ne  sont,  pour  ainsi  dire,  que  de  belles  peintures  suspendues  au- 
dessus  du  système  pour  écarter  les  reproches  d'impiété  et  repré- 
senter en  même  temps  l'idéal  de  la  félicité  épicurienne.  Si  le  fou- 
gueux Lucrèce,  d'ordinaire  si  acharné  contre  les  dieux,  s'arrête  de 
temps  en  temps  dans  la  contemplation  de  cette  vie  divine  si  paisible 
et  s'incline  avec  respect  devant  ce  nouvel  Olympe,  cette  admiration 
presque  attendrie  ne  doit  pas  être  prise  pour  de  l'inconséquence  ou 
de  l'hypocrisie,  mais  pour  le  contentement  profond  d'une  impiété 
toujours  fidèle  à  elle-même,  qui  se  plaît  à  voir  la  Divinité  enchaînée 
dans  sa  béatitude  inoffensive.  En  un  mot,  cette  bizarre  théologie 
consiste  à  rendre  aux  dieux  en  délicieuse  tranquillité  ce  qu'on  ôte  à 
leur  puissance.  L'habileté  d' Épicure  ne  rappelle  pas  mal  la  politi- 
que de  ces  rebelles  de  l'Orient  qui  laissent  au  peuple  ses  rois,  mais 
en  les  plongeant  dans  la  mollesse,  qui  les  entourent  d'un  vain  hom- 
mage et  d'un  cérémonial  innocent,  et,  en  les  livrant  à  la  plus  en- 
tière inertie,  ont  le  double  avantage  de  n'avoir  rien  à  en  craindre, 
et  de  paraître  pourtant  respecter  leur  personne  et  leur  majesté 
royale. 

Rassuré  du  côté  du  ciel,  que  sa  doctrine  a  désarmé,  Lucrèce 
songe  à  protéger  son  esprit  contre  les  craintes  de  la  mort  et  de  la 
vie  future.  Ici  encore  il  faut  dire  à  la  décharge  du  poète  que  le  pa- 
ganisme n'offrait  sur  l'autre  vie  que  des  tableaux  lamentables,  sou- 
vent iniques,  et  qui,  en  effrayant  à  la  fois  les  innocens  et  les  coupa- 
bles de  la  terre,  ne  servaient  pas  même  à  donner  plus  de  force  à  la 
morale.  L'idée  d'une  exacte  rémunération  était  absente  de  ces  fic- 
tions, et  la  balance  de  Minos  nous  paraît  aujourd'hui  fort  trébu- 
chante. La  raison  et  le  sentiment  étaient  également  révoltés  à  la 
vue  de  ce  ténébreux  empire.  Ceux  même  qui  avaient  bien  mérité 
dans  ce  monde,  les  héros  et  les  justes,  étaient  aussi  malheureux  que 
les  criminels  dans  cette  triste  demeure  des  ombres,  et  redemaMi- 
daient  les  ennuis,  les  misères  de  la  vie  terrestre.  On  sait  avec  quelle 
héroïque  impatience  l'ombre  d'Achille,  dans  Homère,  s'écrie  :  «  J'ai- 
merais mieux  être  sur  la  terre  un  valet  de  labour  que  roi  dans  les 
enfers.  »  En  effet,  que  voulez-vous  que  fasse  de  cette  royauté  vaine 


212  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

cette  âme  vaillante  qui  se  meut  dans  le  vide,  qui  respire  encore 
dans  le  néant  et  qui  promène  dans  son  pâle  royaume  ses  passions 
vivantes  et  son  héroïsme  impuissant?  A  en  croire  Lucrèce,  la  crainte 
d'une  autre  vie,  loin  de  retenir  les  hommes,  leur  fait  commettre 
tous  les  crimes.  Comme  on  leur  dit  que  dans  les  enfers  ils  ne  trou- 
veront que  la  Pauvreté  et  l'Ignominie  et  tous  ces  spectres  odieux 
que  la  superstition  donne  pour  cortège  à  la  Mort,  ils  se  hâtent,  dans 
cette  vie,  de  s'emparer  des  richesses  et  des  honneurs,  pour  n'avoir 
pas  à  souffrir  d'avance  dans  ce  monde  tous  les  maux  qui  leur  sont 
assurés  dans  l'autre.  Singulier  raisonnement  que  nous  laissons  à 
Lucrèce,'  mais  qui  montre  du  moins  que  le  poète  croyait  défendre 
les  intérêts  de  la  morale!  En  dissipant  les  craintes  de  la  vie  future, 
il  ne  se  propose  pas,  comme  Lamettrie  ou  d'Holbach,  d'ôter  aux  con- 
sciences leurs  scrupules  et  un  frein  à  la  brutalité  des  passions.  Ces 
tristes  imitateurs  n'ont  pris  à  Lucrèce  que  ses  argumens,  sans  lui 
emprunter  son  profond  sentiment  moral,  et  sont  aussi  loin  de  lui 
par  la  bassesse  de  leurs  intentions  que  par  la  platitude  de  leur 
langage. 

Voilà  donc  enfm  Lucrèce  affranchi  de  ses  terreurs,  heureux  de 
n'avoir  plus  rien  à  craindre  sur  cet  amas  d'atomes  agrégés  par  le 
hasard  qu'on  appelle  le  monde,  en  présence  d'un  ciel  vide,  sans  es- 
poir d'avenir,  trouvant  son  bonheur  dans  sa  tranquillité  présente  et 
dans  la  certitude,  pour  lui  consolante,  de  son  futur  anéantissement. 
Que  la  logique  d'un  système  matérialiste  l'ait  conduit  à  ces  consé- 
quences, il  n'y  a  point  là  de  quoi  s'étonner;  mais  comment  n'être 
pas  surpris  de  sa  joie  triomphante?  Je  ne  crois  pas  qu'aujourd'hui 
un  philosophe  pût  se  contenter  d'une  pareille  doctrine,  ou  du  moins 
y  trouver  des  charmes  et  des  consolations.  Au  xviii®  siècle,  un 
illustre  disciple  de  Lucrèce,  qui  avait  fait  du  poème  de  la  Nalure 
son  manuel  de  morale,  le  grand  Frédéric,  offrant  ses  condoléances  à 
d' Alembert  après  la  mort  de  M"^  de  Lespinasse,  lui  écrivait  :  «  Quand 
je  suis  affligé,  je  lis  le  troisième  livre  de  Lucrèce;  c'est  un  palliatif 
pour  les  maladies  de  l'âme.  »  Mais  lorsque,  durant  la  guerre  de  sept 
ans,  il  avait  eu  lui-même  besoin  de  réconfort,  et  que,  pressé  par 
trois  armées  russe,  autrichienne  et  française,  il  songeait  dans  son 
désespoir  à  se  délivrer  de  la  vie,  il  répondit  àd'Argens,  qui  lui  con- 
seillait à  son  tour  de  lire  dans  ses  peines  le  poème  consolateur  : 
<(  J'ai  lu  et  relu  le  troisième  chant  de  Lucrèce,  mais  je  n'y  ai  trouvé 
que  la  nécessité  du  mal  et  l'inutilité  du  remède...  Voilà  l'époque  du 
stoïcisme;  les  pauvres  disciples  d'Épicure  ne  trouveraient  pas  à  cette 
heure  à  débiter  une  phrase  de  leur  philosophie.  »  Le  fier  épicurien, 
on  le  voit,  trouvait  que  la  doctrine  ne  pouvait  guère  servir  qu'à  con- 
soler les  maux  d' autrui.  Il  n'est  point  d'esprit  élevé  dans  les  temps 


LE    POETE    LUCRECE.  213 

modernes  auxquels  suffiraient  les  mornes  enseignemens  d'Ëpicure. 
De  même  que  la  science  a  reculé  les  limites  du  monde  physique,  le 
christianisme  a  élargi  celles  du  monde  moral  et  a  donné  des  besoins 
nouveaux  même  à  ceux  qui  sont  le  plus  éloignés  de  la  foi.  11  semble 
que  l'âme  humaine  se  soit  accoutumée  à  de  plus  hautes  aspirations, 
et  que,  dans  la  moins  noble  de  ses  entreprises  philosophiques,  elle 
soit  naturellement  portée  vers  des  vérités  fort  au-dessus  des  leçons 
d'Épicure.  Nous  en  croyons  un  poète  sincère  de  nos  jours  qui  voulut 
être  disciple  de  Lucrèce,  et,  ne  pouvant  emprisonner  son  âme  dans 
cette  étroite  et  sombre  doctrine,  s'en  échappait  avec  ces  beaux 
vers  : 

Quand  Horace,  Lucrèce  et  le  vieil  Épicure 
Assis  à  mes  côtés  m'appelleraient  heureux , 
Et  quand  ces  grands  amans  de  l'antique  nature 
Me  chanteraient  la  joie  et  le  mépris  des  dieux; 
Je  leur  dirais  à  tous  :  Quoi  que  nous  puissions  faire , 
Je  souffre ,  il  est  trop  tard  ;  le  monde  s'est  fait  vieux. 
Une  immense  espérance  a  traversé  la  terre; 
Malgré  nous  vers  le  ciel  il  faut  tourner  les  yeux. 

Ce  vague  sentiment  de  l'infmi  n'a  point  tourmenté  Lucrèce,  lui 
qui  donne  à  la  plus  aride  et  la  plus  bornée  des  doctrines  tout  son 
cœur  et  tout  son  génie.  Jamais  disciple  de  Platon  encore  ébloui  de 
splendeurs  divines,  jamais  stoïcien  admirateur  de  l'héroïsme  hu- 
main n'a  célébré  les  perfections  de  l'intelligence  suprême  ou  les 
triomphes  de  la  vertu  avec  la  foi  et  l'amour  qui  transportent  cet 
épicurien  quand  il  chante  les  aveugles  travaux  du  hasard  et  la  sa- 
gesse de  l'indifférence.  Malgré  tous  les  obstacles  de  la  langue  latine, 
non  encore  accoutumée  à  l'expression  poétique  de  la  science,  à  tra- 
vers toutes  les  dixTicultés  du  sujet  le  plus  épineux,  il  porte  d'un 
cœur  léger  son  fardeau  philosophique,  il  s'excite  lui-même,  il  excite 
le  lecteur  à  le  suivre  et  s'arrête  de  temps  en  temps  pour  pousser 
devant  son  œuvre  de  destruction  des  cris  de  ravissement.  Ses  peines 
lui  sont  douces,  lui  ayant  assuré  de  si  belles  conquêtes  : 

Conquisita  diu  dulcique  reperta  labore. 

Il  n'apporte  pas  des  leçons,  mais  des  oracles,  des  oracles  plus  sûrs, 
dit-il,  que  ceux  de  la  pythie  sur  le  trépied  d'Apollon.  A  mesure 
qu'il  soulève  le  voile  qui  couvre  la  nature,  il  éprouve  une  volupté 
divine  et  un  saint  frémissement,  divina  voluptas  atqiie  horror.  De 
même  que  les  antiques  rapsodes  qui,  dans  leur  dévotion  naïve, 
commençaient  toujours  avant  de  chanter  par  prononcer  le  nom  de 
Jupiter,  Lucrèce  reprend  quelquefois  haleine  pour  invoquer  Épicure, 
comme  pour  lui  demander  l'inspiration.  Sa  reconnaissance  est  si 
vive  et  si  grave  qu'elle  ressemble  à  de  la  piété;  ces  chants  lyriques 
de  l'athéisme  ont  toute  la  grandeur  d'un  langage  sacré,  et  le  poète 


214  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lui-même,  en  attaquant  toutes  les  divinités,  fait  penser  au  délire 
d'un  hiérophante  qui  rend  les  oracles  de  son  dieu.  Dans  l'ardeur  de 
son  prosélytisme,  il  s'exalte  à  la  seule  pensée  que  le  premier  il  ap- 
porte aux  Romains  de  si  belles  vérités.  Ce  poète  d'ordinaire  si  im- 
périeux rencontre  alors  des  paroles  pleines  d'une  condescendance 
charmante  et  d'une  sollicitude  presque  maternelle  pour  l'ignorance 
qu'il  prétend  instruire.  Qu'on  nous  permette  encore  de  traduire  ces 
quelques  vers  où,  à  l'ivresse  de  l'orgueil,  se  mêle  la  grâce  du  bon- 
heur : 

Des  Muses  je  parcours  les  chemins  non  frayés 

Qu'aucun  homme  avant  moi  n'a  touchés  de  ses  pieds; 

Je  veux,  je  veux  goûter  une  source  nouvelle 

Où  jamais  n'a  trempé  nulle  lèvre  mortelle , 

Et  ces  fleurs  dont  jamais  les  Muses  de  leurs  mains 

N'avaient  paré  le  front  des  vulgaires  humains, 

Moi  j'en  couronnerai  mon  orgueilleuse  tête. 

De  la  grande  nature  intrépide  poète, 

J'entreprends  d'arracher  aux  tristes  nations 

Les  misérables  fers  des  superstitions. 

Mon  vers,  pour  embellir  cette  matière  obscure, 

Aux  Muses  emprunta  leur  grâce  et  leur  parure. 

Ainsi,  lorsqu'un  enfant  rebelle  au  médecin 

Craint  un  breuvage  amer  qu'on  lui  présente  en  vain, 

D'un  miel  délicieux  une  coupe  entourée 

Peut  attirer  sa  lèvre  à  la  liqueur  dorée, 

Et  l'enfant  jusqu'au  fond  du  vase  détesté 

Dans  son  erreur  candide  aspire  la  santé. 

Ainsi,  puisqu'en  mes  vers  la  raison  salutaire 

Offense  les  regards  de  l'ignorant  vulgaire, 

Et  qu'effrayé  d'abord  et  reculant  d'horreur 

Il  n'ose  de  mes  chants  sonder  la  profondeur, 

Pour  tromper  son  dégoût,  mon  innocente  ruse 

A  versé  sur  mes  vers  le  doux  miel  de  la  Muse. 

Cependant,  quelle  que  soit  sa  confiance  dans  sa  doctrine,  la  joie 
de  sa  victoire  philosophique  et  le  zèle  de  sa  propagande,  nous 
croyons  pouvoir  dire  en  terminant  que  Lucrèce  n'a  pas  rencontré 
cette  félicité  qu'il  s'était  promise  et  qu'il  se  vante  d'avoir  trouvée, 
il  a  beau  nous  assurer  de  son  bonheur,  nous  convier  à  le  partager 
avec  lui;  on  sent  jusque  dans  ses  ivresses  une  mélancolie  profonde 
qui  dément  ses  affirmations  hautaines.  Nous  ne  voudrions  pas  prê- 
ter à  un  poète  antique  des  sentimens  modernes,  et  nous  savons  qu'il 
existe  aujourd'hui  dans  le  monde  moral  des  douleurs  et  des  troubles 
presque  inconnus  à  la  sereine  antiquité;  mais  Lucrèce,  pour  avoir 
abordé  avec  une  passion  personnelle  et  dans  l'intérêt  de  son  repos 
la  science  de  la  nature  et  le  problème  de  la  vie,  a  peut-être  rencon- 
tré, avant  d'autres  esprits  plus  désintéressés,  certaines  alflictions 
d'une  raison  non  satisfaite.  Si  sa  foi  absolue  dans  l'épicurisme  le 


LE    POÈTE    LUCRÈCE.  215 

mettait  à  l'abri  du  doute,  elle  ne  le  défendait  pas  contre  les  tris- 
tesses mêmes  de  la  doctrine.  Le  spectacle  de  l'univers  et  de  la  vie 
tel  que  l'offrait  le  système  du  maître  n'était  point  fait  pour  con- 
tenter une  âme  facile  à  émouvoir.  Le  sombre  poète  n'est  pas  seule- 
ment attristé  par  les  désordres  politiques  et  par  cette  vaste  mêlée 
des  passions  contemporaines  qui  bouleversaient  le  monde,  la  vue 
de  la  destinée  humaine  telle  que  l'a  faite  la  nature  livrée  à  toutes 
les  aventures  du  hasard  le  remplit  de  trouble,  de  pitié  et  de  décou- 
ragement. Personne  n'a  peint  avec  un  pareil  accent  de  douleur  la 
naissance  de  l'homme  jeté  faible  et  nu  hors  du  sein  maternel  comme 
un  naufragé  sur  les  rivages  de  la  vie,  et  dont  le  premier  cri  est  un 
sanglot,  comme  il  convient,  dit-il,  à  un  être  misérable  réservé  à 
tant  de  malheurs.  A  peine  a-t-il  détruit  les  dieux  et  enlevé  le  monde 
à  leur  pouvoir  détesté,  le  voilà  forcé  de  reconnaître  qu'il  y  a  dans 
l'univers  une  force  cachée,  inéluctable,  innomée,  qui  se  plaît  à 
écraser  toutes  les  grandeurs  humaines.  Lui,  le  chantre  de  la  volupté 
pure,  il  ne  peut  s'empêcher  d'avouer  que  du  fond  des  délices  il  s'é- 
lève une  certaine  amertume  qui  vous  prend  à  la  gorge  même  au 
milieu  des  fleurs. 

Medio  de  fonte  leporum 
Surgit  amari  aliquid  quod  in  ipsis  floribus  angat. 

Plus  que  les  autres  anciens,  il  a  senti  ce  qu'il  y  a  de  fragile,  d'in- 
complet, de  limité  dans  la  nature  humaine.  11  y  a  un  mot  qui  revient 
souvent  dans  ses  vers  et  qui  produit  un  grand  effet,  nequicquam^ 
c'est  en  vain.  Qu'il  s'agisse  de  puissance  ou  de  plaisir,  le  poète 
semble  rencontrer  partout  les  bornes  des  choses  et  s'y  heurter  avec 
douleur.  L'éternelle  passion  qui  anime  ses  vers,  leur  accent  tra- 
gique, ce  mélange  de  terreur  et  de  pitié  qui  est  le  caractère  de  son 
éloquence,  font  penser  que  son  cœur  n'était  pas  entièrement  pacifié 
par  la  philosophie,  et  donnent  quelque  crédit  à  la  tradition  qui  nous 
parle  de  folie  et  de  suicide.  La  meilleure  réfutation  de  l'épicurisme 
est  dans  la  tristesse  de  son  grand  poète.  Faut-il  l'attribuer  au  ca- 
ractère de  l'homme  ou  aux  principes  de  la  doctrine?  Il  est  dif- 
ficile de  le  décider.  Peut-être  n'est-ce  pas  impunément  qu'une  âme 
grande  et  passionnée  se  retranche  certaines  idées  qui  font,  pour 
ainsi  dire,  partie  de  nous-mêmes,  et  soit  que  dans  les  transports 
religieux,  comme  Pascal,  on  violente  sa  raison  jusqu'à  la  meurtrir, 
soit  que  dans  le  fanatisme  de  l'impiété,  comme  Lucrèce,  on  s'ar- 
rache l'idée  divine,  on  risque  également  de  ne  pas  trouver  la  paix 
qu'on  attendait  de  cette  violence  ou  de  cette  mutilation,  et  de  sentir 
toujours  la  blessure  qu'on  s'est  faite  à  soi-même. 

G.  Martha. 


STATISTIQUE  COMPARÉE 


DES   FORCES  RELATIVES    DES  PRINCIPAUX   ETATS   DE    L'EUROPE. 


Un  infatigable  statisticien,  qui  nous  avait  donné  l'année  dernière  une 
Slalistiqiie  générale  de  la  France  en  deux  volumes  pleins  de  faits  et  de 
chiffres,  M.  Maurice  Block,  vient  de  publier  en  allemand  et  en  français  un 
Tableau  de  la  puissance  comparée  des  divers  états  de  l'Europe^  accompagné 
de  treize  cartes  coloriées.  Ces  sortes  de  livres  conviennent  en  général  beau- 
coup plus  à  nos  voisins  d'outre-Rhin  qu'à  nous.  Nous  aimons  peu  la  sta- 
tistique, parce  qu'elle  parle  peu  à  l'imagination,  et  nous  avons  toujours 
préféré  les  romans  aux  faits,  ce  qui  amuse  à  ce  qui  instruit.  Il  y  a  cepen- 
dant dans  ce  mot  de  puissance  comparée  un  certain  attrait  pour  notre 
amour-propre  national;  tous  les  peuples  aiment  la  puissance,  mais  les 
Français  la  recherchent  plus  qu'aucun  autre  :  ils  ont  fait,  pour  être  puis- 
sans,  de  si  grands  sacrifices  de  bonheur,  de  richesse  et  de  liberté,  qu'il  ne 
doit  pas  leur  être  indifférent  de  savoir  s'ils  ont  atteint  leur  but. 

M.  Block  commence  par  traiter  de  l'étendue  territoriale;  voici  la  surface 
qu'il  assigne  à  chacune  des  grandes  puissances  : 

Russie 545  millions  d'hectares. 

Autriche G4  — 

France 54  — 

Espagne 50  — 

Royaume-uni 31  — 

Prusse 28  — 

Allemagne 23  — 

Italie  (sans  Rome  et  Venise). . .  23  — 

La  France  n'occupe  que  le  troisième  rang;  mais  l'étendue  territoriale 
n'est  qu'un  des  élémens  de  la  puissance.  Il  y  a  territoire  et  territoire,  et 


STATISTIQUE    COMPARÉE.  217 

les  565  millions  d'hectares  de  la  Russie,  inhabitables  et  inhabités  pour  la 
plupart,  ne  valent  pas  les  6U  millions  d'hectares  de  la  France,  situés  sous 
un  climat  doux  et  tempéré,  baignés  par  deux  mers,  arrosés  par  cinq 
grands  fleuves  et  leurs  innombrables  affluens,  et  présentant  le  plus  heu- 
reux mélange  de  plaines,  de  coteaux  et  de  montagnes. 
Vient  alors  le  second  élément,  la  population  : 

Russie 66  millions  d'habitans. 

France 37  — 

Autriche 35  — 

Royaume-uni 29  — 

Italie  (sans  Rome  et  Venise)...  22  — 

Prusse 18  — 

Allemagne 18  — 

Espagne 16  — 

La  Russie  occupe  encore  le  premier  rang  par  la  masse  de  sa  population, 
mais  la  France  monte  au  second;  il  est  en  même  temps  à  remarquer  que  la 
population  ne  doit  pas  être  la  mesure  exacte  de  la  puissance,  puisque  l'Au- 
triche devrait  être,  par  le  nombre  de  ses  habitans,  la  troisième  puissance 
de  l'Europe,  tandis  que  le  royaume-uni  de  Grande-Bretagne  et  d'Irlande  ne 
viendrait  qu'après,  ce  qui  n'est  certainement  pas. 

La  première  chose  à  constater  pour  apprécier  la  force  d'une  population, 
c'est  sa  densité.  Ici  les  rôles  changent  ; 

Relgique 158  habitans  par  100  hectares. 

Pays-Bis 107  —  — 

Italie 95  —  -- 

Royaume-uni 93  —  —  ' 

Allemagne 74  — 

France 68  —  — - 

Prusse 64  —  — 

Autriche 54  —  — 

Espagne 31  —  — 

Turquie 17  —  — 

Russie 12  —  — 

La  France  est  donc  moins  peuplée  que  la  Belgique,  les  Pays-Bas,  l'Italie, 
le  royaume-uni  et  l'Allemagne;  elle  ne  dépasse  que  la  Prusse,  l'Autriche, 
l'Espagne,  la  Turquie  et  la  Russie.  Ce  tableau  doit  nous  donner  beaucoup  à 
réfléchir,  car  il  n'y  a  aucune  raison  tirée  de  la  nature  des  choses  qui  puisse 
expliquer  cette  infériorité.  A  en  juger  par  ses  conditions  naturelles,  la 
France  devrait  être  le  pays  le  plus  peuplé  de  l'Europe  ;  il  n'en  est  pas  qui 
ofl"re  plus  de  ressources.  Heureusement  les  pays  où  la  population  est  plus 
pressée  ont  moins  d'étendue  territoriale  que  le  nôtre;  la  France  est  rela- 
tivement plus  peuplée  que  les  états  qui  l'emportent  sur  elle  en  grandeur 
•superficielle,  ce  qui  rétablit  sa  position. 

Voilà  pour  le  présent;  quant  à  l'avenir,  ce  qui  permet  de  le  connaître 


21S  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'avance,  c'est  le  plus  ou  moins  de  rapidité  dans  raccroissement  de  la  po- 
pulation; les  détails  que  donne  M.  Block  ù  ce  sujet  méritent  une  attention 
particulière.  On  ne  supposerait  jamais  quel  était  le  pays  de  l'Europe  où  la 
population  s'accroissait  le  plus  vite  :  c'est  la  Grèce  ;  la  population  y  montait 
de  plus  de  2  pour  100  par  an.  Nous  allons  voir  si,  sous  son  nouveau  régime, 
elle  fera  les  mêmes  progrès.  Après  elle  vient  la  Prusse,  et,  qui  le  croirait? 
la  Norvège. 

Grèce 2,16  pour  100  d'augmentation  par  an. 

Prusse , 1,57  —  — 

Norvège 1,39  —  — 

Suède 1,17  —  — 

Pays-Bas 1,12  —  — 

Russie 1,05  —  — 

Italie 1  —  — 

Allemagne 0,99  —  — 

Royaume-uni 0,97  —  — 

Espagne 0,93  —  — 

Belgique 0,83  —  — 

France 0,56  —  — 

Autriche 0,41  —  — 

Le  chififre  de  0,56  pour  la  France  n'a  même  été  obtenu  que  parce  que 
M.  Block  additionne  les  progrès  de  la  population  depuis  1821;  s'il  s'était 
borné  aux  quinze  dernières  années ,  le  chififre  attribué  à  la  France  serait 
tombé  fort  au-dessous  de  l'Autriche  elle-même.  Dans  les  vingt- cinq  ans 
écoulés  de  1821  à  18Zi7,  l'augmentation  annuelle  a  été  de  200,000  âmes: 
dans  les  quinze  ans  écoulés  de  18Zi8  à  1861,  elle  n'a  plus  été  que  de  87,000; 
elle  a  baissé  de  plus  de  moitié.  La  France  est  aujourd'hui  sans  comparai- 
son le  pays  de  l'Europe  où  la  population  marche  le  moins  vite;  on  peut 
dire  qu'elle  y  est  devenue  à  peu  près  stationnaire. 

Si  les  choses  allaient  toujours  du  même  pas,  voici  quelle  serait  dans  un 
siècle  la  population  des  principaux  états  de  l'Europe  : 

Russie 135  millions  d'habitans. 

Royaume-uni 58  — 

Autriche 55  — 

Prusse 47  — 

France 46  — 

Italie 44  — 

Allemagne 36  — 

Espagne 32  — 

La  France,  qui  a  aujourd'hui  le  second  rang  comme  population  absolue, 
n'occuperait  plus  que  le  cinquième;  la  Prusse  elle-même,  qui  n'a  aujour- 
d'hui que  la  moitié  de  notre  population,  nous  aurait  dépassés,  et  on  n'a 
compté  pour  le  royaume-uni  que  l'augmentation  obtenue  sur  le  territoire 
européen  ;  en  y  ajoutant  les  colonies ,  l'effectif  de  la  race  sera  probable- 
ment doublé  et  porté  à  plus  de  100  millions  d'hommes.  On  a  d'ailleui^ 


STATISTIQUE    COMPARÉE.  219 

supposé  les  limites  des  nations  telles  qu'elles  sont  aujourd'hui,  tandis 
qu'elles  subiront  probablement  des  modifications.  Le  principe  des  nationa- 
'ités  peut  avoir  pour  résultat  de  démembrer  la  Russie  et  l'Autriche;  mais 
i  la  Prusse  et  l'Allemagne  parviennent  à  faire  un  tout  unique  en  vertu  du 
même  principe,  cette  réunion  formera  à  nos  portes  une  agglomération  de 
80  millions  d'habitans,  et  l'Italie,  accrue  de  Rome  et  de  Venise,  un  autre 
groupe  de  US  millions.  Au  point  de  vue  de  la  puissance,  cet  avenir  est  fort 
à  considérer.  Déjà  depuis  1789  tous  les  peuples  qui  nous  entourent  ont  fait 
plus  de  progrès  que  nous;  cette  différence  va  en  s'accélérant. 

Il  est  regrettable  que  M.  Block  n'ait  pas  ajouté  à  ces  tableaux  déjà  si  in- 
téressans  l'âge  moyen  des  diverses  populations.  Le  nombre  proportionnel 
des  adultes  n'est  pas  un  fait  moins  bon  à  connaître  que  les  deux  autres. 
Soit,  par  exemple,  un  pays  de  60  millions  d'habitans  qui  n'aurait  qu'un 
quart  d'adultes,  il  n'en  compterait  que  15  millions;  si  au  contraire  un 
autre  pays  de  ûO  millions  d'habitans  avait  les  trois  quarts  d'adultes,  il  en 
-aurait  30  millions;  il  serait  en  réalité  deux  fois  plus  fort.  La  multitude  des 
enfans  est  pour  les  nations  une  cause  de  faiblesse  plutôt  que  de  force.  Je 
recommande  cette  recherche  à  M.  Block. 

De  la  population,  il  passe  à  la  puissance  militaire,  représentée  par  l'ar- 
i)iée;  voici  quelle  est,  d'après  lui,  la  force  numérique  des  principales  armées 
nr  le  pied  de  paix: 

Russie 578,000  homme*. 

France 467,000 

Allemagne 304,000 

Autriche..   299,000     . 

Prusse 200,000 

Italie 200,000 

Espagne 151,000 

Royaume-uni 99,000 

A  la  quantité  il  faut  ajouter  la  qualité  des  armées.  En  tenant  compte  de 
-ces  deux  élémens,  la  France  est  sans  aucun  doute  la  première  puissance 
militaire  du  monde.  Ces  chiffres  prennent  d'ailleurs  d'autres  proportions 
quand  il  s'agit  du  pied  de  guerre.  La  Russie  a  la  prétention  d'armer  près 
d'un  million  d'hommes,  mais  on  a  vu  pendant  la  guerre  de  Crimée  que  cette 
force  énorme  n'était  qu'apparente;  l'Autriche  compte  sur  600,000  hommes, 
et  la  Prusse  sur  500,000,  —  il  y  a  là  probablement  quelque  exagération,  — 
tandis  que  la  France  a  prouvé  qu'elle  pouvait  mettre  aisément  sur  pied 
€00,000  hommes  effectifs  et  même  davantage.  L'Italie  a  un  pied  de  guerre 
de  ZiOO,000  hommes.  Aux  99,000  hommes  que  l'Angleterre  entretient  en  Eu- 
rope, il  faut  en  ajouter  280,000  dans  ses  possessions  hors  d'Europe,  mais 
qui  ne  pourraient  guère  être  utilisés  dans  un  conflit  européen. 

Passons  à  la  marine.  Le  royaume-uni,  qui  a  le  dernier  rang  en  Europe 
parmi  les  grandes  puissances  pour  l'armée  de  terre,  prend  le  premier  pour 


220  REVDE   DES    DEUX    MONDES. 

Tarmée  de  mer;  voici  quel  est  l'effectif  des  canons  que  possède  sur  mer  en 
temps  de  paix  chacune  des  puissances  qui  ont  une  marine  de  quelque  im- 
portance : 

Royaume-uni 5,890  canons. 

France 1,920 

Italie 1,192 

Pays-Bas 1,191 

La  Russie,  rAutriche,  la  Prusse,  l'Espagne,  ne  possèdent  que  des  marines 
insignifiantes.  Ici  la  difiTérence  entre  le  pied  de  guerre  et  le  pied  de  paix 
paraît  encore  plus  grande  que  pour  l'armée  de  terre.  L'effectif  attribué  à 
l'Angleterre  sur  le  pied  de  guerre  est  de  1^,500  canons,  et  celui  de  la  France 
de  12,400;  mais  la  part  de  la  France  doit  être  exagérée.  Il  est  difficile  d'ad- 
mettre que  nous  puissions  avoir  une  marine  militaire  six  fois  plus  forte 
en  temps  de  guerre  qu'en  temps  de  paix  :  rien  ne  s'improvise  moins  qu'un 
grand  état  maritime.  Qu'est-ce  d'ailleurs  que  le  temps  de  guerre?  Ne 
sommes -nous  pas  toujours  sur  le  pied  de  guerre,  au  moins  quant  à  la 
marine? 

Vient  enfin  la  puissance  financière,  représentée  par  le  budget.  M.  Block 
assigne  à  chacun  des  grands  états  le  chiffre  suivant  de  recettes  publiques 
en  1861  : 

France 1,840  millions. 

Royaume-uni 1 ,686 

Russi.e 1,101 

Autriche 748 

Espagne 591 

Prusse 507 

Italie 473 

11  y  a  beaucoup  à  dire  sur  la  valeur  de  ces  chiffres,  et  M.  Block  le  recon- 
naît lui-même.  Les  budgets  de  la  France  et  de  la  Grande-Bretagne  par 
exemple  ne  sont  pas  établis  sur  les  mêmes  bases  ;  des  catégories  de  recettes 
et  de  dépenses  qui  figurent  dans  l'un  ne  figurent  pas  dans  l'autre.  En  réa- 
lité, les  recettes  publiques  du  royaume-uni,  en  y  comprenant  tout,  égalent 
au  moins  les  nôtres,  et  les  dépassaient  de  beaucoup  il  y  a  peu  d'années. 
C^tte  réserve  faite,  on  peut  accepter  ce  tableau  comme  donnant  une  idée 
comparative  assez  exacte  des  recettes  publiques  des  différens  états;  mais 
on  se  demande  pourquoi  M.  Block  n'a  pas  mis  en  regard  les  budgets  des 
dépenses  :  on  y  aurait  vu  que  les  dépenses  de  la  France  dépassent  de 
beaucoup  les  recettes,  et  que  celles  de  l'Italie  laissent  un  déficit  annuel  de 
/4OO  millions  au  moins. 

Ce  sont,  bien  entendu,  les  dépenses  militaires  qui  chargent  à  ce  point 
les  principaux  budgets;  l'Angleterre,  d'après  M.  Block,  dépense  plus  de 
700  millions  par  an  pour  son  armée  et  sa  marine  ;  il  assigne  à  la  France 
une  dépense  annuelle  de  500  millions  pour  le  même  objet,  mais  en  réalité 


STATISTIQUE    COMPAREE.  221 

nous  avons  presque  toujours  dépensé  le  double  depuis  dix  ans.  Les  autres^ 
nations  viennent  loin  derrière  nous  dans  cette  voie  ruineuse. 

Cette  différence  entre  les  recettes  et  les  dépenses  conduit  tout  naturel- 
lement au  chapitre  des  dettes  publiques;  le  capital  de  la  dette  publique 
atteint  les  proportions  suivantes  dans  les  principaux  états  : 

Royaume-uni 20  milliards  126  millions. 

France 9  334 

Autriche 5  670 

Espagne 3  658 

Russie 3  275 

Italie 2  320 

Ce  tableau  n'est  déjà  plus  exact,  au  moins  en  ce  qui  concerne  la  France, 
dont  la  dette  s'accroît  rapidement  :  le  chiffre  donné  par  M.  Block  s'ap- 
plique à  l'année  1860  ;  mais  dans  les  deux  ans  écoulés  depuis  cette  époque 
le  capital  de  la  dette  est  arrivé  à  10  milliards.  M.  Block  a  eu  l'heureuse 
idée  de  compléter  ce  chapitre  en  montrant  quel  est  le  crédit  des  grands 
états,  c'est-à-dire  à  quel  taux  ils  trouvent  à  emprunter  ;  il  en  résulte  que 
l'Angleterre  trouve  à  emprunter  à  3  pour  100,  tandis  que  la  France  doit 
payer  li  1/2  pour  100,  la  Russie  5  pour  100,  l'Autriche  6  pour  100,  l'Italie 
7  pour  100,  la  Turquie  10  pour  100.  Par  suite  de  cette  inégalité  dans  le 
taux  de  l'intérêt,  des  dettes  très  différentes  en  capital  peuvent  imposer  aux 
nations  qui  les  contractent  un  égal  fardeau  d'intérêts  annuels;  la  Turquie 
par  exemple  aurait  les  mêmes  intérêts  à  payer  que  l'Angleterre,  avec  une 
dette  du  tiers  en  capital,  et  la  France,  avec  une  dette  égale  à  la  moitié  de 
la  dette  anglaise,  doit  payer  les  deux  tiers  en  intérêts. 

M.  Block  est  d'ailleurs  bien  loin  d'appartenir  à  cette  funeste  école  qui 
mesure  la  richesse  des  nations  à  leur  dette  :  les  nations  riches  peuvent 
mieux  que  d'autres  supporter  une  grosse  dette  ;  mais  il  vaudrait  cent  fois 
mieux  pour  elles  n'en  point  avoir.  Qu'on  se  figure  le  budget  français  allégé 
des  500  millions  dont  le  grève  à  perpétuité  le  service  de  la  dette,  quelles 
réductions  possibles  dans  les  impôts,  et  par  suite  quelle  baisse  dans  les 
prix!  Plus  on  augmente  la  dette  d'un  pays,  plus  on  s'éloigne  de  la  vie  à  bon 
marché.  Depuis  18/|8,  la  dette  publique  a  doublé  en  France,  et  les  frais  de 
production  de  toute  chose  ont  haussé  en  proportion. 

C'est  donc  à  d'autres  signes  que  M.  Block  demande  la  véritable  mesure 
de  la  richesse  des  nations  :  il  s'adresse  aux  seules  sources  de  cette  richesse, 
l'agriculture,  l'industrie  et  le  commerce;  mais  ici  les  difficultés  de  son  sujet 
s'accroissent,  car  les  évaluations  en  ce  genre  présentent  beaucoup  d'incer- 
titudes et  d'obscurités.  Il  a  dû  nécessairement  s'attacher  à  quelques  faits 
généraux  qui  ne  donnent  qu'une  idée  approximative,  mais  qui  suffisent  à 
peu  près  pour  le  but  qu'il  a  en  vue. 

Pour  apprécier  l'état  agricole  d'un  pays,  un  fait  domine  tous  les  autres, 
c'est  la  densité  de  la  population.  Deux  circonstances  peuvent  modifier  les 


'222  REVUE    DES    DEtJX   MONDES. 

conséquences  à  en  tirer,  le  plus  ou  moins  de  consommation  moyenne  d'une 
part,  et  de  l'autre  l'importation  et  l'exportation  des  denrées  alimentaires; 
mais,  à  prendre  les  choses  dans  leur  ensemble,  ces  deux  élémens  se  compen- 
sent à  peu  près ,  et  le  nombre  des  habitans  que  nourrit  un  pays  peut  être 
considéré  comme  une  mesure  assez  exacte  de  son  développement  agricole. 
A  ce  compte,  la  France,  qui  passe  après  la  Belgique,  les  Pays-Bas,  l'Angle- 
terre, l'Italie  et  l'Allemagne,  pour  la  densité  de  sa  population,  doit  occuper 
le  même  rang  pour  l'état  de  son  agriculture. 

Les  tableaux  présentés  par  M.  Block  viennent  à  l'appui  de  cette  opinion. 
II  en  est  un  surtout  qui  résume  en  quelque  sorte  tous  les  autres.  On  re- 
garde généralement  la  multiplication  du  bétail  comme  un  des  signes  les 
plus  sûrs  du  développement  agricole;  or  voici  quelle  est  la  répartition  du 
bétail  parmi  les  principaux  états  de  l'Europe,  en  comptant  partout  1  bœuf, 
1  cheval,  10  moutons  ou  U  porcs  pour  une  tête  de  gros  bétail  : 

Royaume-uni 99  têtes  par  100  hectares. 

Belgique 58  — 

Pays-Bas 52  — 

Allemagne 44  — 

Prusse 40  — 

France 38  — 

Encore  un  coup,  ces  chiffres  ne  peuvent  pas  être  d'une  exactitude  ma- 
thématique :  ils  se  compliquent  d'un  élément  dont  il  est  difficile  de  tenir 
compte,  la  qualité  et  la  valeur  des  bestiaux;  mais,  tels  qu'ils  sont,  ils  n'ont 
rien  que  de  très  vraisemblable.  La  population  animale  n'est  pas  exactement 
proportionnelle  à  la  population  humaine,  mais  peu  s'en  faut.  Quand  on 
essaie  de  calculer,  d'après  la  progression  connue  jusqu'ici,  ce  qu'il  faudra 
de  temps  pour  que  la  France  arrive,  pour  la  production  du  bétail,  où  en 
est  aujourd'hui  l'Angleterre,  on  trouve  plus  d'un  siècle;  on  sait  en  effet  que 
le  nombre  de  nos  bestiaux  a  tout  au  plus  doublé  depuis  1789.  Ainsi  s'ex- 
plique la  lenteur  particulière  du  développement  de  notre  population,  car 
ce  sont  les  animaux  qui  nourrissent  les  hommes. 

Pour  l'industrie,  M.  Block  ne  donne  qu'un  petit  nombre  de  chiffres  se 
rapportant  à  trois  produits  principaux,  la  houille,  le  fer  et  les  tissus.  Il 
«tablit  ainsi  l'extraction  annuelle  de  la  houille  : 

Royaume-uni 600,000  quintaux  métriques. 

Prusse 130,000  — 

Belgique 90,000  — 

France 70,000  — 

Autriche 31,000  — 

Quand  on  songe  que  la  houille  est  devenue  de  nos  jours  l'aliment  géné- 
rateur de  toutes  les  industries,  ce  que  les  Anglais  appellent  la  puissance 
par  excellence  (power),  on  ne  saurait  trop  déplorer  le  rang  vraiment  mi- 
sérable que  ce  tableau  assigne  à  la  France;  passer  après  la  Belgique,  qui 


STATISTIQUE    COMPARÉE.  225 

n'a  que  le  dix-huitième  de  notre  territoire,  c'est  humiliant.  On  peut  dire, 
il  est  vrai ,  que  la  richesse  des  mines  diffère  dans  les  deux  pays ,  mais  il 
s'en  faut  de  beaucoup  que  ce  soit  dans  cette  proportion.  Voici  maintenant 
la  production  du  fer  : 

Royaume- uni 904,000  tonnes. 

France 520,000 

Prusse 338,000 

Autriche 275,000 

Quant  aux  tissus,  la  France  a  l'avantage  pour  la  soie;  mais  pour  la  laine 
et  surtout  pour  le  coton,  son  infériorité  vis-à-vis  de  l'Angleterre  est  sen- 
sible, non  en  qualité,  mais  en  quantité.  L'Angleterre  mettait  en  œuvre, 
avant  la  crise,  de  quatre  à  cinq  fois  plus  de  coton  que  nous. 

Faute  de  moyens  suffisans  pour  constater  le  commerce  intérieur  des  dif- 
férens  pays,  il  a  fallu  se  contenter  de  comparer  leur  commerce  extérieur. 
Voici  à  quels  résultats  on  parvient  en  additionnant  le  commerce  actuel 
d'importation  et  d'exportation  : 

Royaume-uni 8  milliards    »    millions  par  an. 

France 4  »  — 

Zollverein 3  »  — 

Italie 1  450  — 

Autriche 1  340  — 

Turquie 1  260  — 

Le  tonnage  de  la  marine  marchande  présente  des  proportions  moins  fa- 
vorables, en  ce  sens  que  l'effectif  de  notre  navigation  n'égale  pas  le  quart 
ée  la  navigation  anglaise;  mais  ce  qui  ll'appe  surtout,  c'est  la  statistique 
des  chemins  de  fer.  Les  chemins  de  fer  étant  de  nos  jours  la  plus  haute 
expression  de  la  puissance  matérielle,  il  est  bon  de  savoir  où  nous  en  sommes 
à  cet  égard  en  comparaison  des  autres  peuples.  Voici  combien  les  princi- 
paux états  possèdent  de  kilomètres  de  chemins  de  fer  en  exploitation  par 
1,000  kilomètres  carrés  : 

Royaume-uni 49  kilomètres. 

Belgique 44 

Pays-Bas 34 

Allemagne 23 

Prusse 20 

France 17 

Italie 13 

Ces  chiffres  ont  d'autant  plus  d'éloquence  qu'en  fait  de  chemins  de  fer 
les  différences  se  comptent  par  milliards.  Pour  que  la  France  eût,  propor- 
tionnellement à  sa  surface,  autant  de  chemins  de  fer  que  la  Belgique  par 
exemple,  le  réseau  actuel,  qui  est  de  10,000  kilomètres,  devrait  être  porté 
à  18,000.  Or  18,000  kilomètres,  c'est  peut-être  une  dépense  de  9  milliards. 
Voilà  de  quoi  la  Belgique  est  en  avance  sur  nous.  A  raison  de  600  nouveaux. 


224  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

kilomètres  par  an,  il  nous  faut  trente  ans  pour  la  rejoindre.  Quant  à  l'An- 
gleterre proprement  dite,  la  distance  est  infiniment  plus  grande,  car  M.  Biock 
a  compris  dans  son  calcul  l'Ecosse  et  l'Irlande,  qui  n'ont  que  très  peu  de 
chemins  de  fer  relativement  à  l'Angleterre. 

Un  tableau  assez  curieux,  quoiqu'il  n'ait  qu'un  rapport  indirect  avec  le 
sujet  principal ,  fait  connaître  la  répartition  des  principaux  cultes  en  Eu- 
rope. Il  en  résulte  que  la  moitié  de  la  population  européenne  est  catholi- 
que, fet  que  le  protestantisme  et  l'église  grecque  se  partagent  à  peu  près 
l'autre  moitié. 

J'arrête  là  mes  citations,  renvoyant  pour  le  reste  aux  tableaux  et  aux 
cartes  de  M.  Block.  Il  eût  été  impossible  de  le  suivre  dans  les  nombreux 
détails  qu'il  présente  à  l'appui.  Disons  seulement  que  personne  n'est  mieux 
informé  que  lui  et  ne  suit  de  plus  près  la  publication  des  documens  statis- 
tiques dans  toutes  les  langues  de  l'Europe. 

L'ensemble  de  ces  faits  n'est  pas  encore  de  nature  à  nous  inspirer  de  sé- 
rieuses alarmes.  Les  ressources  exceptionnelles  de  notre  territoire,  l'esprit 
guerrier  de  notre  race  et  notre  organisation  toute  militaire,  nous  rendent 
et  nous  rendront  encore  longtemps  formidables;  mais  il  ne  faut  pas  se  dis- 
simuler qu'en  fin  de  compte,  la  force  durable  vient  de  la  richesse  et  de  la 
population.  Si  donc  il  était  possible,  sans  trop  réduire  ce  grand  pied  de 
guerre  dont  nous  sommes  si  fiers,  de  développer  un  peu  plus  chez  nous  la 
population  et  la  richesse,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  l'agriculture,  l'in- 
dustrie et  le  commerce,  l'avenir  deviendrait  moins  inquiétant.  Si  la  France 
était  peuplée  comme  la  Belgique,  elle  aurait  85  millions  d'habitans  au  lieu 
de  37,  et  sa  puissance  extérieure  ^'accroîtrait  en  proportion.  Le  vice  capi- 
tal, celui  qui  engendre  tous  les  autres,  c'est  l'énormité  du  budget.  Dans  le 
court  espace  de  dix  ans,  le  total  des  dépenses  publiques  s'est  accru  de  50 
pour  100  :  il  a  passé  de  1,500  millions  à  plus  de  2  milliards  200  millions.  Le 
budget  spécial  de  la  ville  de  Paris  a  subi  dans  le  même  laps  de  temps  une 
progression  encore  plus  forte  :  il  a  passé  de  50  millions  à  200  millions.  C'est 
par  ces  plaies  toujours  ouvertes  que  s'échappe  une  grande  part  de  notre 
force  vitale.  Tant  que  le  budget  conservera  ces  proportions,  tout  languira; 
les  capitaux,  au  lieu  de  féconder  l'agriculture  et  l'industrie,  iront  se  perdre 
dans  le  gouffre  des  dépenses  improductives,  et  la  population,  faute  de  res- 
sources suffisamment  croissantes,  ne  fera  que  des  progrès  insignifians. 

L.  DE  Lavergne. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


28  février  1863. 


L'émotion  universelle  produite  par  les  événemens  de  Pologne  fait  honneur 
à  l'Europe  contemporaine.  On  n'a  jamais  vu  une  pareille  unanimité  de  sen- 
timens  généreux  et  une  protestation  si  spontanée  contre  une  politique 
inique  et  violente.  Jamais  non  plus  la  Pologne  n'a  vu  sortir  de  l'excès  de 
ses  infortunes  une  si  claire  lueur  d'espérance.  La  question  polonaise  n'est 
plus  renfermée  en  effet  dans  le  domaine  du  sentiment  et  de  la  morale;  grâce 
à  une  maladresse  du  gouvernement  prussien  qui  s'est  changée  en  bonne 
fortune  pour  une  cause  si  justement  populaire,  la  question  polonaise  est 
rentrée  dans  le  champ  de  la  politique  pratique,  où  elle  donné  enfin  prise 
à  l'action  des  cabinets  européens.  Si  la  lutte  eût  été  contenue  entre  ces 
bandes  héroïques  d'étudians,  d'ouvriers,  de  gentilshommes,  qui  ont  cherché 
dans  le  désespoir  un  secours  contre  le  recrutement  arbitraire  et  les  troupes 
russes,  cette  crise  n'eût  été  pour  l'Europe  qu'un  navrant  spectacle.  Pour 
que  des  gouvernemens  éclairés,  libéraux,  pussent  trouver  un  prétexte  d'in- 
tervenir entre  les  insurgés  et  les  oppresseurs,  il  eût  fallu,  dans  l'état  des 
règles  qui  président  aux  relations  internationales,  que  cette  lutte  doulou- 
reuse amenât,  en  se  prolongeant,  quelqu'un  de  ces  incidens  extraordinaires 
qui  font  violence  au  droit  diplomatique  et  le  subordonnent  impérieusement 
au  droit  humain.  Jusque-là,  l'Europe  occidentale,  la  France,  l'Angleterre, 
et  ce  qu'il  y  a  de  libéraux  en  Allemagne  n'eussent  pu  donner  à  la  Pologne 
que  de  passives  sympathies  et  des  vœux  qui  n'agissent  point.  Nous  eussions 
répété  toutes  les  protestations  morales  contre  l'iniquité  des  partages  de  la 
Pologne  ;  nous  eussions  dit  à  la  Russie  et  à  ses  anciens  auxiliaires  :  Vous 
voyez  bien  que  Rousseau  avait  raison;  vous  avez  dévoré  la  Pologne,  mais 
vous  ne  pouvez  la  digérer.  Nous  eussions  prodigué  à  ces  Polonais  qui  ont 
entrepris  la  lutte  sans  armes,  sans  équipemens,  dans  les  marais,  dans  les 

TOME  XLIV.  15 


226  REVUE    DES    DEUX   MOINDES. 

bois,  dans  une  saison  effroyablement  rigoureuse,  l'expression  la  plus  cha- 
leureuse de  Tadmiration  et  de  la  pitié;  mais  comment  aller  au-delà?  La 
France  est  toujours  si  loin  !  Peut-elle  à  cette  distance  revendiquer  et  exer- 
cer le  droit  qu'on  a  d'empêcher  un  voisin  de  laisser  brûler  sa  maison?  Nous 
eussions  été  condamnés  à  un  rôle  trop  long  de  contemplation  douloureuse. 
Une  étourderie  de  la  Prusse,  malfaisante  d'intention,  mais  d'une  consé- 
quence heureuse  pour  nous,  a  fourni  aux  gouvernemens  européens  qui  ont 
encore  quelque  souci  du  droit  et  quelque  sentiment  d'humanité  un  moyen 
de  procédure  pour  aborder  la  question  polonaise. 

Bien  que  M.  de  Bismark  essaie  encore  de  tricher  devant  les  chambres 
prussiennes  sur  la  nature  et  la  portée  de  la  convention  militaire  qu'il  a 
conclue  avec  la  Russie,  cet  arrangement  est  tel  qu'il  a  donné  aux  grandes 
puissances  le  droit  de  prendre  en  considération  les  affaires  actuelles  de 
Pologne.  M.  de  Bismark  est  depuis  longtemps  connu  en  Europe  pour  être 
un  des  diplomates  de  notre  temps  les  plus  agités,  un  véritable  coureur  de 
hasards.  Cette  réputation  ne  déplaît  point  à  cet  homme  d'état  spirituel 
d'ailleurs  et  possédé  du  désir  de  faire  et  d'oser.  Si  ses  offres  bouillantes  eus- 
sent été  acceptées  par  les  gouvernemens  auxquels  il  â  proposé  des  parties, 
l'Europe  dans  ces  dernières  années  eût  été  plus  d'une  fois  mise  sens  dessus 
dessous.  La  place  de  premier  ministre  de  Prusse  a  été  pour  M.  de  Bismark 
une  occasion  unique  de  donner  carrière  à  ses  audaces.  Il  ne  lui  a  pas  suffi 
de  tenir  tête  à  un  parlement,  de  perpétuer  et  d'aggraver  une  crise  consti- 
tutionnelle qui  compromet  le  repos  intérieur  et  les  progrès  politiques  de 
son  pays.  L'insurrection  polonaise  éclate  :  sans  s'inquiéter  des  circon- 
stances morales  qui  ont  produit  ce  déchirement,  sans  se  soucier  de  la  ques- 
tion de  justice  et  d'humanité,  excité  plutôt  qu'embarrassé  à  la  pensée  de 
surprendre  et  d'émouvoir  les  autres  puissances  par  la  hardiesse  d'une  com- 
binaison diplomatique  qui  froisse  tous  les  sentimens  de  l'Europe,  M.  de 
Bismark  s'est  élancé  sur  l'occasion.  Il  lui  est  donné  de  faire  avec  la  Russie 
un  acte  énorme  qui  va  réveiller  en  sursaut  les  cabinets  les  plus  concilians 
ou  les  plus  inertes,  qui  imprimera  une  vive  secousse  aux  alliances,  qui  ou- 
vrira peut-être  la  porte  aux  événemens  imprévus.  Voilà  M.  de  Bismark  heu- 
reux! Il  a  fait  enfin  quelque  chose,  et  l'on  parlera  de  lui! 

Oui,  grâce  à  Dieu,  il  est  aujourd'hui  visible  que  M.  de  Bismark  a  fait 
quelque  chose,  et  ce  n'est  point  nous  qui  avons  à  le  regretter.  Son  arran- 
gement avec  la  Russie  n'est  pas,  dira-t-il ,  un  traité  proprement  dit;  c'est 
peut-être  un  échange  de  notes  :  qu'importe?  Il  n'en  résulte  pas  moins  une 
action  concertée  à  propos  des  affaires  de  Pologne.  En  vue  de  ce  concert, 
la  Prusse  ouvre  son  territoire  aux  Russes,  et  la  Russie  ouvre  sa  frontière 
polonaise  aux  troupes  prussiennes.  M.  de  Bismark  dira  encore  :  Mais  cette 
libre  entrée  réciproque  n'est  point  posée  comme  un  droit  général;  chaque 
fois  que  l'occasion  de  profiter  de  cette  stipulation  se  présentera,  il  est  con- 
venu que  la  troupe  qui  pénétrera  dans  le  territoire  du  voisin  devra  obtenir 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  227 

une  autorisation  spéciale  de  celui-ci.  Qui  pourrait  être  dupe  de  cet  artifice 
et  de  cette  chicane?  Se  figure-t-on  une  troupe  russe  refoulée  ou  poursui- 
vant une  bande  insurgée,  attendant  sur  la  frontière  l'autorisation  de  pas- 
ser? De  deux  choses  Tune  :  ou  il  suffira  de  l'autorisation  d'un  fonctionnaire 
local  et  voisin,  autorisation  que  l'on  demandera  après  coup,  puisqu'on  sera 
sûr  d'avance  de  l'obtenir,  ou  il  faudra  demander  l'autorisation  à  Berlin,  si 
c'est  au  nom  d'une  troupe  russe,  à  Pétersbourg  si  c'est  au  nom  d'une  troupe 
prussienne.  On  la  demandera,  soit;  mais  on  l'attendra  d'autant  moins  qu'il 
faudra  l'aller  chercher  plus  loin  :  dans  la  pratique,  le  fait  devancera  tou- 
jours le  droit,  et  si  la  réserve  des  autorisations  spéciales  est  inscrite  dans 
la  convention,  c'est  un  masque  qui  n'est  point  à  la  mesure  de  l'action  et  qui 
ne  trompera  personne.  Ainsi  ce  qui  est  réellement  dans  l'arrangement  que 
la  Prusse  a  conclu  avec  la  Russie ,  c'est  l'ouverture  du  territoire  prussien 
aux  opérations  de  l'armée  russe  ;  c'est  la  coopération  même  au  besoin  des 
forces  prussiennes  sur  le  territoire  russe;  c'est  une  puissance  qui,  en  vue 
d'une  guerre  civile  qui  a  éclaté  dans  un  pays  voisin,  sort  volontairement 
de  la  neutralité  propre  à  sa  situation,  contracte  avec  une  autre  puissance 
une  solidarité  politique,  et  noue  avec  elle  une  alliance  militaire  passive  et 
active. 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  juger  la  conduite  du  gouvernement  prussien 
dans  cette  transaction  au  point  de  vue  des  idées  de  justice  et  d'humanité. 
<}ue  dire  d'un  gouvernement  qui  prend  gratuitement  à  son  compte  et  après 
coup  la  responsabilité  des  mesures  odieuses  qui  ont  provoqué  l'insurrection 
polonaise?  Que  dire  d'un  gouvernement  qui  prend  si  scandaleusement  le 
parti  du  fort  contre  le  faible?  Que  dire  d'un  gouvernement  qui  en  ce  siècle 
met  un  tel  empressement  à  se  dépouiller  du  noble  droit  d'asile?  La  con- 
science de  l'Europe  a  déjà  jugé  le  cabinet  de  Berlin.  Le  peuple  prussiea 
lui-même,  disons-le  à  son  honneur,  le  censure  hautement  par  l'organe  de 
ses  représentans,  et  c'est  avec  bonheur  que  l'on  voit  dans  cette  circon- 
stance l'expression  de  la  politique  honnête  et  intelligente,  au  sein  du  par- 
lement prussien,  confiée  à  M.  de  Sybel,  une  des  gloires  littéraires  de  l'Alle- 
magne. Au  point  de  vue  moral,  M.  de  Bismark  a  eu  le  triste  succès  de 
rendre  vivante  après  un  siècle,  devant  une  Europe  plus  sensible  aux  droits 
des  peuples  et  mieux  préparée  à  les  faire  respecter,  cette  coalition  rapace 
du  diabolique  Frédéric  et  de  l'effrénée  Catherine  qui  a  commencé  la  spo- 
liation de  la  Pologne;  mais  il  a  procuré  à  la  bonne  cause  un  premier  avan- 
tage. En  ouvrant  la  frontière  prussienne  aux  troupes  russes,  il  a  ouvert 
aussi  un  premier  accès  à  la  diplomatie  européenne  dans  les  affaires  de  Po- 
logne. En  voulant  résoudre  ces  affaires  à  deux  par  une  alliance  militaire, 
il  a  donné  le  droit  aux  signataires  des  anciens  traités  relatifs  à  la  Pologne 
de  prétendre  à  délibérer  à  cinq  sur  cette  émouvante  question  ;  en  cher- 
chant à  brusquer  par  des  moyens  extra-légaux  la  répression  d'une  révolte 
qui  éclatait  chez  son  voisin,  il  a  fourni  aux  puissances  libérales  l'occasioa 


228  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  s'introduire  dans  la  question  par  de  sages  remontrances  et  par  la  re- 
vendication du  droit. 

Voilà  le  premier  tour  heureux  qu'ont  pris  les  affaires  de  la  Pologne.  La 
France,  l'Angleterre,  l'Autriche  elle-même,  ont  enfin  trouvé  une  occasion 
qui  leur  permet,  sans  outre-passer  les  règles  et  les  convenances  de  la  procé- 
dure diplomatique,  de  se  saisir  de  la  question  polonaise  et  de  contribuer  à 
la  résoudre  avec  justice  et  modération.  Nous  ne  sommes  qu'au  début,  et 
peut-être  au  moment  le  plus  délicat  d'une  situation  si  neuve.  Nous  avons 
le  désir  le  plus  vif  de  voir  cette  question  conduite  à  une  fin  heureuse;  nous 
avons  la  plus  grande  crainte  qu'elle  ne  soit  compromise  par  des  impatiences 
et  des  exagérations  :  c'est  donc  pour  nous  un  devoir  de  nous  appliquer  à 
bien  préciser  le  caractère  du  moment  actuel  de  la  question  polonaise. 

Il  faut,  disons-nous,  écarter  les  exagérations,  modérer  les  impatiences; 
il  faut  bien  comprendre  comment  la  question  s'engage.  Nous  ne  regrettons 
point  l'espèce  de  violence  avec  laquelle  se  sont  trahis  d'abord  les  sentimens 
de  l'Europe  libérale.  L'énergie  de  la  manifestation  européenne,  provoquée 
par  les  scènes  cruelles  dont  la  Pologne  est  le  théâtre,  est  une  force  morale 
qui  doit  profiter  à  la  bonne  conduite  politique  de  la  question  polonaise;  mais 
à  cette  manifestation  morale  se  sont  mêlées  bien  des  erreurs  qui  étaient 
de  nature  à  égarer  l'opinion.  La  presse  anglaise  a,  dans  cette  circonstance, 
prodigué  ce  genre  d'articles  que  les  Américains  appellent  articles  à  sensa- 
tion, articles  chimériques  et  violens,  qui  ébranlent  les  nerfs  du  public,  ré- 
pandent la  panique  dans  les  esprits,  et  mettent  en  circulation  les  bruits 
les  plus  inexacts  et  les  conjectures  les  plus  hasardées.  Du  premier  coup  par 
exemple,  avec  une  habileté  par  trop  grossière,  la  presse  anglaise  lançait  la 
France  à  la  délivrance  de  la  Pologne  en  lui  montrant  pour  appât  les  fron- 
tières du  Rhin.  Trop  heureux  de  découvrir  le  principe  d'une  fissure  dans 
ce  monstre  de  l'alliance  franco-russe  dont  leur  imagination  se  tourmentait 
à  l'excès,  les  journaux  de  Londres,  pour  creuser  un  abîme  entre  la  Russie 
et  nous,  nous  livraient  d'entrée  de  jeu  le  continent  !  Les  hommes  politi- 
ques d'Angleterre  étaient  loin  de  leur  avoir  donné  l'exemple  d'une  telle  in- 
tempérance, et  les  hommes  politiques  de  France  ne  pouvaient  être  dupes 
d'avances  si  démesurées.  Le  comte  Russell,  dans  sa  réponse  à  lord  EUenbo- 
rough,  avait  traité  la  question  polonaise  avec  une  honnête  simplicité,  avec 
une  grande  droiture  de  langage,  mais  aussi  avec  une  loyale  prudence.  Dans 
la  question  de  sentiment  et  de  morale,  il  avait  été  d'accord  avec  ce  que  l'on 
peut  appeler  la  conscience  de  l'Europe.  Il  avait  flétri  la  proscription  et  la  dé- 
portation prenant  le  masque  du  recrutement  arbitraire,  il  avait  condamné, 
au  nom  de  la  probité  et  de  l'honneur,  le  triste  système  du  marquis  Wielo- 
polski,  il  avait  également  frappé  d'un  blâme  justement  sévère  la  convention 
de  M.  de  Bismark;  mais  dans  la  question  pratique  et  politique  il  avait  laissé 
voir  son  hésitation  avec  une  entière  franchise,  il  avait  déclaré  que  le  gou- 
vernement anglais,  dans  le  choix  des  moyens  propres  à  secourir  la  Pologne, 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  229 

devait  apporter  la  plus  mûre  considération.  Les  excès  de  la  presse  anglaise 
montrant  une  coalition  imminente  dont  la  France  serait  le  bras,  dépeçant 
l'Europe  pour  nous  donner  les  provinces  rhénanes  aux  dépens  de  la  Prusse, 
ne  méritaient  donc  pas  plus  d'occuper  un  seul  jour  l'opinion  publique  que 
les  inventions  excentriques  de  la  télégraphie  annonçant  que  le  tsar  confiait 
à  l'empereur  des  Français  le  règlement  des  affaires  polonaises.  Il  faut  se 
contenter  de  voir  les  choses  telles  qu'elles  sont  réellement.  Pour  le  moment, 
les  bonnes  chances  de  la  Pologne  sont  dans  les  dispositions  communes  à 
trois  puissances  :  l'Angleterre,  la  France  et  l'Autriche;  dans  le  point  de 
départ  que  la  convention  prussienne  fournit  à  l'action  diplomatique  de  ces 
puissances;  dans  les  actes  de  salutaire  initiative  que  l'on  doit  encore  espé- 
rer de  l'empereur  Alexandre,  éclairé  par  les  inspirations  de  sa  conscience, 
par  les  conseils  de  ses  alliés  et  par  l'influence  morale  de  l'opinion  euro- 
péenne. 

Nous  savons  gré  au  gouvernement  français  de  n'avoir  point  laissé  échap- 
per l'occasion  que  lui  offrait  la  convention  militaire  conclue  entre  la  Prusse 
et  la  Russie.  Les  regrettables  paroles  échappées  à  M.  Billault  pendant  la 
discussion  de  l'adresse,  et  qui  ont  présenté  un  si  pénible  contraste  avec  le 
digne  langage  de  lord  Russell,  ne  nous  avaient  peut-être  pas  donné  le  droit 
de  compter  sur  la  décision  que  notre  gouvernement  a  montrée  dans  cette 
circonstance.  Il  a  promptement  répondu  par  là,  et  nous  l'en  félicitons,  au 
sentiment  du  pays.  Nous  croyons  aussi  que  le  gouvernement  n'a  nullement 
cherché  dans  la  question  qui  s'ouvrait  le  prétexte  d'un  agrandissement  ul- 
térieur, et  que,  loin  de  céder  à  un  entraînement  égoïste,  il  a  consulté  avant 
tout  le  véritable  intérêt  de  la  Pologne.  Deux  bonnes  chances  s'offraient  vi- 
siblement pour  la  Pologne  :  d'un  côté,  on  pouvait,  grâce  à  la  convention 
prussienne,  pénétrer  diplomatiquement  dans  la  question  polonaise;  d'un 
autre  côté,  grâce  aux  dispositions  communes  à  la  France,  à  l'Angleterre  et 
à  l'Autriche,  il  était  permis  d'espérer  qu'au  lieu  d'agir  isolément,  on  pour- 
rait aborder  la  question  polonaise  avec  la  force  morale  et  le  prestige  d'un 
concert  entre  trois  grandes  puissances.  C'est  à  profiter  de  ces  bonnes 
chances,  à  préparer  ce  concert,  à  le  constater,  à  le  lier,  que  nous  semble 
devoir  être  consacré  en  ce  moment  le  bon  vouloir  ou  l'effort  de  la  poli- 
tique française.  Les  mêmes  dispositions,  disons-nous,  sont  communes  aux 
trois  puissances.  On  en  a  eu  pour  l'Angleterre  la  preuve  publique  dans 
la  dernière  conversation  de  la  chambre  des  lords  sur  les  affaires  de  Po- 
logne. Les  allures  de  l'Autriche  peuvent  être  différentes,  une  plus  grande 
réserve  peut  lui  être  imposée;  mais  au  fond  elle  partage  l'opinion  des 
puissances  occidentales.  Nous  ne  doutons  point  qu'à  l'heure  qu'il  est  les 
trois  puissances,  après  s'être  réciproquement  assurées  de  l'identité  de 
leurs  sentimens  et  de  leur  opinion,  n'aient  envoyé  à  Berlin  des  représen- 
tations semblables.  Nous  sommes  donc  au  moment  où  la  partie  se  lie  pour 
ainsi  dire.  Qu'amènera  la  marche  des  choses?  Nous  désirerions  pour  notre 


230  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

part  que  le  concert  de  la  France,  de  T Angleterre  et  de  T Autriche  se  pût 
exprimer  le  plus  tôt  possible  dans  un  document,  dans  un  acte  commun 
aux  trois  puissances.  Au  surplus,  les  progrès  de  Tentente  à  trois  vont  dé- 
pendre de  la  conduite  de  la  Prusse  et  de  la  Russie.  Nous  comprenons 
qu'il  doive  y  avoir  des  nuances  dans  le  langage  que  l'on  fera  entendre  à 
Berlin  et  à  Pétersbourg.  C'est  Berlin  qui  a  eu  la  pensée  et  qui  a  été  l'in- 
stigateur de  la  convention  militaire  ;  c'est  Berlin  qui ,  par  sa  coopération 
spontanée ,  peut  égarer  le  gouvernement  russe  et  le  détourner  de  la  poli- 
tique que  ses  véritables  intérêts  lui  conseilleraient  de  suivre  envers  la  Po- 
logne. Il  convient  donc  que  les  observations  adressées  à  Berlin  soient  éga- 
lement courtoises,  mais  plus  sévères.  Il  y  a  plus  de  ménagemens  à  garder 
envers  Pétersbourg,  car  de  Pétersbourg  pourraient  venir  des  actes  d'initia- 
tive favorables  à  la  Pologne,  et  il  ne  faut  point  avoir  à  se  reprocher  de 
rendre  à  l'empereur  Alexandre  les  concessions  impossibles  en  offusquant 
son  indépendance  et  en  blessant  sa  fierté.  De  même  aussi,  dans  le  cas  où  la 
suite  des  événemens  viendrait  malheureusement  à  réclamer  de  la  part  des 
puissances  une  action  plus  énergique,  on  pourrait  admettre  une  différence 
de  ton  et  de  degré  entre  la  France  et  l'Angleterre  d'un  côté  et  l'Autriche 
de  l'autre.  L'essentiel  quant  à  l'Autriche,  ce  serait  qu'elle  conservât  aux 
puissances  occidentales  son  concours  moral ,  et  que  leurs  efforts  pour  la 
Pologne,  même  quand  ils  devraient  être  plus  vigoureux  que  les  siens,  eus- 
sent toujours  du  moins  son  approbation.  Remarquons  en  passant  deux  heu- 
reux effets  de  la  campagne  diplomatique  qui  semble  s'engager.  Cette  cam- 
pagne rapproche  l'Angleterre  de  la  France,  et  enlève  à  la  solidarité  de  la 
spoliation  de  la  Pologne  celle  des  puissances  copartageantes  qui  prêta  avec 
répugnance  sa  complicité  à  cet  acte  néfaste,  et  qui  en  a  gardé  le  remords. 
Deux  résultats  pareils  sont  un  bon  et  encourageant  commencement.  Ce  dé- 
but est  de  bon  augure  pour  la  Pologne  et  devrait  inspirer  de  sérieuses  ré- 
flexions à  la  Russie. 

Nous  le  disons  en  toute  sincérité,  et  en  cela  nous  ne  croyons  pas  manquer 
à  la  sympathie  que  nous  professons  pour  la  cause  polonaise  :  à  nos  yeux, 
le  souverain  qui  peut  encore  faire  le  plus  pour  la  Pologne,  c'est  l'empereur 
Alexandre.  Nous  ne  nous  attendons  point  à  le  voir  convaincre  par  le  froid 
langage  de  la  diplomatie,  qui  a  tant  de  peine  à  n'être  point  blessant.  Les 
actes  qui  pourraient  terminer  la  crise  actuelle,  ce  n'est  pas  la  diplomatie 
qui  les  lui  demandera,  car,  en  les  réclamant  de  lui,  elle  les  lui  rendrait  im- 
possibles. On  peut  les  lui  proposer  sans  impertinence  au  nom  des  senti- 
mens  et  des  pensées  que  fait  naître  sa  situation.  L'Europe  éclairée,  libérale, 
pacifique,  n'a  encore  éprouvé  pour  l'empereur  de  Russie  qu'une  estime  af- 
fectueuse. Elle  voit  en  lui  l'émancipateurdes  serfs.  Elle  accompagne  de  ses 
vœux  ce  prince  humain,  qui  a  eu  le  malheur  de  recevoir  en  héritage  un 
empire  que  le  pouvoir  absolu,  avec  ses  tyranniques  rigueurs,  a  laissé  sans 
organisation  politique  et  sans  organisation  sociale.  L'Europe  ne  connaît 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  231 

encore  de  Tempereur  Alexandre  que  des  intentions  généreuses  et  des  actes 
de  véritable  courage  civil.  La  générosité  de  ses  intentions  s'est  étendue  à 
la  Pologne  elle-même.  Il  a  voulu  faire  quelque  chose  pour  la  Pologne  :  il 
lui  avait  surtout  permis  d'espérer  beaucoup.  La  Pologne,  si  horriblement 
traitée  par  son  prédécesseur,  est  maintenant  l'écueil  de  son  règne.  Il  ne 
lui  est  plus  possible  d'ajourner,  d'éluder  la  question  polonaise.  La  voilà 
posée  dans  le  sang,  dans  le  sang  qui  coule  par  une  provocation  immorale 
de  son  propre  gouvernement.  Plus  honnête  et  plus  clairvoyant  que  ceux 
qui  le  conseillent  ou  prétendent  le  servir,  on  rapporte  qu'il  a  plusieurs 
fois  refusé  sa  sanction  à  l'odieux  recrutement  qui  a  mis  la  Pologne  en  feu. 
Il  voit  maintenant  les  fruits  du  funeste  système  du  marquis  "Wielopolski, 
auquel  il  avait  livré  la  Pologne  en  expérience.  Le  marquis,  ce  systématique 
ennemi  de  l'Occident,  qui  voulait  entraîner  ses  compatriotes  au  suicide 
de  la  nation  polonaise  par  haine  contre  l'Europe,  n'a  réussi  qu'à  soulever 
contre  la  domination  russe  en  Pologne  l'indignation  de  tous  les  peuples 
civilisés  et  la  réprobation  de  tous  les  gouvernemens  éclairés  et  vraiment 
puissans.  Entre  l'Europe  et  la  Russie,  le  gouffre  est  en  train  de  se  rouvrir. 
La  Russie  reprend  aux  yeux  des  nations  occidentales  le  caractère  répulsif 
de  la  barbarie  asiatique.  Que  fera  l'empereur  Alexandre  dans  cette  heure 
décisive  de  sa  vie  et  de  sa  carrière  historique?  S'opiniâtrera-t-il  dans  les 
pensées  de  résistance  et  d'autocratie  absolue?  Voudra-t-il  écraser  encore 
une  fois  la  Pologne  sous  le  poids  de  la  conquête?  Mais  la  conquête  et  ses 
violences  redoubleront  l'indignation  de  l'Europe  et  ne  produiront  rien  de 
définitif.  La  Pologne  conquise  et  martyrisée  ne  sera  pas  réduite.  Le  pro- 
blème de  la  Pologne  contiendra  pour  la  Russie  les  mêmes  difficultés  redou- 
tables auxquelles  viendra  s'user  la  force  impuissante.  Pourquoi  alors  l'em- 
pereur Alexandre  ne  prendrait-il  pas  sur-le-champ  la  résolution  humaine 
et  vraiment  noble  que  l'Europe  attend  de  lui?  Pourquoi  n'effacerait-il  pas 
un  passé  d'effroyables  persécutions  par  une  amnistie  générale?  Pourquoi 
ne  rendrait-il  pas  à  la  Pologne  l'autonomie  sous  un  vice-roi,  la  langue, 
l'armée  nationales,  la  constitution,  ces  garanties  données  par  les  traités, 
et  dont  la  restitution  était  promise  encore  en  1831  par  l'empereur  Nicolas? 
Accordées  aujourd'hui,  ces  concessions  seraient  reçues  avec  gratitude,  aux 
applaudissemens  du  monde,  et  assureraient  l'honneur  du  nom  d'Alexandre  IL 
L'empereu-r  Alexandre  les  refusera-t-il?  Croira-t-il  mieux  travailler  à  sa 
gloire  en  acceptant  les  secours  de  la  Prusse  et  en  faisant  ainsi  en  quelque 
sorte  un  humiliant  aveu  d'impuissance?  Préférera-t-il  laisser  l'insurrection 
durer  et  s'étendre ,  car  tout  annonce  que,  malgré  l'emportement  de  la  ré- 
pression ,  l'insurrection  est  destinée  à  durer  et  à  se  propager?  Voudra-t-il 
exposer  l'œuvre  de  l'émancipation  des  serfs,  dont  l'échéance  est  prochaine, 
aux  incertitudes  et  aux  accidens  d'une  guerre  civile  attachée  aux  flancs 
de  l'empire?  Prendra-t-il  le  sombre  parti  de  mépriser  les  vœux  de  la  civi- 
lisation occidentale,  de  rompre  moralement  avec  elle  et  de  s'enfoncer  avec 


232     ,  REVUE    DES    DEUX    5I0NDES. 

désespoir  dans  la  nuit  de  la  barbarie  asiatique?  Quand  on  envisage  l'alter- 
native qui  s'offre  à  l'empereur  Alexandre,  on  ne  peut  croire  qu'il  hésite, 
on  espère  qu'il  justifiera  la  bonne  opinion  qu'il  a  jusqu'à  présent  donnée 
de  lui;  on  attend  une  inspiration  de  sa  conscience,  un  coup  d'état  libé- 
rateur qui  pacifiera  la  Pologne,  et  maintiendra  la  société  russe  dans  les 
voies  de  la  civilisation. 

C'est  dans  cet  acte  décisif  que  l'amitié  de  la  France  peut  lui  être  profi- 
table. Quant  à  la  France,  jamais  plus  grande  occasion  ne  s'est  offerte  à  elle 
d'exercer  son  influence  m-orale.  Cette  influence  est  bien  plus  à  sa  place 
quand  il  s'agit  de  l'employer  en  Europe  que  lorsque  nous  essayons  de  l'ap- 
pliquer au-delà  des  mers,  aux  États-Unis  par  exemple.  La  réponse  de  M.  Se- 
ward  à  la  dépêche  de  notre  ministre  des  affaires  étrangères  qui  invitait  le 
gouvernement  de  l'Union  à  entrer  en  négociation  avec  les  confédérés  n'a 
pas  tardé  à  montrer  la  stérilité  de  notre  démarche.  Avions-nous  donc  be- 
soin d'apprendre  au  monde  que  nous  faisons  des  vœux  pour  le  rétablisse- 
ment de  la  paix  en  Amérique?  Cette  démonstration  superflue  est  en  effet 
le  seul  résultat  de  notre  projet  de  médiation  et  de  notre  proposition  de 
bons  ofli ces.  Nous  nous  trompons,  nous  avons  aussi  fourni  à  M.  Seward 
l'occasion  de  nous  persifler.  11  est  vrai  que  l'esprit  de  la  dépêche  du  secré- 
taire d'état  américain  n'est  que  du  persiflage  yankee  dont  on  a  peine  à 
saisir  la  malice  dans  une  traduction.  M.  Seward  était  autrefois  un  orateur 
remarquable;  il  est  moins  brillant  depuis  qu'il  tient  la  plume  pour  son  gou- 
vernement. Ses  dépêches  sont  longues,  diffuses,  lourdes,  sans  trait  :  il 
ignore  les  grâces  du  badinage  diplomatique.  Il  nous  répond  assez  sérieuse- 
ment que  les  États-Unis  sont  loin  d'être  épuisés  par  la  guerre,  qu'une  par- 
tie notable  des  états  sécessionistes  est  au  pouvoir  des  troupes  fédérales, 
que  l'Union,  qui  supporte  depuis  deux  ans  seulement  une  guerre  immense, 
imprévue,  à  laquelle  elle  n'était  point  préparée,  n'a  pas  après  tout  donné 
au  monde  une  idée  médiocre  de  sa  puissance  et  de  ses  aptitudes  mili- 
taires, et  a  le  droit  de  continuer  à  se  battre  tant  qu'il  lui  plaira;  mais 
où  M.  Seward  se  moque  un  peu  de  nous,  c'est  le  passage  où  il  déclare  que 
le  meilleur  endroit  pour  une  négociation  entre  les  parties  contendantes, 
c'est  la  salle  même  du  congrès,  où  des  places  vides  attendent  les  repré- 
sentans  des  états  dissidens.  C'est  nous  dire  nettement  :  Proposez  aux  états 
du  sud  de  reconnaître  préalablement  l'Union,  par  conséquent  de  se  sou- 
mettre, et  nous  ferons  la  paix.  Cette  conclusion,  où  la  raillerie  prend  des 
proportions  qui  ne  sont  plus  compatibles  avec  la  politesse,  guérira,  nous 
l'espérons,  notre  département  des  affaires  étrangères  de  ses  goûts  d'inter- 
vention dans  le  conflit  américain. 

L'Italie  n'est  plus  le  spectacle  préféré  de  l'Europe  :  nous  n'en  sommes 
point  fâchés  pour  elle;  moins  observée,  elle  devient  elle-même  moins  théâ- 
trale, se  recueille  et  s'occupe  de  ses  affaires.  Si  la  controverse  de  la  ques- 
tion romaine  avait  en  ce  moment  quelque  opportunité,  nous  signalerions 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  233 

volontiers  une  excellente  et  spirituelle  brochure  que  cette  question  a  ré- 
cemment inspirée  à  un  membre  du  parlement  qui  fit  partie  un  moment  du 
dernier  ministère  de  M.  de  Cavour.  L'auteur  de  cette  brochure,  M.  Jacini, 
est  bien  revenu  du  premier  trouble  que  la  nouvelle  politique  française  à 
l'endroit  de  Rome  avait  excité  chez  les  Italiens.  La  finesse  et  l'habileté  de 
M.  Jacini  consistent  à  prendre  au  mot  la  nouvelle  politique  française.  «  Vous 
voulez  que  Rome  et  le  patrimoine  demeurent  au  saint-père,  semble  dire 
M.  Jacini,  soit;  nous  autres  Italiens,  nous  pouvons  y  consentir  sans  grand 
dommage;  mais  ce  sera  alors  à  vous  de  réconcilier  le  saint-père  avec  l'Italie. 
Cette  réconciliation  comporte  un  ensemble  de  détails  matériels.  L'enclave 
romaine  devra,  par  exemple,  être  unie  au  royaume  par  un  traité  de  com- 
merce ou  une  union  douanière;  ses  frontières  seront  ouvertes  à  tous  les 
Italiens  qui  auront  à  passer  du  nord  au  sud  de  la  péninsule,  et  récipro- 
quement. Par  le  commerce,  par  le  transit  des  produits,  par  les  chemins 
de  fer,  par  le  courant  continu  des  voyageurs,  naturellement,  sans  violence, 
avec  cette  nécessité  qu'on  appelle  la  force  des  choses,  la  petite  enclave 
romaine  sera  bientôt  et  sans  cesse  traversée  par  les  idées,  les  intérêts, 
les  hommes,  l'atmosphère  morale  du  royaume.  En  réalité,  Rome  sera  nôtre, 
et  si  un  beau  jour  elle  devient  notre  capitale,  la  chose  aura  depuis  long- 
temps préexisté  au  nom.  Nous  n'avons  qu'à  accepter  les  termes  de  la  pro- 
position impériale  du  20  mai,  les  plus  favorables  au  saint-père,  et  l'évé- 
nement ne  tardera  pas  à  prouver  qu'ils  doivent  invinciblement  tourner  en 
notre  faveur.  Seulement  le  jour  où  nous  accepterions  cette  proposition, 
c'est  le  saint-père  qui  pousserait  le  cri  d'alarme  et  qui  n'en  voudrait  plus.  » 
Le  paradoxe  de  M.  Jacini  nous  paraît  très  sensé,  et  il  aura  fait  sans  doute 
son  chemin  lorsque  la  question  romaine  sera  replacée  à  l'ordre  du  jour. 

Pour  le  moment,  la  préoccupation  dominante  de  l'Italie  est  la  question 
financière.  Au > point  où  en  est  l'Italie  en  matière  de  finances,  il  est  néces- 
saire d'embrasser  cette  question  par  grandes  masses,  et  de  l'asseoir  sur  un 
système  large  et  définitif.  Le  cabinet  italien  possède  dans  M.  Minghetti 
l'homme  le  plus  propre  à  répondre  à  la  nécessité  de  cette  situation.  M.  Min- 
ghetti a  en  même  temps  l'esprit  généralisateur  et  la  connaissance  minu- 
tieuse des  détails;  il  a  largement  exploré  la  situation  financière  de  l'Italie  : 
d'une  part  des  dépenses  exagérées  par  l'abus  de  la  bureaucratie,  de  l'autre 
des  recettes  insuffisantes  soit  par  suite  de  l'inégale  répartition  des  taxes 
entre  les  diverses  parties  du  pays,  soit  par  suite  de  l'accroissement  des 
besoins  de  Tétat.  Il  a  eu  à  calculer  les  économies  qu'il  était  possible  de 
réaliser,  les  ressources  que  l'on  pourrait  réunir  par  la  péréquation  des  im- 
pôts et  par  la  création  de  nouvelles  taxes;  il  a  dû  supputer  non-seulement 
les  découverts  existans,  mais  ceux  qui  doivent  se  former  encore  pendant 
un  certain  temps.  Puis  il  fallait  passer  en  revue  les  ressources  extraordi- 
naires que  l'état  pourrait  réaliser  afin  de  faire  face  aux  découverts,  et  enfin 
chiffrer  la  différence  qu'on  ne  pourra  se  procurer  qu'en  ayant  recours  au 


2S4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

crédit  public.  M.  Minghetti  a  parcouru  ce  champ  immense,  où  viennent  se 
rencontrer  et  s'exprimer  sous  la  forme  la  plus  positive  les  grands  intérêts 
du  pays,  avec  une  aisance  et  une  supériorité  remarquables.  Son  exposé 
financier,  par  l'abondance  de  connaissances  et  la  fécondité  d'esprit  qu'il  y  a 
déployées,  ferait  honneur  à  un  chancelier  de  l'échiquier  d'Angleterre.  Cet 
important  discours  est  une  nouvelle  preuve  donnée  à  l'Europe  des  brillantes 
aptitudes  qui  distinguent  les  hommes  qui  sont  à  la  tête  de  l'Italie.  M.  Min- 
ghetti estime  qu'il  lui  faudra  quatre  années  pour  rétablir  l'équilibre  dans  le 
budget  italien,  et  parmi  les  ressources  qu'il  juge  nécessaires  pour  arriver  à 
ce  résultat  figure  un  emprunt  de  700  millions  dont  le  projet  est  en  ce  mo- 
ment discuté  dans  le  parlement  de  Turin.  Quand  et  sous  quelle  forme  cet 
emprunt  sera-t-il  émis?  Il  doit  être  si  prochain  que  toutes  les  conjectures  à 
cet  égard  sont  oiseuses.  Ce  qui  nous  paraîtrait  le  plus  sage,  c'est  que  l'em- 
prunt fût  émis  en  une  seule  fois  et  non  point  divisé.  Les  besoins  du  trésor 
n'en  réclamant  pas  la  réalisation  totale,  on  pourrait  en  diviser  les  termes 
de  paiement  et  les  échelonner  sur  une  longue  période.  Par  là,  l'emprunt 
paraîtrait  plus  léger  aux  diverses  places  qui  le  souscriraient,  et  les  fonds 
italiens,  qui  ne  seraient  plus  menacés  d'une  prochaine  émission  de  rentes, 
prendraient  leur  élasticité  naturelle.  Dans  tous  les  cas,  on  peut  prédire 
que  le  prochain  emprunt  sera  accueilli  avec  faveur  par  le  public  fran- 
çais. Nous  ne  pouvons  point  entrer  ici  dans  le  détail  du  plan  financier  de 
M.  Minghetti.  Nous  le  croyons  sainement  conçu  :  comme  il  arrive  toujours 
en  pareille  matière  et  surtout  lorsque  le  champ  des  prévisions  embrasse 
quatre  années,  il  est  probable  que  certaines  prédictions  de  M.  Minghetti 
ne  seront  pas  entièrement  réalisées,  tandis  que  d'autres  seront  dépassées. 
En  somme,  nous  avons  bonne  idée  de  l'avenir  financier  de  l'Italie.  Là  aussi, 
comme  en  Angleterre  et  en  France,  les  finances  auront  le  secours  imprévu 
de  cet  accroissement  de  la  richesse  publique  et  de  l'augmentation  des  re- 
venus indirects  qui  accompagnent  le  développement  des  chemins  de  fer. 
Dans  quatre  années,  à  la  date  que  M.  Minghetti  assigne  à  l'avènement  des 
budgets  équilibrés,  le  réseau  de  la  péninsule  sera  bien  avancé,  et  l'on  en- 
trera aussi  dans  la  période  du  grand  accroissement  des  revenus  indi- 
rects. 

Nous  voyons  des  peuples  partis  bien  après  nous,  comme  l'Italie,  jouir  des 
effets  pratiques  de  la  parole  publique  dans  le  jeu  des  institutions  parle- 
mentaires. Pour  nous,  durant  notre  temps  de  pénitence,  nous  n'avons  plus 
de  récréations  d'éloquence  que  dans  les  solennelles  séances  de  l'Académie 
française.  Celle  où  M.  Albert  de  Broglie  vient  de  prononcer  son  discours 
de  réception  marquera  dans  l'histoire  de  l'Académie.  M.  de  Broglie  y  a 
révélé  au  public  ce  talent  d'orateur  que  ses  amis  lui  connaissaient  de- 
puis longtemps.  L'Académie  a  entendu  rarement  un  aussi  beau  discours.  Un 
souffle  puissant,  un  art  de  composition  qui  discipline  sans  le  gêner  un  es- 
prit vigoureux  et  fin,  un  accent  de  conviction  sincère,  une  loyauté  de  pen- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  235 

sée  qui  rafraîchissent  Tâme  de  ceux  mêmes  qu'animent  des  convictions 
contraires  et  les  excitent  à  des  émulations  généreuses,  voilà*  les  qualités 
qu'ont  pu  apprécier  l'autre  jour  les  auditeurs  favorisés  de  M.  Albert  de 
Broglie.  Le  père  Lacordaire  a  été  cette  fois  dignement  compris  et  loué  par 
un  esprit  bien  différent  du  sien,  et  qui  cependant  n'est  point  exempt  de 
quelques-unes  des  inconséquences  dont  l'entraînant  prédicateur  nous  a 
donné  le  spectacle.  Ce  sont,  avec  des  tempéramens  divers,  deux  catholiques 
et  deux  libéraux.  La  foi  ardente  et  ferme  unie  à  un  généreux  amour  de  la 
liberté,  est-ce  une  inconséquence?  Nous  sommes  bien  loin  'de  le  croire, 
et  cependant  on  serait  tenté  de  trouver  en  défaut  la  logique  de  M.  Albert 
de  Broglie  lorsqu'on  le  voit  réclamer  au  nom  de  la  liberté  de  conscience 
la  durée  de  la  théocratie  à  Rome;  mais  ce  n'est  point  le  lieu  de  soulever  un 
tel  débat.  On  regretterait  plutôt,  avec  M.  Saint-Marc  Girardin,  que  les  évé- 
nemens  politiques  aient  enlevé  M.  de  Broglie  à  la  carrière  qui  semblait 
l'attendre;  on  regretterait  qu'il  n'ait  point  pu  défendre  au  sein  d'une  as- 
semblée publique  ses  opinions  religieuses;  entre  ce  champion  de  la  pa- 
pauté temporelle  et  un  défenseur  intrépide  de  la  liberté  civile  et  religieuse, 
quelle  grande  et  noble  lutte  on  se  plaît  à  rêver  !  e.  forcade. 


REVUE  MUSICALE. 


Si  le  monde  s'agite  et  s'inquiète  de  l'avenir,  ce  n'est  pas  le  cas  des  théâ- 
tres lyriques  de  Paris,  qui  ne  demandent  qu'à  vivre,  comme  ils  vivent  de- 
puis deux  mois,  avec  de  vieux  ouvrages  dont  le  public  n'est  jamais  las.  La 
Muette  de  Portici  ne  cesse  d'attirer  à  l'Opéra  une  foule  d'amateurs,  d'oisifs 
et  de  courtisans  du  succès  qui  font  sa  fortune.  Le  théâtre  de  l'Opéra-Co- 
mique  ne  peut  se  détacher  de  la  Daîne  Blanche  et  de  Lalla-Roukh,  qui  lui 
donnent  de  si  belles  recettes,  et  le  Théâtre-Lyrique  épuise  le  pauvre  Faust, 
qui  n'en  peut  plus,  en  attendant  que  l'administration  nous  serve  la  musique 
de  Cosi  fan  tutte,  rafraîchie  et  arrangée  au  goût  du  jour  sur  un  canevas  de 
Shakspeare.  Ce  sera  bien  joli  sans  doute  et  bien  piquant  que  de  voir  l'es- 
prit des  dramaturges  français  venir  au  secours  du  génie  de  Mozart!  Il  n'y 
a  que  M.  Carvalho  pour  avoir  de  ces  idées  ingénieuses  ;  il  a  déjà  fait  ses 
preuves  dans  ce  genre  d'industrie  en  bouleversant,  il  y  a  quelques  années, 
le  libretto  de  Fidelio, 

Au  Théâtre-Italien,  il  y  a  plus  que  du  nouveau,  il  y  a  de  l'imprévu. 
M.  Calzado,  qui  depuis  dix  ans  possède  le  privilège  d'arranger  et  de  déran- 
ger les  chefs-d'œuvre  de  l'école  italienne  pour  le  plus  grand  amusement 
du  public  parisien,  a  donné  sa  démission,  et  une  autre  administration,  as- 
sure-t-on,  sera  bientôt  chargée  de  relever  cette  école  du  bel  art  de  chanter, 


^36  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qui  est  tombée  si  bas,  et  qui  est  si  nécessaire  à  la  conservation  du  goût. 
Espérons  qu'on  ne  verra  plus  des  représentations  comme  celles  de  Don 
Juan  qu'on  nous  a  données,  espérons  qu'un  chef  d'orchestre  et  des  pro- 
fesseurs de  solfège  sans  autorité  n'auront  plus  le  droit  de  mutiler  des  par- 
titions comme  le  Barbier  de  Séville  et  Cosi  fan  tutle,  11  faut  à  la  tête  de 
ce  théâtre  un  administrateur  intelligent ,  qui  confie  à  un  artiste  considé- 
rable, à  un  compositeur  connu,  le  pouvoir  de  présider  à  l'exécution  et  de 
refréner  par  ses  conseils  les  licences  des  virtuoses  ignorans  et  vaniteux. 
Qu'il  ne  soit  plus  permis  à  M.  Delle-Sedie  de  crier  à  tue-tête  une  phrase 
du  Barbier  de  Séville,  —  Gvxirda,  do7i  Bartolo,  —  qui  doit  être  chantée  à 
demi-voix,  et  que  les  mouvemens,  les  nuances  et  ces  mille  détails  sans  les- 
quels il  n'y  a  pas  de  musique  soient  scrupuleusement  observés.  La  déca- 
dence dans  les  arts  s'accuse  toujours  par  des  altérations  insensibles  qu'on 
apporte  à  l'esprit  de  l'œuvre  qu'on  veut  interpréter,  par  la  liberté  que 
s'accordent  les  virtuoses  de  supposer  au  maître  des  intentions  qu'il  n'a  pas 
clairement  exprimées. 

En  attendant  que  ces  vœux  s'accomplissent,  le  Théâtre-Italien,  qui  a  eu 
beaucoup  de  fantaisies  pendant  le  cours  de  cette  saison,  a  donné  le  19  fé- 
vrier la  première  représentation  d'un  opéra  allemand  en  trois  actes,  Stra- 
della,  dont  la  musique  est  de  M.  de  Flottow.  Où  était  la  nécessité  de  faire 
traduire  et  d'accommoder  pour  le  Théâtre-Italien  de  Paris  une  faible  par- 
tition de  l'auteur  de  Martha^  dont  les  petites  idées  et  le  style  mou  et  incon- 
sistant ne  sont  ni  de  l'école  allemande,  ni  de  l'école  italienne,  ni  de  l'école 
française?  Eh  quoi!  vous  avez  dans  votre  ancien  répertoire  des  chefs- 
d'œuvre  nés  sur  le  sol  ove  il  bel  si  risuona^  vous  pourriez  évoquer  des 
opéras  presque  inconnus  de  Cimarosa,  de  Guglielmi,  de  Paisiello,  de  Fio- 
ravanti,  de  Donizetti  et  même  de  Rossini,  et  vous  allez  choisir  un  ouvrage 
médiocre  qui  n'a  pas  été  écrit  pour  des  voix  italiennes.  Vous  avez  donc  été 
bien  émerveillé  de  la  musiquette  de  Martha  pour  vous  être  ainsi  empressé 
de  donner  Stradella,  qui  est  bien  inférieur  au  chef-d'œuvre  de  M.  de  Flot- 
tow !  Vraiment  le  Théâtre-Italien  de  Paris  n'a  pas  été  institué  pour  exhi- 
ber de  petits  opéras  romantiques  allemands,  mais  pour  exécuter  les  belles 
œuvres  de  l'école  italienne.  M.  de  Flottow^,  qui  est  Allemand,  à  passé  une 
partie  de  sa  jeunesse  à  Paris,  où  il  a  fait  son  éducation  musicale.  Très 
répandu  dans  le  monde,  il  s'y  fit  connaître  comme  un  amateur  distingué, 
et  produisit  plusieurs  ouvrages,  dont  le  plus  connu  est  la  Duchesse  de 
Guise,  qui  fut  représenté  au  théâtre  Ventadour  en  ISZjO  au  bénéfice  des 
Polonais.  Après  avoir  essayé  de  l'Opéra-Gomique  par  un  petit  acte,  l'Es- 
clave du  Camoëns,  qui  n'eut  aucun  succès,  M.  de  Flottow  se  rendit  en  Alle- 
magne, et  donna  au  théâtre  de  Hambourg,  en  ISZiZi,  Slradella,  qui  fut  très 
bien  accueilli  dans  les  principales  villes  de  l'Allemagne.  Martha  est  venue 
après  et  a  été  écrite  à  Vienne  en  18Zi7.  Le  sujet  de  Slradella,  qui  a  été 
plusieurs  fois  mis  au  théâtre,  est  trop  connu  pour  que  nous  ayons  besoin 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  237 

d'en  donner  une  longue  explication.  Le  fait  capital  de  la  vie  de  ce  grand 
artiste  et  de  ce  merveilleux  chanteur  italien  du  xvii'^  siècle  est  parfaitement 
authentique.  Il  est  consigné  dans  un  livre  curieux,  VHistoire  de  la  Musique 
et  de  ses  effets^  ouvrage  posthume  d'un  médecin  français,  nommé  Bourde- 
lot,  qui  est  mort  en  1683. 

D'après  le  récit  de  Bourdelot,  reproduit  par  M.  Fétis  (1),  Stradella  a 
été  tué  à  Gênes  en  1678,  après  la  représentation  d'un  opéra  de  sa  com- 
position ,  la  Forza  delV  amore  palenio,  qui  avait  obtenu  un  grand  suc- 
cès. Stradella  était  un  compositeur  et  un  chanteur  distingué  qui  avait  en- 
levé la  maîtresse  d'un  noble  vénitien  à  qui  il  avait  donné  des  leçons  de 
chant.  Les  deux  amans  se  sauvèrent  d'abord  à  Rome,  où  ils  furent  bientôt 
suivis  par  deux  assassins  qui  étaient  payés  par  le  noble  vénitien  pour  se 
défaire  de  l'un  ou  de  l'autre.  Étant  arrivés  à  Rome,  les  deux  bravi  ap- 
prirent que  le  lendemain  Stradella  devait  faire  exécuter  à  cinq  heures  du 
soir,  dans  l'église  de  Saint- Jean-de-Latran ,  un  oratorio  de  sa  composition. 
Le  succès  qu'obtint  cette  composition  fut  si  grand  et  le  public  parut  si 
émerveillé  de  la  musique  et  du  chant  de  Stradella  que  cet  effet  changea 
comme  par  miracle  les  dispositions  des  deux  scélérats.  Non-seulement  ils 
renoncèrent  à  accomplir  leur  crime,  mais  ils  donnèrent  le  conseil  à  Stra- 
della de  quitter  Rome  à  l'instant  et  de  chercher  un  autre  asile.  Stradella  ne 
se  le  fit  pas  dire  deux  fois,  et  il  partit  avec  sa  maîtresse  pour  Turin.  —  Le 
grand  artiste,  toujours  au  dire  de  Bourdelot,  n'en  fut  pas  quitte  pour  si  peu. 
Poursuivi  de  nouveau  par  deux  autres  assassins,  soldés  toujours  par  l'im- 
placable Vénitien,  et  dirigés  cette  fois  par  le  père  même  de  la  maîtresse  de 
Stradella ,  il  fut  attaqué  un  soir  par  ces  trois  brigands ,  qui  lui  donnèrent 
chacun  un  coup  de  stylet  dans  la  poitrine,  et  puis  ils  se  sauvèrent  chez 
l'ambassadeur  de  France,  qui  eut  l'infamie  de  les  couvrir  de  son  privilège 
d'asile.  Un  an  après  ce  triste  événement,  Stradella,  qui  était  guéri  de  ses 
blessures,  et  qui  avait  épousé  la  femme  qu'il  avait  enlevée,  fut  obligé  d'aller 
faire  un  petit  voyage  à  Gênes  avec  sa  nouvelle  épouse.  C'est  dans  cette  ville 
qu'ils  furent  assassinés  tous  deux  dans  la  chambre  de  l'auberge  où  ils 
étaient  descendus.  Les  assassins  se  sauvèrent  sur  une  barque  qui  les  atten- 
dait dans  le  port  de  Gênes,  «  de  sorte,  ajoute  naïvement  Bourdelot,  qu'il 
n'en  fut  plus  parlé,  et  ainsi  périt  le  plus  grand  musicieti  de  toute  l'Italie  » 
vers  1670.  C'est  beaucoup  dire;  mais  il  est  certain  que  Stradella  avait  une 
grande  réputation  dans  son  temps.  Le  père  Martini  nous  a  conservé,  dans 
le  second  volume  de  son  Saggio  di  Contrappunto  fugato,  un  charmant  duo 
de  Stradella.  On  trouve  de  la  musique  de  ce  compositeur  dans  la  biblio- 
thèque du  Conservatoire  de  Paris,  et  tout  le  monde  connaît  l'admirable  air 
d'église  que  M.  Fétis  a  fait  chanter  dans  les  concerts  historiques  qu'il  a 
donnés  en  1832. 

(1)  Dans  la  première  édition  de  la  Biographie  univeiselle  des  Musiciens. 


238  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Il  est  toujours  téméraire  de  choisir  pour  sujet  d'un  librelto  d'opéra  un 
grand  artiste ,  et  surtout  un  musicien.  II  est  rare  que  le  compositeur  rem- 
plisse, dans  ce  cas,  toutes  les  conditions  qu'exige  l'imagination  du  public. 
En  1837,  on  donna  au  théâtre  du  Palais-Royal  un  gros  vaudeville  sous  le 
titre  de  Stradella,  qui  eut  beaucoup  de  succès  et  dont  une  partie  de  la  mu- 
sique, paraît-il,  était  de  M.  de  Flottow  lui-même,  qui  alors  cherchait  for- 
tune. Le  3  mars  de  la  même  année,  un  autre  Stradella^  en  quatre  actes,  fut 
représenté  à  l'Opéra  avec  un  succès  d'estime.  Le  librelto  était  de  MM.  Emile 
Deschamps  et  Émilien  Pacini,  et  la  musique  de  M.  Niedermeyer,  dont  ce  fut 
ia  première  œuvre  importante.  Le  librettiste  allemand  qui  a  élaboré  le  sujet 
de  Stradella  pour  M.  de  Flottow  a  divisé  sa  fable  en  trois  actes,  sans  au- 
cun scrupule  pour  la  donnée  historique,  qu'il  a  sans  doute  ignorée. 

Le  premier  acte  se  passe  à  Venise,  où  Stradella  s'éprend  d'une  belle  pas- 
sion pour  Leonora,  pupille  d'un  certain  Delfino,  qui  n'a  pas  l'humeur  com- 
mode. Comme  le  tuteur,  en  effet,  repousse  les  prétentions  et  l'amour  de 
Stradella,  les  deux  amans  s'enfuient  de  Venise  et  vont  se  réfugier  dans  un 
village  des  environs  de  Rome.  C'est  là  dans  une  auberge  connue  et  qui  porte 
cette  inscription  :  alla  Campanella  (à  la  clochette),  qu'arrivent  aussi,  l'un 
après  l'autre,  les  deux  bravi  chargés  par  Delfino  d'expédier  dans  l'autre 
monde  le  merveilleux  chanteur.  Une  lutte  s'engage  alors  entre  les  deux  amans 
et  les  assassins,  lesquels,  attendris  par  les  nobles  accens  de  Stradella,  tom- 
bent à  ses  pieds  et  lui  demandent  pardon  de  leur  criminel  projet.  La  pièce 
-s'achève  joyeusement  par  le  mariage  de  Stradella  avec  Leonora,  sous  les 
auspices  du  vieux  sénateur  Delfino,  qui  bénit  ses  enfans,  qu'il  avait  voulu 
faire  assassiner  l  C'est  le  plus  comique  des  mélodrames  que  j'aie  jamais  vus 
de  ma  vie.  Ajoutez  que  les  deux  bravi  convertis  deviennent  les  serviteurs 
de  Stradella,  et  que  tout  le  monde  est  heureux  et  content.  Quelques  inci- 
dens  de  mise  en  scène  et  une  ou  deux  situations  assez  bien  amenées  font 
supporter  ces  trois  actes,  remplis  d'une  gaîté  équivoque  et  d'une  fade  sen- 
siblerie. 

On  ne  peut  louer,  au  premier  acte  de  cet  ouvrage  débile  et  monotone,  ni 
l'ouverture,  qui  est  médiocre,  ni  le  premier  chœur  de  l'introduction ,  sur 
lequel  plane  la  voix  de  Stradella.  La  sérénade  qui  suit  et  que  le  héros 
chante  sous  le  balcon  de  sa  belle  : 

Gara!  il  tuo  bene 
A  te  s' en  viene 
Gon  lieto  cor 

ost  une  mélodie  agréable  et,  relativement  au  style  de  l'ouvrage,  assez  ori- 
ginale. Le  duo  pour  soprano  et  ténor  qui  résulte  ensuite  de  l'entrevue  des 
deux  amans  contient  une  phrase  douce  et  même  touchante  sous  ces  paroles 
«]ue  Stradella  adresse  à  Leonora  : 

Fer  colline  e  valli  erbose 
Mi  conducca  in  porto  amor! 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  239 

J'aime  surtout  le  dessin  ostinato  de  Torchestre  dans  la  première  partie  de 
ce  duo.  L'air  de  bravoure  que  M.  de  Flottow  a  écrit  expressément  pour 
M''«^  Battu  n'a  rien  qui  le  distingue  des  airs  de  bravoure  ordinaires;  mais  le 
finale  du  premier  acte,  avec  les  différons  épisodes  qui  le  traversent,  est  un 
morceau  d'ensemble  qui  ne  manque  pas  d'effet.  Au  second  acte,  qui  est  le 
meilleur  des  trois,  on  remarque  le  chœur  des  paysans  romains,  qui  ne  s'é- 
lève pas  au-dessus  du  style  de  l'opéra-comique,  et  puis  le  duo  bouffe  que 
chantent  les  deux  bravi,  qui  se  retrouvent  et  se  reconnaissent  dans  l'au- 
berge de  la  Campanella.  Ce  duo  ne  manque  ni  d'entrain  ni  de  piquant. 
Quant  au  finale  du  second  acte,  il  est  construit  sur  le  même  patron  que 
les  morceaux  d'ensemble  et  dans  un  rhythme  que  M.  de  Flottow  ne  peut 
pas  quitter.  On  remarque  néanmoins  dans  ce  finale  la  chanson  à  boire  des 
bravi,  dont  les  glu  glu  excitent  l'hilarité  du  public,  et  surtout  la  ballade 
que  chante  Stradella  sur  la  légende  de  Salvator  Rosa  qui  termine  le  tableau  : 

In  fondo  agi'  Abruggi 

Vandante  de  cette  ballade  est  joli,  et  M.  Naudin  le  chante  à  ravir.  Le  duo  de 
Stradella  et  de  Leonora  qui  ouvre  le  troisième  acte  n'a  rien  de  remarqua- 
ble ;  le  quatuor  qui  vient  après  n'est  pas  non  plus  d'un  grand  effet,  et  je 
préfère  à  ces  deux  morceaux  le  chœur  des  pèlerins  auquel  viennent  s'en- 
chaîner la  voix  de  Stradella  et  celle  de  Leonora.  Je  ne  dirai  rien  non  plus 
du  trio  des  trois  hommes,  et  je  ne  signalerai  plus  que  l'hymne  religieux  en 
l'honneur  de  la  Vierge  que  chante  Stradella  : 

O  santa,  o  pia 
Del  ciel  regina! 

C'est  une  mélodie  vague  et  sans  caractère  qui  n'implique  pas ,  il  s'en  faut 
de  beaucoup,  l'effet  que  le  chanteur  inspiré  produit  sur  le  peuple  ému.  Tel 
est  cet  opéra  de  Stradella j  si  populaire  en  Allemagne,  ouvrage  monotone 
et  faiblement  écrit,  où  l'on  trouve  quelques  morceaux  agréables  qui  ne  suf- 
fisent pas  à  défrayer  trois  actes  d'une  fable  niaise  et  dépourvue  d'intérêt. 
Ni  les  idées,  ni  le  style  surtout  de  M.  de  Flottow  ne  révèlent  un  musicien 
original  et  fortement  trempé.  Il  abuse  de  certains  rhythmes  dont  la  per- 
istance  engendre  l'ennui,  et  son  harmonie,  qui  module  peu,  se  traîne  sur 
une  pédale  inférieure  dont  le  ronflement  perpétuel  assoupit  l'oreille.  Re- 
présenté sur  un  théâtre  moins  important  que  le  Théâtre-Italien,  Stradella, 
qui  n'est  après  tout  qu'un  opéra-comique,  aurait  trouvé  un  accès  plus 
facile  auprès  du  public  français,  car  nous  sommes  loin  de  méconnaître  ce 
qu'il  y  a  de  grâce,  de  naturel  et  de  motifs  heureux  dans  la  partition  que 
nous  venons  d'apprécier.  L'exécution  de  Stradella  est  assez  soignée.  M.  Nau- 
din, dont  la  voix  de  ténor,  un  peu  gutturale  dans  le  bas,  contient  quelques 
notes  délicieuses  dans  le  registre  supérieur,  chante  avec  passion  et  joue 
avec  entrain  le  rôle  principal.  Il  dit  fort  bien  la  sérénade  du  premier  acte 


2A0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  surtout  la  prière  à  la  Vierge  de  la  fin.  Il  serait  à  désirer  pourtant  que 
M.  Naudin  modérât  un  peu  ses  élans  et  ses  portame7itij  et  qu'il  mît  un  plus 
grand  soin  à  bien  articuler  la  belle  langue  de  son  pays.  MM.  Delle-Sedie  et 
Zucchini  sont  deux  bravi  bien  élevés  qui  se  laissent  facilement  attendrir  et 
qui  ne  demandent  pas  mieux  que  de  bien  vivre  avec  la  justice.  Ils  sont 
drôles  tous  les  deux  dans  les  couplets  à  boire  du  second  acte  et  dans  le  trio 
avec  le  tuteur  Bassi.  Quant  à  M"^  Battu,  elle  chante  les  morceaux  difficiles 
du  rôle  de  Leonora  avec  le  talent  et  la  distinction  de  style  que  tout  le  monde 
lui  reconnaît.  Que  n'a-t-elle,  cette  cantatrice  d'un  vrai  mérite,  un  peu  du 
souffle  vital  et  de  la  nature  heureuse  et  téméraire  de  M'^«  Patti ,  qui  vient 
de  s'envoler  d'ici  pour  aller  enchanter  les  habitans  et  la  cour  de  Vienne  ! 
Ah  !  si  M"^  Patti,  par  sa  belle  voix  stridente  et  flexible,  par  ses  roucoulemens 
oerfides,  par  ses  grâces  naturelles,  par  ses  petites  mines  d'enfant  espiègle, 
les  charmes  de  sa  personne  et  de  son  talent,  pouvait  adoucir  le  cœur  des 
méchans  et  des  sots  qui  gouvernent  le  monde,  qui  tyrannisent  et  oppriment 
les  pauvres  nations,  que  nous  serions  indulgent  alors  pour  tous  les  petits 
péchés  qu'elle  a  commis  à  Paris  contre  le  goût  et  la  musique  des  grands 
maîtres  ! 

Le  théâtre  de  l'Opéra-Comique,  malgré  le  bonheur  dont  il  jouit  depuis 
deux  mois  avec  les  succès  fructueux  de  la  Dame  Blanche  et  de  Lalla-Roukh, 
a  bien  voulu  modifier  légèrement  ses  affiches  et  varier  un  peu  nos  plaisirs. 
En  conséquence  de  cette  noble  résolution,  il  a  produit  le  11  février  V Illustre 
Gaspard^  imbroglio  en  un  acte  assez  amusant,  grâce  au  talent  et  à  la  verve 
de  M.  Couderc,  qui  est  chargé  du  rôle  principal.  Il  s'agit  d'un  célèbre  vo- 
leur connu  dans  les  fastes  du  crime  sous  le  nom  de  Gaspard  de  Besse,  qui 
jette  la  terreur  dans  les  environs  de  la  petite  ville  de  Brignoles.  Ce  protée 
échappe  à  tous  les  pièges  qu'on  lui  tend,  et  il  fait  trembler  M.  le  chevalier 
de  Cavailles,  maire  de  Brignoles,  qui  ne  sait  à  quel  saint  se  vouer.  Ce  mo- 
dèle des  magistrats  a  une  nièce  qu'il  ne  veut  pas  donner  en  mariage  à  un 
certain  Barlaudier,  parce  que  celui-ci  n'est  qu'amoureux.  L'intrigue  se  dé- 
noue cependant  par  l'union  de  la  nièce  et  de  Barlaudier,  qui  a  eu  l'au- 
dace de  pénétrer  dans  la  maison  du  maire  sous  le  vague,  mais  terrible 
soupçon  qu'il  était  l'illustre  Gaspard.  Cette  petite  pièce  absurde,  mais  assez 
ingénieusement  intriguée,  est  de  MM.  Duvert  et  Lausanne,  et  la  musique 
est  le  fruit  peu  original  de  M.  Eugène  Prévost,  connu  par  un  ou  deux  autres 
péchés  de  ce  genre.  C'est  tout  ce  que  nous  pouvons  en  dire  pour  ne  pas 
accuser  M.  Eugène  Prévost  d'être  un  imitateur  servile  des  idées  courantes. 
Le  21  février,  le  théâtre  de  l'Opéra-Comique  a  été  bien  autrement  hardi  ! 
Il  a  donné  la  première  représentation  d'un  ouvrage  en  deux  actes  et  en 
vers,  s'il  vous  plaît,  sous  ce  titre  attrayant  :  la  Déesse  et  le  Berger.  Le 
poème,  c'est  bien  le  cas  de  le  qualifier  ainsi,  est  de  M.  Camille  du  Locle; 
la  musique  a  été  écrite  par  M.  Jules  Duprato.  Ce  compositeur,  lauréat  de 
l'Institut,  a  débuté  à  l'Opéra-Comique,  il  y  a  quelques  années,  par  un  petit 


RETDE.    —   CHRONIQUE.  2/il 

Opéra  en  un  acte,  les  Trovatelles,  dont  Ja  musique  facile  avait  inspiré  quel- 
que confiance  dans  l'avenir  de  son  talent.  L'année  dernière,  le  30  avril , 
M.  Duprato  a  fait  représenter  à  ce  même  théâtre  un  opéra  en  trois  actes, 
Salvator  Rosa,  qui  fut  froidement  accueilli  par  le  public,  et  dont  le  triste 
résultat  détruisit  en  partie  la  bonne  opinion  qu'on  avait  conçue  de  l'au- 
teur des  Trovatelles.  La  nouvelle  partition  de  M.  Duprato,  nous  sommes 
forcé  de  le  reconnaître,  hélas!  prouve  d'une  manière  trop  évidente  que 
ce  compositeur,  d'ailleurs  fort  habile,  manque  tout  à  fait  d'originalité.  On 
est  frappé  du  nombre  de  passages,  de  mélodies,  de  traits  d'accompagne- 
ment connus  et  mis  en  circulation  depuis  longtemps,  qu'on  rencontre  dans 
la  Déesse  et  le  Berger,  dont  le  premier  acte  est  presque  la  contre-partie 
du  premier  acte  de  Lalla-Roukh.  En  effet,  l'amour  du  berger  Bathyle  pour 
la  fausse  déesse  Maïa,  cet  amour,  qui  est  traversé  par  la  surveillance  de 
Palémon,  est  une  situation  qui  a  beaucoup  d'analogie  avec  celle  de  la  prin- 
cesse Lalla-Roukh,  éprise  d'une  noble  passion  pour  le  poète-chanteur  Nou- 
reddin,  qui  est  pourchassé  par  la  crainte  jalouse  de  Baskir.  Au  second  acte 
de  la  Déesse  et  le  Berger,  dont  le  lihretlo  est  facilement  écrit,  on  apprend 
que  le  pauvre  berger  est  le  fils  de  Bacchus  et  d'Ariane.  Le  dieu  du  vin,  qui 
joue  dans  cette  pièce  le  rôle  d'une  espèce  de  père  noble,  reconnaît  Ba- 
thyle, et  le  proclame  son  fils  légitime.  Le  berger  inconnu  remonte  alors  au 
rang  des  dieux  de  l'Olympe  et  donne  sa  main  à  Maïa,  qui,  de  simple  mor- 
telle qu'elle  était,  devient  la  compagne  d'un  être  divin.  Cette  conclusion, 
comme  on  voit,  a  beaucoup  d'analogie  avec  celle  de  l'opéra  de  M.  Félicien 
David,  où  Lalla-Roukh  retrouve  dans  le  chanteur  Noureddin  son  seigneur 
et  maître  le  roi  de  Boukharie. 

Il  est  bien  difficile  de  signaler  les  morceaux  remarquables  de  la  Déesse 
et  le  Berger  qu'on  puisse  attribuer  à  M.  Duprato  sans  déni  de  justice.  Après 
l'ouverture,  qui  n'a  rien  de  remarquable,  on  peut  louer  le  premier  chœur 
que  chantent  les  nymphes,  bien  que  la  couleur  générale  de  cette  gracieuse 
introduction  rappelle  fortement  la  manière  de  M.  Félicien  David.  Le  duo 
pour  ténor  et  soprano,  entre  le  berger  Bathyle  et  Maïa,  mérite  le  même 
éloge  et  le  même  reproche.  Il  est  d'ailleurs  trop  long,  surtout  alors  que  les 
deux  voix  se  réunissent  et  s'étreignent.  Le  chœur  des  nymphes  invisibles, 
que  l'on  chante  derrière  les  coulisses  pendant  que  Bathyle  évoque  les  sou- 
venirs de  sa  première  jeunesse, 

Les  nymphes  sont  pour  toi,  berger,  reprends  courage! 

reproduit  un  effet  trop  connu  pour  qu'on  le  remarque.  J'en  dirai  autant  de 
la  romance  de  Bathyle  : 

Je  puis  comme  autrefois 
Venir  dans  ce  bois  sombre, 

mélodie  médiocre,  qu'une  certaine  partie  du  public  a  osé  faire  recommen^ 

TOME  XLIV,  16 


2A2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cer!  Le  duo  entre  Bacchus  et  Silène  manque  aussi  de  franchise.  Il  est  inter- 
minable, et  rappelle  des  formules  connues,  comme  presque  tous  les  mor- 
ceaux de  la  partition.  Pourquoi  donc  a-t-on  redemandé  à  M""'  Baretti  les 
couplets  qu'elle  chante  d'une  voix  aigrelette  et  sur  des  paroles  que  voici  : 

Je  veux  tenter  l'expérience. 
J'ai  bien  peur,  mais,  ma  foi?... 

n  n'y  a  certainement  rien  de  piquant  dans  la  mélodie  écourtée  que  débite 
la  cantatrice.  Tout  le  premier  acte  de  la  Déesse  et  le  Berger  est  rempli  de 
ces  sortes  de  lieux-communs  élégamment  reproduits  qui  ne  font  illusion  à 
personne.  Parmi  les  morceaux  nombreux  encore  du  second  acte,  je  ne  puis 
vraiment  louer  ni  le  trio  entre  Bacchus,  Silène  et  Palémon,  ni  le  rondeau 
de  Palémon  : 

N'allez  pas 
Aux  profanes  la  redire, 

ni  le  quintette  qui  vient  après,  et  dans  lequel  se  détache  un  duo  pour  so- 
prano et  ténor  entre  Maïa  et  Bathyle ,  qui  est  bien  long  et  d'une  tournure 
vulgaire.  Faut-il  citer  les  couplets  que  chante  Bacchus  d'un  ton  paterne  : 

Jupiter  ne  donne  aux  humains 
Que  des  biens  mêlés  de  tristesse  ? 

J'aime  mieux  le  petit  chœur  de  femmes  qu'on  chante  en  l'honneur  de  la 
nouvelle  déesse  : 

O  Maïa,  déesse  charmante, 
Nous  accourons  tous 
Prier  à  tes  genoux, 

et  la  scène  finale,  où  l'influence  de  Lalla-Roukh  et  de  M.  Félicien  David 
est  frappante.  J'ai  rarement  vu  un  phénomène  plus  curieux  que  celui  que 
présente  l'ouvrage  que  je  viens  d'examiner  rapidement.  Ce  musicien  de 
beaucoup  de  talent  a  fait  un  opéra  en  deux  actes  qui  renferme  de  quinze  à 
vingt  morceaux  qui  tous  portent  la  trace  des  souvenirs  de  l'auteur,  et  de 
son  aptitude  singulière  à  s'approprier  les  idées  d'autrui.  Il  y  a  de  tout  dans 
la  partition  de  la  Déesse  et  le  Berger^  du  Donizetti ,  du  Verdi ,  du  Pré  aux 
Clercs,  et  surtout  une  forte  imitation  du  style  et  de  la  couleur  élégiaque 
de  Lallor-Roukh.  Il  est  pénible  d'être  obligé  de  conclure  que  le  nouvel  opéra 
de  M.  Duprato,  la  Déesse  et  le  Berger,  n'ajoutera  rien  à  la  réputation  que 
s'est  acquise  cet  habile  artiste. 

La  musique  et  l'art  de  chanter  viennent  de  faire  une  perte  douloureuse. 
M"*  Damoreau-Ginti ,  la  cantatrice  la  plus  exquise  et  la  plus  parfaite  qu'ait 
produite  la  nouvelle  école  française,  transformée  par  le  génie  de  Rossini, 
est  morte  ces  jours-ci,  âgée  de  soixante-trois  ans.  Elle  était  née  à  Paris  au 
commencement  du  siècle,  et  elle  a  traversé  une  longue  vie  avec  un  succès 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  243 

qui  n'a  fait  que  s'accroître  jusqu'à  la  fin  de  sa  carrière  dramatique.  Nous- 
reviendrons  sur  ce  sujet  charmant,  et  nous  ne  laisserons  pas  partir  une 
artiste  aussi  éminente  sans  lui  faire  nos  adieux.  p.  scddo. 


ESSAIS    ET   NOTICES. 


LIVRES     NOUVEAUX    DU     NORD. 


Nous  avons  récemment  essayé  d'établir  dans  la  Revue  (1)  à  quel  point 
précis  en  étaient  arrivées  les  études  archéologiques  en  Suède  et  en  Dane- 
mark. Il  n'est  pas  besoin  de  rappeler  que  les  observations  des  savans  du 
Nord  sont  d'une  extrême  importance,  et  que  nos  archéologues  français  ont 
un  grand  intérêt  à  pouvoir  les  suivre  à  mesure  qu'elles  se  produisent  (2). 
M.  Nilsson,  d'après  qui  nous  avons  fait  connaître  le  curieux  monument  de 
Kivik,  vient  de  publier  tout  récemment  la  seconde  partie  de  son  grand 
ouvrage  (3).  Il  y  continue  le  développement  de  sa  thèse  :  les  tribus  du 
Nord,  n'ayant  encore  que  des  instrumens  et  des  armes  de  pierre,  auraient 
reçu  à  une  époque  difficile  à  déterminer,  mais  en  tous  cas  fort  ancienne, 
une  civilisation  beaucoup  plus  avancée  par  l'arrivée  des  Phéniciens,  qui 
leur  apportaient  en  même  temps  l'usage  du  bronze  et  le  culte  de  Baal. 
Après  avoir  recueilli  des  observations  qui  feraient  remonter,  selon  lui,  les 
premières  relations  commerciales  des  Phéniciens  avec  le  Nord  aux  temps 
homériques,  M.  Nilsson  arrive  à  un  épisode  intéressant  de  son  sujet,  au 
fameux  voyage  de  Pythéas  dans  l'île  de  Thulé ,  et ,  bien  que  les  Allemands 
aient  accumulé  sur  cette  énigmatique  histoire  les  dissertations  savantes,  il 
trouve  moyen,  après  Movers,  W.  Bessell,  Redslob  et  tant  d'autres,  d'obtenir 
des  résultats  entièrement  nouveaux.  Il  doit  cet  avantage  particulièrement 
à  sa  profonde  connaissance  de  la  nature  septentrionale  ainsi  qu'à  l'heu- 
reuse et  féconde  alliance,  par  lui  réalisée,  des  sciences  physiques  avec 
l'archéologie;  ajoutons  l'expérience  de  toute  une  vie  consacrée  à  ces  no- 
bles études. 

On  sait  que  Pythéas,  né  à  Marseille,  entreprit  son  voyage  dans  le  Nord 
vers  l'an  350  avant  Jésus-Christ.  On  sait  aussi  que  nous  n'avons  sur  cet  im- 
portant épisode  d'autres  témoignages  que  quelques  fragmens  du  récit  de 

(1)  Du  l«f  novembre  1862. 

(2)  I]  suffit  de  connaître  les  attachans  travaux  de  M.  Henri  Martin  sur  les  monumens 
celtiques  en  Irlande  pour  comprendre  à  combien  d'interprétations  diverses  tant  de  nou- 
velles remarques  peuvent  donner  lieu,  et  jusqu'où  elles  peuvent  intéresser  nos  propres 
origines. 

(3)  Les  Habitans  primitifs  du  Nord  Scandinave;  Stockholm,  in-4'',  en  suédois. 


2i4â  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Pythéas  lui-même,  conservés  par  quelques  écrivains  romains  ou  grecs  dans 
l'intention  évidente  de  démontrer  la  fausseté,  suivant  eux  ridicule,  d'asser- 
tions qu'ils  ne  pouvaient  comprendre.  Voici  comment  M.  Nilsson  raisonne  : 
à  ses  yeux,  Pythéas  est  Phénicien  par  la  religion;  c'est  un  adorateur  du 
soleil.  L'inscription  phénicienne  trouvée  en  18Zi5  à  Marseille,  publiée  par 
M.  l'abbé  Barges  et  commentée  par  M.  Mo  vers  (1),  qui  la  croit  du  iV'  siècle 
avant  Jésus-Christ ,  a  prouvé  suffisamment  que  cette  ville,  fondée  en  600 
par  des  Phocéens  d'Ionie,  Pélasges  d'origine  (c'est-à-dire  Phéniciens-Grecs, 
suivant  M.  Nilsson).  avait  eu  tout  d'abord  un  temple  de  Baal  et  un  gouver- 
nement, avec  des  suffètes,  semblable  à  celui  de  Carthage.  Strabon  nous  y 
montre  de  plus  un  culte  de  la  Diane  d'Éphèse,  la  même  que  l'Astarté  phéni- 
cienne. Cette  religion  paraît  avoir  duré  à  Marseille  jusqu'après  le  temps  de 
Pythéas,  puisqu'on  voit  les  Romains,  reconnaissans  des  secours  que  les  Mar- 
seillais leur  avaient  offerts ,  élever  en  leur  honneur  sur  le  mont  Aventin 
une  image  de  Diane  semblable  à  celle  que  ces  derniers  adoraient.  Notons 
de  plus  que  la  religion  phénicienne  nous  apparaît  partout  fort  jalouse  de 
tout  partage,  et  nous  conclurons  que  Pythéas  était,  comme  ses  compa- 
triotes, adorateur  de  Baal  et  d'Astarté.  Les  pays  occidentaux  de  l'Europe 
ayant  été  visités  et  colonisés  des  longtemps  par  les  Phéniciens,  Pythéas 
côtoie  ces  mêmes  régions  et  rencontre  partout  des  hommes  de  sa  religion 
et  de  sa  race;  géographe  et  astronome  habile  (il  paraît  avoir,  sans  autre 
secours  que  celui  du  gnomon,  déterminé,  à  quelques  secondes  près,  la  lati- 
tude de  Marseille),  il  est  chargé  par  les  Marseillais,  peut-être  par  quelques 
riches  négocians  de  la  ville,  de  faire  un  voyage  à  la  fois  scientifique  et  pra- 
tique qui  leur  permette  d'intervenir  avantageusement  dans  le  commerce, 
monopolisé  jusqu'alors  par  les  Tyriens,  puis  par  les  Carthaginois.  Il  s'avance 
le  long  des  côtes  de  l'Espagne,  de  la  France,  de  l'Angleterre,  qu'il  a  par- 
courue en  différens  sens,  de  la  Hollande,  de  l'Allemagne,  du  Danemark , 
de  la  Suède  et  de  la  Norvège,  allant  de  comptoir  en  comptoir  avec  les  na- 
vires dont  se  servaient  ces  Phéniciens  des  côtes.  Un  simple  particulier  sans 
grandes  ressources,  comme  le  dépeint  Polybe,  ne  pouvait  guère  accomplir 
autrement  une  si  lointaine  expédition  dans  un  temps  demi-sauvage.  Telle 
est  la  conjecture  proposée  par  M.  Nilsson  ;  il  faut  reconnaître  qu'elle  est 
fort  ingénieuse  et  qu'elle  permet»d'expliquer  beaucoup  de  difficultés  sans 
elle  insurmontables. 

Quelle  est  la  contrée  que  Pythéas  désigne  par  le  nom  de  Thulé?  On  a 
i>ensé  souvent  que  c'était  l'Islande  :  pure  supposition  suivant  M.  Nilsson,  et 
appuyée  sur  une  seule  observation  du  moine  Dicuil  en  825,  que  des  moines 
irlandais,  trente  ans  avant  l'époque  où  ce  moine  écrit,  c'est-à-dire  en  795, 
ayant  résidé  de  février  en  août  dans  cette  île,  avaient  cru  y  reconnaître  Ja 

(1)  Dans  un  écrit  particulier  intitulé  des  Sacrifices  religieux  chez  les  Carthaginois 
Breslau  1847. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  2/i5 

Thulé  des  anciens.  M.  Nilsson  arrive  à  une  autre  conclusion  par  les  déduc- 
tions suivantes.  Pline  nous  apprend  que,  dans  Tîle  de  Thulé  qu'a  visitée 
Pythéas,  il  y  a  une  période  de  l'hiver  où  le  soleil  ne  paraît  pas  pendant 
plusieurs  fois  vingt-quatre  heures,  et  une  période  de  Tété  où  l'effet  con- 
traire s'accomplit.  S'il  avait  ajouté  pendant  combien  de  temps  au  juste  ce 
phénomène  se  produisait,  nous  saurions  précisément  jusqu'à  quelle  lati- 
tude Pj- théas  s'éleva  ;  nous  en  savons  assez  toutefois  pour  ne  point  assi- 
miler, comme  on  l'a  fait,  Thulé  au  groupe  des  îles  Shetland,  ni  même  à 
celui  des  Féroe.  Évidemment  il  a  été  plus  loin;  mais  nous  pouvons  faire 
un  pas  de  plus  :  Géminus,  astronome  du  i"  siècle  avant  l'ère  chrétienne, 
qui ,  dans  un  ouvrage  conservé  sous  le  titre  'A' Introduction  à  l'étude  de 
l'astronomie,  a  transcrit  des  fragmens  de  Pythéas,  parle  d'un  pays  visité 
par  ce  voyageur  où  la  nuit  ne  dure  que  deux  ou  trois  heures,  puis  d'un 
autre  où  elle  dure  tout  un  mois,  puis  d'un  troisième  où  elle  dure  deux 
mois.  Cette  dernière  latitude  serait  celle  d' Alton,  dans  le  Finmark  norvé- 
gien, par  70  degrés.  On  n'a  aucun  moyen  de  prouver  absolument  que  Py- 
théas soit  venu  en  effet  jusque-là;  mais  tout  au  moins  peut-on,  dit  M.  Nils- 
son ,  quand  Pythéas  dit  qu'on  arrive  à  Thulé  en  faisant  voile  de  la  terre 
appelée  Nérigon,  penser  qu'il  s'agit  d'une  des  îles  situées  en  face  de  la  côte 
occidentale  de  la  Norvège,  dans  le  groupe  des  Lofoden,  sous  le  cercle  po- 
laire, par  conséquent  3  degrés  1/2  plus  au  sud  qu'Alten.  Rien  de  plus  vrai- 
semblable que  de  supposer  dans  ces  îles  une  pêcherie  importante  des  Phé- 
niciens :  c'est  là  même  que  Léopold  de  Buch  a  vu  célébrer  la  fête  de  Baal 
pendant  la  nuit  du  tnidsom?narj  et  l'on  retrouve  encore  aujourd'hui  dans 
toute  la  région  beaucoup  de  noms  qui  rappellent  le  culte  de  Baal.  Bien 
plus,  l'aspect  actuel  des  lieux  avec  leurs  phénomènes  naturels  correspond 
exactement  à  celui  du  pays  de  Thulé,  comme  Strabon  le  décrit  d'après 
Pythéas.  La  plante  d'où  les  indigènes  de  Thulé  tiraient  une  abondante 
nourriture  est  sans  aucun  doute  Yangelica,  qu'on  voit  protégée  avec  grand 
soin  par  les  anciennes  lois  norvégiennes.  La  manière  toute  particulière 
dont  la  glace  se  forme  sous  ces  latitudes  a  été  fort  bien  observée  par  Py- 
théas, qui  compare  avec  raison  cet  aspect  à  «elui  des  méduses  mortes  qui 
couvrent,  après  un  orage,  la  surface  des  eaux  dans  les  régions  plus  méri- 
dionales. Si  l'on  doit  enfin  tenir  compte  des  traditions  qui  ont  pu  éclairer 
les  poètes,  l'expression  de  Stace,  reflito  circumsona  gurgite  Thule,  s'ap- 
plique à  merveille  à  une  île  voisine  du  Malstrom  et  du  Saltensstrom.  — 
Nous  ne  pouvons  entrer  ici  dans  les  détails  de  la  très  fine  analyse  à  laquelle 
M.  Nilsson  s'est  livré  ;  qu'il  nous  suffise  de  dire  que  rarement  le  concours 
des  sciences  naturelles  avec  la  science  archéologique  a  paru  plus  efficace, 
♦H  que  l'auteur  semble  avoir  résolu  de  la  façon  la  plus  ingénieuse  et  la  plus 
solide  en  même  temps  plusieurs  des  problèmes  que  son  difficile  sujet  avait 
offerts  avant  lui  aux  savans  anciens  et  modernes. 
A  la  suite  de  cette  étude  particulière  sur  Pythéas  et  sa  fameuse  Thulé , 


246  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

M.  Nilsson  continue  à  rechercher  les  autres  vestiges  de  la  civilisation  phé- 
nicienne dans  le  nord  de  l'Europe.  Il  croit  pouvoir  noter  comme  tels  Tusage 
des  chars  de  guerre  et  celui  de  couper  avec  des  faucilles  les  épis  de  blé  en 
laissant  la  paille  sur  pied.  Puis ,  revenant  à  la  thèse  déjà  traitée  dans  la 
première  moitié  de  son  nouvel  ouvrage,  sur  la  présence  d'un  culte  phéni- 
cien dans  les  mêmes  contrées,  il  émet  des  conjectures  dignes  d'être  signa- 
lées à  la  sérieuse  attention  de  tous  les  antiquaires,  celle-ci  entre  autres  : 
après  avoir  rappelé  que  l'Apollon  des  Grecs,  considéré  comme  dieu  de  la 
lumière,  est  le  même  que  le  dieu  phénicien  Baal ,  il  transcrit  et  commente 
des  fragmens  fort  curieux  d'Hécatée  d'Abdère  (1).  Hécatée,  contemporain 
d'Alexandre  le  Grand,  parle  d'une  grande  île  située  en  face  de  la  Celtique, 
et  dans  laquelle  se  voit  un  temple  de  forme  ronde ,  orné  de  nombreuses 
offrandes  et  entouré  d'un  bois  sacré.  Latone  est  venue  en  ces  lieux  :  aussi 
Apollon,  son  fils,  y  reçoit-il  un  culte  assidu;  ceux  qui  chaque  jour  y  célè- 
brent ses  louanges  en  s'accompagnant  des  cithares  sont  les  prêtres  d'Apol- 
lon. Il  y  a  même  une  ville  consacrée  à  ce  dieu.  —  Voilà,  pour  M.  Nilsson, 
tout  un  culte  de  Baal  dans  l'ancienne  Angleterre  trois  cents  ans  avant  l'ère 
chrétienne.  Bien  plus,  un  antiquaire  anglais  (2)  voit  dans  ces  fragmens  la 
plus  ancienne  description  du  fameux  monument  de  Stonehenge  ou  de  celui 
d'Albury. 

En  résumé,  M.  Nilsson  est  d'avis  que  la  civilisation  a  été  apportée  pour 
la  première  fois  en  Scandinavie  avec  l'usage  du  bronze  et  le  culte  de  Baal 
par  ces  mêmes  Phéniciens  qui  s'étaient  emparés  du  commerce  de  toute 
l'Europe,  et  chez  qui  des  rapports  intimes  pendant  un  temps  avec  le  grand 
peuple  de  la  vallée  du  Nil  avaient  répandu  quelque  chose  de  la  civilisation 
égyptienne.  A  partir  de  leur  arrivée  dans  les  pays  du  Nord,  les  tribus  demi- 
sauvages  qui  les  habitaient,  —  tribus  cimbres  d'origine  celtique,  et  aux^ 
quelles  il  faut  attribuer  les  grandes  constructions  appelées  dans  le  Noi 
dyss,  en  Angleterre  cromlech  et  en  France  dolmen,  —  cessèrent  d'être  r^ 
duites  à  l'usage  de  la  pierre  dont  elles  avaient  fait  d'ailleurs  un  si  habil 
emploi.  Outre  la  religion,  les  Phéniciens  leur  enseignèrent  l'agriculture 
l'art  de  la  guerre  (on  a  vu  avec  quels  usages  particuliers);  elles  avaiei 
déjà  la  pêche  et  la  chasse.  Telle  fut  la  nouvelle  civilisation  du  Nord  ji 
qu'à  l'invasion  des  populations  indo-germaines  qui  apportèrent  les  dogme 
de  la  religion  odinique. 

En  même  temps  que  nous  montrions  récemment  ici  les  premiers  dévc 
loppemens  de  la  théorie  de  M.  Nilsson  en  Suède,  nous  disions  que  h 
archéologues  danois  procédaient  d'autre  façon,  par  des  observations  pa-J 
tientes,  fines,  et  ne  concluant  qu'avec  une  extrême  réserve.  Si  même  l'i 
d'entre  eux  commençait  à  s'avancer,  il  rencontrait  les  objections  emprc 

(1)  Voyez  le  second  des  quatre  volumes  de  la  collection  Didot  contenant  ce  qui  noï 
reste  des  anciens  historiens  grecs  non  conservés  en  entier. 

(2)  Bateman,  AntiquHie$  of  Derbyshire, 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  247 

sées  d'un  de  ses  collègues,  et  nous  avons  rendu  compte  des  premières 
passes  échangées  entre  MA!.  Steenstrup  et  Worsaae  au  sujet  de  la  ques- 
tion fort  discutée  d'un  partage  des  âges  de  pierre  et  de  bronze  en  diffé- 
rentes périodes.  M.  Worsaae  a  inséré  ses  derniers  argumens,  comme  les 
autres  élémens  de  toute  la  discussion,  dans  le  Compie-reiidii  des  actes 
de  l'Académie  des  sciences  de  Copenhague  (en  danois).  On  peut  les  ré- 
sumer comme  il  suit  :  le  partage  que  M.  Worsaae  veut  établir  dans  l'âge 
de  pierre  ne  se  fonde  pas  seulement,  dit -il,  sur  la  diversité  du  travail 
qu'ont  subi  les  Instrumens,  mais  encore  sur  la  multiplicité  des  formes  et 
des  circonstances  au  milieu  desquelles  nous  retrouvons  ces  objets.  Est-il 
vraisemblable  que  les  tribus  du  Nord  aient  construit  tout  d'abord  ces  ma- 
gnifiques dolmen  qui  comptent  parmi  les  principaux  monumens  du  paga- 
nisme, et  fabriqué  ces  beaux  instrumens  en  silex,  habilement  ornés  et 
polis,  qu'on  retrouve  en  si  grand  nombre  dans  les  dolmen  du  Danemark? 
N'est-il  pas  probable  qu'elles  aient  commencé  par  ces  instrumens  frustes 
et  grossiers  qu'on  ramasse  sur  les  côtes  et  dans  les  petites  îles  danoises,  là 
où  les  populations  primitives  ont  dû  établir  leurs  premières  demeures?  — 
Pour  l'âge  de  bronze,  comment  ne  pas  se  rendre  aux  nouveaux  témoignages 
que  les  plus  récentes  fouilles  multiplient?  On  a  trouvé  à  plusieurs  reprises 
dans  ces  derniers  temps,  en  ouvrant  les  tertres  funéraires,  des  troncs  de 
chênes  creusés  en  forme  de  cercueils,  et  contenant  des  cadavres  non  brû- 
lés, enveloppés  d'étofifes  tissées  en  laine,  entourés  d'armes  et  d'ornemens 
en  bronze  ;  on  peut  voir  aujourd'hui  les  résultats  de  ces  fouilles  au  musée 
royal  de  Copenhague.  Or  ces  cercueils  étaient  au  fond  même  des  tertres  ; 
mais,  dans  les  mêmes  tertres,  à  la  partie  supérieure,  et  tout  près  de  la 
surface,  on  trouvait  souvent  des  vases  de  terre  contenant  des  cendres  hu- 
maines avec  des  objets  de  bronze.  Il  est  encore  sans  exemple  qu'on  ait 
trouvé  dans  un  tertre  des  cendres  humaines  en  bas,  et  des  cadavres  datant 
de  l'âge  de  bronze  en  haut.  Une  foule  d'autres  observations  se  réunissent 
d'ailleurs  pour  faire  penser  que  toute  la  longue  période  de  l'âge  de  bronze 
s'est  réellement  partagée  de  telle  sorte  que,  dans  une  première  époque,  les 
corps  ont  été  ensevelis  sans  être  brûlés,  l'usage  de  l'incinération  n'ayant 
dû  s'établir  que  dans  la  seconde. 

Avec  ces  derniers  résultats,  M.  Worsaae  a  publié  d'autres  études  archéo- 
logiques qui  méritent  d'être  mentionnées.  Il  a  donné,  à  la  suite  de  quel- 
ques fouilles  heureuses,  un  commentaire  inattendu  d'un  usage  païen  du 
Nord,  que  le  passage  suivant  d'une  saga  danoise  attestait,  sans  qu'on  pût 
jusqu'à  présent  en  obtenir  la  confirmation  :  «  Le  roi  Harald  Hildetand  ayant 
été  tué  dans  la  bataille  de  Braavalla,  son  rival,  le  roi  Sigurd  Ring,  fit  pla- 
cer son  cadavre  sur  le  char  dont  Harald  s'était  servi  pendant  le  combat, 
puis  il  fit  tuer  son  propre  cheval,  pour  l'ensevelir  tout  sellé  avec  le  mort, 
afin  que  celui-ci  pût  faire  son  voyage  au  Walhalla,  selon  son  gré,  à  cheval 
ou  sur  son  char.  »  En  effet,  divers  objets  de  harnachement,  qui  ne  parais- 


2A8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

saient  convenir  qu'à  des  chevaux  de  trait,  avaient  été  trouvés  jusqu'à  ce  jour 
dans  les  sépultures  païennes,  et  Ton  ne  savait  comment  les  expliquer;  quel- 
ques découvertes  récentes,  ingénieusement  commentées  par  M.  Worsaae, 
ont  fini  par  dissiper  les  doutes  et  confirmer  une  fois  de  plus  les  récits  des 
vieux  écrivains.  Ajoutons  que  parmi  ces  objets,  datant  sans  aucun  doute 
des  derniers  temps  du  paganisme  Scandinave,  plusieurs,  artistement  cise- 
lés, décèlent  par  leur  ornementation  une  imagination  originale  dont  il  sera 
important  de  recueillir,  à  mesure  qu'ils  se  produiront,  tous  les  témoi- 
gnages. 

Je  placerais  à  côté  de  ces  curieuses  œuvres  d'archéologie  un  volume  qui 
ne  leur  cède  ni  par  le  dévouement  de  l'auteur,  ni  par  l'intérêt  des  re- 
cherches. C'est  un  in-lf  intitulé  :  Maes-Howe.  Notice  of  runic  inscriptions 
discovered  during  récent  excavations  in  the  Orkneys  made  by  James  Farrer. 
La  publication  est  faite  à  peu  d'exemplaires,  et  de  plus  for  private  circula- 
tion. Ce  qu'elle  fait  connaître  est  assez  inattendu.  La  chambre  sépulcrale 
que  M.  Farrer  a  mise  au  jour  contient  un  grand  nombre  d'inscriptions 
runiques  du  moyen  âge.  Bien  que  les  interprétations  des  savans  du  Nord 
auxquels  M.  Farrer  s'est  adressé  ne  soient  pas  toujours  concordantes,  on 
a  du  moins  pu  lire  plusieurs  fois  le  mot  iorsalafarer,  et  recueillir  ainsi 
une  preuve  nouvelle  de  la  part  active  que  les  Scandinaves  ont  prise  au 
grand  mouvement  des  croisades.  M.  James  Farrer  est  assuré  d'avoir  rendu 
un  véritable  service  à  l'histoire  du  Nord  en  publiant  de  tels  vestiges  qu'on 
était  loin  de  soupçonner.  C'est  de  quoi  mettre  sur  la  vraie  voie  une  érudi- 
tion spéciale,  et  de  quoi  ajouter,  par  des  lueurs  destinées  à  grandir,  au 
flambeau  de  l'histoire  générale. 

A  côté  de  ces  travaux,  réelles  conquêtes  de  la  science  dans  le  Nord,  il  est 
triste  de  noter  des  vides  dans  les  rangs  du  groupe  si  actif  et  si  justement 
célèbre  qui  la  représente.  Le  22  février  dernier  mourait  subitement  dans 
'une  des  rues  de  Copenhague  un  des  savans  les  plus  distingués  du  Nord, 
M.  Eschricht.  Grâce  à  une  vivacité  d'esprit  peu  ordinaire,  il  était  encore, 
à  soixante-trois  ans,  dans  toute  l'effervescence  du  travail.  Il  avait  com- 
mencé pendant  l'été  dernier  à  Paris  l'impression  en  français  d'un  grand 
ouvrage  sur  les  cétacés  ;  nous  l'avions  entendu  lire  à  notre  Académie  des 
sciences  un  mémoire  fort  remarqué;  il  venait  de  remplir  à  Paris  et  à  Lon- 
dres une  mission  scientifique  donnée  par  son  gouvernement;  il  avait  pu- 
blié tout  récemment  le  résultat  de  ses  études  sur  la  reproduction  des  huî- 
tres, et  il  était  heureux  de  penser  que  ses  efforts  allaient  contribuer  à 
rendre  à  son  pays  une  des  plus  importantes  richesses  de  ses  côtes.  A  voir 
cette  juvénile  ardeur  qu'inspirait  l'amour  sincère,  disons  mieux,  le  culte 
enthousiaste  de  la  science,  il  semblait  que  M.  Eschricht  n'eût  rien  accom- 
pli encore  de  la  tâche  patriotique  et  généreuse  qu'il  s'était  imposée.  Et 
pourtant  son  nom  était  déjà  rendu  célèbre  par  de  remarquables  travaux  et 
par  des  créations  fécondes.  L'université  de  Copenhague  lui  doit  un  musée 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  "IhO 

physiologique  devenu  aujourd'hui,  par  ses  soins  infatigables,  très  impor- 
tant. Il  avait  institué,  outre  son  cours  à  l'université,  des  lectures  publi- 
ques par  lesquelles,  avec  un  don  singulier  d'expression  à  la  fois  pittoresque 
et  précise,  il  popularisait  quelques-uns  des  problèmes  les  plus  délicats  de 
la  physiologie.  On  n'oubliera  pas  enfin  ses  beaux  travaux  sur  l'idiotisme,  et 
particulièrement  son  livre  sur  Gaspard  Hauser,  qui  l'engagea  dans  une  vive 
polémique  avec  le  professeur  allemand  M.  Daumer.  La  science  perd  en  lui 
un  des  hommes  de  ce  temps-ci  qui  lui  faisaient  le  plus  d'honneur,  le  Dane- 
mark un  de  ses  plus  dévoués  citoyens,  et  la  société  de  Copenhague,  ainsi 
que  ses  nombreux  amis  dans  la  société  parisienne,  un  homme  d'esprit  et 
de  cœur.  a.  geftroy. 


UN    VOYAGE    DANS    LA    TUNISIE.    * 

Parmi  les  pays  sur  lesquels  la  civilisation,  après  avoir  passé  comme  une 
vague,  commence  à  refluer  déjà,  la  Tunisie  nous  semble  être  un  de  ceux 
qui  seront  le  plus  rapidement  annexés  au  domaine  de  la  société  moderne. 
Avant  longtemps  la  ville  de  Tunis  sera  percée  de  boulevards  et  décorée  de 
squares  :  des  touristes  en  foule  iront  visiter  les  ruines  de  Carthage  et  le  ma- 
gnifique amphithéâtre  d'El-Djem;  l'industrie,  le  commerce,  les  échanges  de 
toute  nature  relieront  à  l'Europe  ces  rivages  dont  nous  sépare  seulement 
la  largeur  de  la  Méditerranée;  mais  sans  attendre  ces  jours  de  voyages  fa- 
ciles, où  l'on  pourra  glaner  des  souvenirs  en  calèche  et  parcourir  sans 
fatigue  l'île  des  Lotophages  ou  le  lac  Tritonis,  M.  Guérin  a  fait  son  explo- 
ration à  l'ancienne  et  difficile  manière  des  voyageurs  savans.  Pendant  huit 
mois,  il  a  traversé  le  pays  dans  toutes  les  directions,  bravant  la  chaleur,  les 
intempéries,  la  poussière  du  désert,  les  dangers  d'attaque  de  la  part  des  Bé- 
douins. Désireux  de  pouvoir  dresser  un  inventaire  à  peu  près  complet  des 
ruines  de  la  Tunisie  avant  que  le  temps,  la  négligence  des  indigènes  ou  les 
travaux  de  la  civilisation  moderne  ne  les  eussent  fait  disparaître,  il  n'a  laissé 
en  dehors  de  son  itinéraire  aucune  ville  de  quelque  importance,  aucun  amas 
de  débris  antiques  signalé  par  ses  devanciers  ou  par  les  Arabes  ;  il  a  fouillé 
sans  relâche  les  vieilles  masures,  déchiffré  les  pierres  romaines,  estampé 
les  inscriptions.  Ses  recherches  ont  été  couronnées  de  tout  le  succès  qu'on 
pouvait  attendre  d'efforts  individuels.  Il  a  retrouvé  l'emplacement  de  plu- 
sieurs cités,  dont  quelques-unes  étaient  inconnues,  il  a  pu  fixer  définitive- 
ment des  noms  de  villes  sur  lesquels  on  hésitait  encore ,  il  a  rectifié  de 
graves  erreurs  depuis  longtemps  accréditées;  en  un  mot,  il  a  reconstruit  en 
grande  partie  la  carte  de  l'ancienne  province  d'Afrique.  Peut-être  M.  Gué- 

(l)  Voyage  archéologique  dans  la  régence  de  Tunis,  publié  sous  les  auspices  et  aux 
frais  de  M.  le  duc  de  Luynes,  par  M.  V.  Guérin;  2  vol.,  avec  carte,  Pion,  Paris  1862. 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rin  espérait-il  aussi  rapporter  comme  trophée  de  son  voyage  la  célèbre 
pierre  de  Thugga,  dont  rinscription  hilingue  dans  les  idiomes  punique  et 
li)3yque  exerce  encore  la  sagacité  des  orientalistes  ;  mais  le  savant  français 
arriva  trop  tard  pour  faire  la  conquête  de  ce  monument.  Plusieurs  années 
auparavant,  un  de  ces  archéologues  anglais  qui,  à  l'exemple  de  lord  Elgin, 
s'occupent  d'enrichir  leur  nation  des  dépouilles  précieuses  du  monde  en- 
tier, sir  Thomas  Reade,  avait  détaché  la  fameuse  pierre  du  mausolée  qu'elle 
décorait.  Elle  se  trouve  maintenant  au  Musée  britannique,  ce  rendez-vous 
de  tant  de  trésors  recueillis  aux  quatre  coins  du  globe.  M.  le  duc  de  Luynes 
a  obtenu  une  remarquable  copie  de  cette  inscription  bilingue,  et  l'a  fait 
insérer  dans  le  Voyage  archéologique. 

Le  but  principal  de  M.  Guérin  était,  il  est  vrai,  la  recherche  des  inscrip- 
tions antiques;  mais  cette  recherche  ne  l'a  point  tellement  absorbé  qu'elle 
ait  fermé  ses  yeux  au  spectacle  de  la  nature  et  des  hommes.  Le  voyageur 
décrit  aussi  les  contrées  et  la  société  qu'il  a  visitées,  et  fait  songer  le  lec- 
teur au  grand  avenir  réservé  à  cette  vieille  terre  carthaginoise,  si  impor- 
tante jadis  et  de  nos  jours  si  désolée.  La  Tunisie  occupe  une  position  géo- 
graphique admirable,  bien  plus  heureuse  que  celle  de  l'Algérie  sa  voisine, 
dont  les  côtes,  battues  par  une  mer  dangereuse,  se  développent  de  l'est  à 
l'ouest  sans  endentations  considérables.  Les  rivages  de  Tunis,  situés  à 
une  égale  distance  du  détroit  de  Gibraltar  et  du  futur  détroit  de  Suez, 
surveillent  le  passage  qui  met  en  communication  les  deux  grands  bas- 
sins de  la  Méditerranée,  et  s'avancent  vers  cette  nappe  d'eau  presque 
fermée  qu'entourent  l'Italie,  la  Sicile,  la  Sardaigne  et  la  Corse.  Projeté 
ainsi  dans  la  direction  de  l'Europe  comme  pour  prendre  sa  part  du  com- 
merce immense  qui  anime  la  grande  mer  italienne,  le  littoral  tunisien 
oflfre  en  outre  l'avantage  d'être  plus  profondément  découpé  et  de  posséder 
de  meilleurs  mouillages  que  les  autres  parties  du  massif  continent  d'Afrique. 
Au  nord,  c'est  le  beau  golfe  de  Carthage  déroulant  ses  harmonieux  con- 
tours entre  deux  caps  consacrés  par  les  anciens,  l'un  au  dieu  du  com- 
merce, l'autre  à  celui  de  la  poésie;  au 'sud  s'arrondissenl  les  golfes  de  Ham- 
mamet  et  de  Gabès,  dont  les  plages  basses  seraient  d'un  accès  difficile,  si, 
par  un  privilège  exceptionnel  dans  la  Méditerranée,  elles  ne  présentaient 
l'alternance  régulière  du  flux  et  du  reflux.  Grâce  au  reploiement  de  la  côte 
dans  la  direction  du  sud,  aucune  partie  de  la  Tunisie  n'est  éloignée  de  la 
mer;  les  oasis  viennent  elles-mêmes  affleurer  le  rivage  et  fournissent  ainsi 
une  route  des  plus  faciles  aux  caravanes  qui  se  dirigent  vers  l'intérieur  du 
continent.  Aux  privilèges  commerciaux  que  lui  assure  sa  position  d'inter- 
médiaire naturelle  entre  l'Europe  méridionale  et  le  centre  de  l'Afrique,  la 
régence  de  Tunis  joint  les  avantages  de  posséder  un  des  plus  beaux  climats 
du  monde,  un  sol  fertile  et  accidenté,  des  sources  nombreuses,  des  rivières 
relativement  abondantes.  Du  reste,  l'histoire  et  les  ruines  éparses  nous  en- 
seignent ce  que  fut  un  jour  et  ce  que  pourra  devenir  bientôt  cette  belle 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  251 

province  d'Afrique  qui  donna  son  nom  au  continent  tout  entier  (1) .  Là  do- 
minait la  grande  Carthage,  reine  de  la  Méditerranée  et  rivale  de  Rome,  qui 
comptait  parmi  ses  vassales  plus  de  trois  cents  cités  africaines;  là  s'éle- 
vaient Utique,  Hadrumetum  et  tant  d'autres  grandes  villes  connues  et  in- 
connues dont  les  magnifiques  débris  jonchent  le  sol  sur  des  espaces  consi- 
dérables. Des  aqueducs,  aujourd'hui  sans  eau,  enjambent  les  vallées  désertes 
et  pénètrent  dans  le  flanc  des  collines  ;  des  jetées  et  des  môles,  frangeant 
le  rivage,  marquent  l'emplacement  d'anciens  ports  qu'envahissent  inces- 
samment les  sables;  des  restes  de  ponts,  dont  l'un  avait  6  kilomètres  de 
longueur,  s'élèvent  encore  au-dessus  des  flots  entre  les  îles  de  la  Syrte  et 
le  continent;  des  carrières  ouvertes  dans  les  promontoires  développent  au 
loin  leurs  vastes  cavités  silencieuses,  d'où  sortirent  autrefois  les  monu- 
raens  d'Utique  et  de  Carthage. 

Grande  est  la  désolation  de  cette  terre,  jadis  si  riche  et  si  peuplée. 
L'œuvre  de  destruction  est  tellement  complète  qu'en  Tunisie  le  mot  de 
henchir  sert  à  désigner  indifféremment  une  ferme  ou  un  amas  de  ruine». 
D'après  M.  Guérin,  cette  acception  est  même  la  plus  commune.  Les  guerres 
civiles,  les  incursions  des  Bédouins  nomades  et  surtout  le  gouvernement 
oppressif  des  anciens  beys,  aggravé  dans  les  provinces  par  l'arbitraire 
des  cheiks,  ont  en  certains  endroits  dépeuplé  les  campagnes.  Cependant  le 
bord  de  la  mer  offre  encore  de  distance  en  distance  de  petites  villes  com- 
merçantes et  industrielles;  quant  à  la  capitale,  malheureusement  située 
sur  une  langue  de  terre  à  la  fois  insalubre  et  défavorable  au  commerce, 
entre  une  saline  marécageuse  et  une  lagune  encombrée  de  vase ,  elle  est 
néanmoins  la  troisième  cité  du  continent  africain  :  le  Caire  et  Alexandrie 
la  dépassent  seuls  en  importance.  Lorsque  la  ville  de  Tunis  aura  été  as- 
sainie, nul  doute  qu'elle  ne  mérite  le  nom  de  Fleur  de  VOccident  que  lui 
ont  donné  les  Arabes. 

Quel  sera  le  peuple  civilisé  dont  l'influence  aura  la  plus  grande  part  dans 
l'œuvre  de  régénération  de  la  Tunisie?  C'est  là  une  question  des  plus  im- 
portantes que  les  faits  cités  par  M.  Guérin  peuvent  aider  à  résoudre.  Deux 
nations  européennes  sont  en  présence  à  Tunis,  la  France  et  l'Italie.  La 
France,  qui  possède  aujourd'hui  l'ancien  beylick  d'Alger  et  dont  les  troupes 
franchiraient  la  frontière  tunisienne  au  premier  signal,  est  une  trop  puis- 
sante voisine  pour  que  sa  prépondérance  politique  ne  soit  pas  inévitable. 
Le  consul-général  français  établi  à  Tunis  pourrait  facilement  jouer  un  rôle 
semblable  à  celui  des  ministres  rêsidens  que  la  compagnie  des  Indes  entre- 
tenait auprès  des  rajahs,  et  cette  possibilité  suffit  pour  assurer  à  ses  conseils 
une  autorité  décisive.  Aussi  les  grands  travaux  d'utilité  publique  se  font- 
ils  soit  par  l'intervention  directe  du  gouvernement  d'Alger,  soit  plus  sim- 

(1)  Le  bassin  de  la  Medjerdah  et  tout  le  nord  de  la  Tunisie  conservent  encore  leur 
ancienne  dénomination  sous  la  forme  corrompue  de  Frikia  ou  Ifrikia, 


252  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ijlement  sous  la  direction  d'ingénieurs  français.  Ce  sont  des  employés  venus 
d'Alger  qui  ont  posé  le  télégraphe  électrique  de  Tunis  à  la  frontière  de  la 
province  de  Constantine;  ce  sont  également  des  Français  qui  ont  été  char- 
gés de  reconstruire  l'ancien  aqueduc  de  Carthage,  et  qui  s'occupent  des 
embellissemens  de  la  capitale  du  beylick. 

Là  se  borne,  semble- 1- il,  le  rôle  de  la  France.  Quelques  négocians 
des  départemens  du  midi  sont  établis  à  Tunis  et  dans  les  autres  ports  de 
mer  les  plus  considérables;  mais  la  France  n'a  pas  encore  envoyé  à  la  Tu- 
nisie un  seul  colon  proprement  dit,  à  moins  qu'on  ne  regarde  comme  tels 
de  malheureux  proscrits  échappés  de  Lambessa.  Les  émigrans  d'Europe 
venus  dans  la  régence  pour  exercer  une  profession  manuelle  ou  pour  cul- 
tiver le  sol  sont  presque  tous  originaires  d'Italie  ou  de  Malte,  cette  île 
presque  italienne  qui  bientôt  comptera,  comme  les  Baléares,  un  plus  grand 
nombre  de  ses  enfans  sur  les  plages  étrangères  que  sur  son  propre  sol. 
A  Tunis,  sur  10,000  Européens,  8,000  viennent  de  Malte,  de  Sardaigne,  de 
Sicile  ou  de  Naples.  A  Sfax,  à  Sousa,  à  Mahédia,  à  Bizerte,  à  Porto-Farina, 
les  colonies  d'étrangers  sont  aussi  presque  exclusivement  composées  d'Ita- 
liens et  de  Maltais.  Près  du  cap  Bon,  l'ancien  promontoire  de  Mercure,  ce 
sont  eux  qui  s'occupent  de  la  pêche  du  thon  ;  dans  File  fameuse  des  Loto- 
phages,  ils  recueillent  les  éponges;  déjà  même  ils  commencent  à  pénétrer 
par  groupes  de  familles  dans  les  villes  de  l'intérieur  :  M.  Guérin  les  a  ren- 
contrés à  El-Kef,  près  de  la  frontière  algérienne.  Les  Italiens ,  fils  de  ces 
Romains  qui  avaient  une  première  fois  porté  leur  civilisation  dans  la  pro- 
vince d'Afrique,  semblent  donc  avoir  pour  mission  de  rattacher  cette  con- 
trée d'une  manière  définitive  au  monde  européen.  Nul  doute  que  la  facilité 
croissante  des  communications,  les  exigences  du  commerce  international 
et  la  force  d'attraction  des  colonies  déjà  existantes  n'accroissent  incessam- 
ment le  nombre  des  émigrans  italiens  domiciliés  sur  ces  rivages  de  Tunis, 
situés  à  quelques  heures  à  peine  de  Palerme  et  de  Cagliari.  Tous  les  pro- 
grès de  l'Italie  profiteront  à  son  ancienne  province.  En  ressuscitant,  la  pa- 
trie des  Régulus  et  des  Scipions  ne  se  relèvera  pas  seule;  elle  évoquera 
aussi  du  tombeau  son  antique  ennemie,  la  Carthage  qu'elle  écrasa  jadis. 

ELISÉE  RECLUS. 


Histoire  de  l'Émigration  eoropéenne,  asiatique  et  africaine  an  xik«  siècle, 

par  M.  Jules  Duval  (1). 

L'émigration  a  pris  depuis  trente  années  un  si  rapide  développement  que 
l'on  peut  aujourd'hui  en  écrire  l'histoire.  Soit  qu'on  la  considère  comme 
un  fait  politique,  soit  qu'on  l'examine  comme  un  phénomène  économique, 

(t)  1  vol.  in-8o,  librairie  Guillaumin,  Paris  1862. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  253 

elle  mérite  au  plus  haut  degré  Tattention.  Aussi  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques  a-t-elle  été  bien  inspirée  en  proposant  la  question  de 
rémigration  comme  sujet  de  l'un  de  ses  plus  récens  concours ,  et  elle  a  pu 
se  féliciter  de  l'avoir  mise  à  Tétude  en  décernant  le  prix  à  un  travail  où  le 
sujet  a  été  traité  à  fond,  dans  les  détails  comme  dans  l'ensemble.  Le  vo- 
lume de  M.  Jules  Duval  contient  en  effet  tout  à  la  fois  la  théorie  et  la  sta- 
tistique de  l'émigration. 

L'émigration,  telle  que  nous  la  voyons  procéder  au  xix^  siècle,  présente 
deux  caractères  très  distincts  :  ici  elle  est  volontaire  et  indépendante,  là 
elle  est  salariée,  encouragée  par  des  primes  et  constatée  par  des  contrats 
d'engagement.  Le  premier  de  ces  caractères  appartient  en  général  à  l'émi- 
gration européenne,  le  second  à  l'émigration  africaine  et  asiatique.  Cette 
distinction  peut-être  a  déterminé  le  plan  du  livre,  où  sont  examinées  suc- 
cessivement les  deux  sortes  d'émigrations.  Favorable  à  l'émigration  libre 
et  volontaire,  l'auteur  se  prononce  nettement  contre  l'émigration  salariée; 
il  étudie  et  démontre  par  des  chiffres,  que  l'on  ne  saurait  trouver  surabon- 
dans  quand  il  s'agit  d'un  tel  sujet,  les  avantages  de  l'une  ainsi  que  les  in- 
convéniens  de  l'autre,  et  il  résulte  de  ce  double  examen  un  enseignement 
utile  pour  les  métropoles  et  pour  les  colonies. 

Le  mouvement  d'expatriation  se  produit  dans  les  contrées  les  plus  riches 
de  l'Europe  comme  dans  les  plus  pauvres;  tantôt  c'est  un  excédant  de  po- 
pulation qui  s'échappe  d'un  puissant  état  et  qui  porte  au  loin  l'influence 
politique  et  l'action  commerciale  de  la  métropole;  tantôt  c'est  l'élément 
misérable  de  la  population  qui  abandonne  la  mère-patrie  et  va  chercher 
ailleurs  le  travail,  le  bien-être  matériel,  la  liberté  qui  lui  manquent.  L'excès 
de  richesse  aussi  bien  que  l'excès  de  misère  alimente  l'émigration,  favo- 
risée par  l'abondance  et  la  rapidité  des  moyens  de  transport.  Vainement, 
dans  certains  pays,  a-t-on  essayé  de  l'entraver  par  des  lois  et  des  règle- 
mens;  le  droit  d'aller  et  de  venir  est  demeuré  le  plus  fort,  et  l'expérience 
enseigne  que  l'émigration  spontanée  et  volontaire  est  généralement  profi- 
table non-seulement  pour  les  individus  et  les  familles,  mais  encore  pour  les 
états.  Quant  aux  régions  vers  lesquelles  se  dirige  le  flot  de  l'émigration  eu- 
ropéenne, comment  pourrait-on  douter  des  avantages  que  leur  procurent 
les  capitaux  et  les  bras  importés  de  la  vieille  Europe?  Les  États-Unis  et 
l'Australie  sont  des  produits  de  l'émigration.  Celle-ci  a  fondé  de  grandes 
colonies  qui  enrichissent  les  métropoles;  elle  a  fait  plus  encore,  elle  a  créé 
des  états  libres. 

L'émigration  salariée  a  pour  objet  de  fournir  à  des  régions  qui  ne  sont 
point  suffisamment  peuplées  les  ressources  de  la  main-d'œuvre  agricole. 
C'est  dans  l'Inde  et  en  Chine,  ces  grands  réservoirs  de  population  humaine, 
qu'elle  se  recrute  principalement,  et  elle  est  dirigée  en  majeure  partie  vers 
les  colonies  européennes  des  tropiques,  où  l'émancipation  des  noirs  a  di- 
minué le  nombre  des  bras  employés  à  la  culture.  A  première  vue,  ce  sys- 


254  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tème  offre  de  grands  avantages,  et  il  est  certain  que  l'immigration  des 
coolies  a  préserré  ou  relevé  de  la  ruine  plusieurs  colonies.  Cependant 
M.  Duval  signale  avec  raison  les  inconvéniens  économiques  et  sociaux  qui 
sont  attachés  à  la  pratique  trop  généralisée  de  l'émigration  salariée.  Celle- 
ci  a  souvent  pour  résultat  de  fausser  le  taux  naturel  des  salaires,  d'attribuer 
à  l'administration  une  intervention  abusive  dans  les  affaires  coloniales,  de 
créer  à  la  population  noire  émancipée  une  concurrence  ruineuse  et  d'éta- 
blir des  luttes  d'intérêts,  des  antagonismes  de  races  qui  peuvent  compro- 
mettre la  paix  publique.  Ce  sont  là  de  graves  objections  contre  les  procédés 
que  l'Angleterre  et  la  France  ont  adoptés  pour  leurs  colonies  à  culture,  et 
qui  provoquent  une  étude  plus  approfondie  des  moyens  à  l'aide  desquels 
les  métropoles  doivent  substituer,  dans  leurs  possessions,  le  travail  libre 
au  travail  des  anciens  esclaves. 

La  question  de  l'émigration  se  rattache  par  les  liens  les  plus  étroits  à 
l'ensemble  de  la  question  coloniale;  mais  elle  présente  tant  d'intérêt  par 
elle-même,  elle  est  si  vaste,  qu'elle  peut  être  examinée  à  part  et  fournir  la 
matière  d'une  abondante  monographie.  M.  Jules  Duval  a  donc  rendu 
service  à  la  science  en  abordant  ce  sujet,  et  en  y  consacrant  les  labo- 
rieuses recherches  qu'atteste  la  multiplicité  des  documens  et  des  chiffres 
cités  dans  son  livre.  Il  a  placé  sous  nos  yeux  l'histoire  de  ce  grand  mouve- 
ment d'hommes  et  d'intérêts  qui  s'étend  aujourd'hui  au  globe  entier,  et 
qui  répartit  entre  toutes  les  régions  de  la  terre  les  forces  de  l'intelligence 
et  du  travail.  Un  jour  viendra  où  le  niveau  de  la  civilisation  et  de  la  richesse 
sera  établi  entre  l'ancien  monde  et  le  nouveau,  où  les  idées  comme  les  in- 
térêts des  différentes  races  se  verront  confondus  et  solidaires,  où  le  pro- 
grès moral,  de  même  que  le  bien-être  matériel,  se  répandra  par  une  pente 
naturelle  et  régulière  dans  les  contrées  les  plus  lointaines.  Ce  sera  l'œuvre 
de  l'émigration.  c.  lavollék. 


Étades  sur  le  passé  et  l'avenir  de  l'Artillerie,  par  M.  le  colonel  Favé  (1). 

S'il  est  un  progrès  incontestable ,  c'est  celui  que  les  peuples  ont  fait  dans 
l'art  de  se  combattre  et  de  se  détruire.  Depuis  le  commencement  de  ce 
siècle,  les  armes  à  feu  ont  acquis  une  précision  et  une  puissance  qui  dé- 
passent tout  ce  que  l'on  osait  imaginer.  Les  vieux  fusils  se  sont  transformés  : 
le  soldat  européen  est  aujourd'hui  pourvu  d'une  arme  qui ,  au  siècle  der- 
nier, eût  été  distinguée  dans  une  panoplie  de  luxe.  Et  l'artillerie?  Il  suffit 
de  nous  reporter  aux  bulletins  de  la  dernière  campagne  d'Italie.  L'artillerie 
a  gagné  les  batailles;  elle  a  démontré  la  victorieuse  prépondérance  du  ca- 
non rayé.  Il  est  possible,  comme  on  l'assure,  que  cette  perfection  à  laquelle 

(1)  Un  vol.  in-4°,  librairie  militaire  de  Dumaine,  1862. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  255 

on  est  parvenu  dans  l'art  de  s'entre-tuer  soit,  au  point  de  vue  même  de  l'hu- 
manité, un  grand  bienfait.  La  paix  entre  les  peuples  sera  plus  tenace,  chacun 
se  souciant  de  moins  en  moins  de  mettre  le  feu  aux  canons  de  ses  voisins, 
et  la  guerre,  quand  on  n'aura  point  su  l'éviter,  sera  plus  courte.  Il  faut  du 
moins,  pour  l'honneur  de  la  civilisation,  espérer  qu'il  en  sera  ainsi ,  et  que 
l'on  ne  prépare  si  bien  la  guerre  que  par  amour  de  la  paix.  Quoi  qu'il  en 
soit,  on  s'explique  l'intérêt  que  doivent  présenter,  même  pour  les  profanes, 
c'est-à-dire  pour  les  personnes  les  moins  compétentes  dans  les  choses  mili- 
taires, les  études  auxquelles  s'est  livré  M.  le  colonel  Favé  en  entreprenant 
d'écrire  une  histoire  de  l'artillerie.  Comment  demeurer  indifférent  aux  ori- 
gines de  cette  arme  aussi  formidable  que  savante,  à  ses  progrès  successifs, 
aux  efforts  d'invention  et  de  génie  qu'il  a  fallu  dépenser  pour  obtenir  les 
résultats  dont  nous  sommes  témoins  ? 

Le  travail  de  M.  le  colonel  Favé  remonte  aux  premiers  temps  de  l'inven- 
tion de  la  poudre,  et  nous  fait  assister  aux  progrès  de  l'artillerie  jusqu'à  la 
moitié  du  xvii«  siècle.  Ce  sont  les  Chinois,  il  faut  leur  rendre  cet  hommage, 
qui  les  premiers  ont  inventé  la  poudre;  mais  ils  s'en  servaient  surtout 
pour  l'innocente  confection  des  feux  d'artifice.  Vers  la  seconde  moitié  du 
x"  siècle,  ils  trouvèrent  la  fusée  volante,  qu'ils  attachaient  à  leur  flèche 
pour  en  augmenter  la  portée,  et  ils  obtinrent  ainsi  un  incendiaire  qui  pou- 
vait être  lancé  avec  une  grande  vitesse.  Après  eux,  et  à  leur  imitation,  les 
Arabes  employèrent  la  poudre,  et  ils  en  découvrirent  la  force  projective  en 
la  disposant  au  fond  d'un  tube  d'où  elle  lançait  contre  l'ennemi  des  balles  ou 
des  flèches.  Ce  furent  les  premières  armes  portatives,  et,  comme  le  fait  re- 
marquer M.  le  colonel  Favé,  la  poudre  à  canon,  loin  d'avoir  servi  dès  son 
origine  à  donner  aux  projectiles  des  portées  plus  grandes  que  les  armes  de 
jet  en  usage,  entrait  seulement  en  concurrence  avec  les  armes  incendiaires 
et  devait  frapper  des  ennemis  très  rapprochés.  L'artillerie ,  telle  que  nous 
l'appliquons  aujourd'hui ,  est  donc  une  invention  toute  différente  de  celle 
de  la  poudre.  Celle-ci  nous  est  venue  de  l'Orient,  l'artillerie  est  d'origine 
entièrement  européenne. 

Ce  fut  un  Allemand,  un  moine,  nonwné  Berthold  Scliwartz,  qui,  d'après 
les  chroniques,  eut  l'honneur  de  tirer  le  premier  coup  de  canon  en  l'an  de 
grâce  1313.  L'invention  se  répandit  bientôt  dans  l'Europe  occidentale.  Dès 
la  première  moitié  du  xiv''  siècle,  on  la  retrouve  en  Italie,  en  France, 
en  Espagne,  où  les  Maures  lançaient,  en  13Zi2,  des  boulets  de  fer  contre 
les  chrétiens  qui  assiégeaient  Algésiras.  Elle  ne  tarda  pas  non  plus  à  se  per- 
fectionner et  à  produire  d'énormes  bombardes,  lançant  des  boulets  de 
pierre  de  200,  UOO  et  même  900  livres.  Dans  l'état  de  guerre  perpétuelle  où 
l'on  vivait  alors,  les  peuples  s'appliquèrent  à  l'envi  à  se  procurer  et  à  amé- 
liorer ces  précieux  engins  de  destruction.  Il  faut  cependant  arriver  presque 
au  xvi«  siècle  pour  voir  généralisé  l'emploi  des  bouches  à  feu  en  bronze  et 
des  boulets  en  fonte  de  fer.  Vers  la  même  époque,  on  chercha  à  remédier 


256  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

aux  inconvéniens  que  présentaient  Textrême  variété  des  modèles  et  la  di- 
versité des  calibres  dans  les  pièces  d'artillerie.  Charles- Quint  détermina 
sept  modèles  lançant  des  projectiles  de  ZiO  livres  au  maximum  et  de  3  livres 
au  minimum.  Cette  simplification  fut  imitée  par  la  France,  qui  dès  ce  mo- 
ment distance  les  autres  peuples  pour  la  perfection  de  tous  les  détails  de 
Tarme.  Enfin  la  première  bombe  fut  tirée  en  163/i,  au  siège  de  Lamotte, 
sous  la  direction  d'un  gentilhomme  anglais,  nommé  Malthus,  au  service  de 
la  France,  et  ce  nouveau  projectile  fut  bientôt  employé  dans  toutes  les 
artilleries. 

Grâce  aux  recherches  patientes  auxquelles  s'est  livré  M.  le  colonel  Favé, 
l'on  peut  se  rendre  aisément  compte  de  l'origine  et  des  perfectionnemens 
du  canon  :  de  nombreuses  planches  font  passer  sous  nos  yeux  les  plus  an- 
ciens modèles  de  l'arme,  modèles  curieux,  presque  fantastiques,  qui  ont 
suffi  longtemps  à  l'ardeur  guerroyante  de  nos  aïeux.  Aujourd'hui  il  nous 
faut  mieux  que  cela,  et,  pour  entrer  décemment  en  ligne,  une  armée  euro- 
péenne veut  être  plus  solidement  pourvue.  Un  canon  du  temps  de  Charles- 
Quint  ne  vaut  point,  pour  la  portée  ni  pour  la  précision,  le  simple  fusil 
d'un  de  nos  fantassins  :  qu'est-ce  donc  si  on  le  compare  avec  le  canon  rayé, 
dont  on  a  vu  les  œuvres  à  Solferino?  Et  si  l'on  en  juge  par  les  produits  plus 
récens  des  arsenaux  européens,  si  l'on  songe  que  tant  de  savans,  tant  d'of- 
ficiers se  consacrent  à  ce  qu'on  appelle  l'amélioration  du  canon,  nous  ne 
sommes  pas  au  bout  de  ces  inventions  que  le  génie  de  la  guerre  inspire  à 
notre  siècle,  si  bruyamment  pacifique  !  M.  le  colonel  Favé  a  devant  lui  une 
belle  et  riche  matière  pour  continuer  jusqu'à  nos  jours  son  histoire  de 
l'artillerie.  Il  est  bien  permis  aux  personnes  les  moins  compétentes  non- 
seulement  de  s'intéresser  à  de  telles  études,  mais  encore  de  s'en  préoccuper 
très  sérieusement.  Quel  avenir  la  science,  avec  ses  progrès  incessans,  ré- 
serve-t-elle  à  l'artillerie,  ou  plutôt  à  nous-mêmes?  Cela  devient,  en  vérité, 
tout  à  fait  efi"rayant.  Les  Chinois  ne  doivent  pas  trop  se  féliciter  d'avoir 
inventé  la  poudre.  Puisse  l'Europe  n'avoir  point  à  regretter  un  jour  d'avoir 
inventé  le  canon  et  porté  si  loin  la  manière  d'en  faire  usage  l      c.  lavolléb. 


V.  DE  Mars. 


M'-'-'^  LA  QUINTINIE 


ECONDE    PARTIE   (1). 


TROISIÈME     LETTRE. 
M.    LEMONTIER    A    SON    FILS,    A    AIX    EN    SAVOIE. 

Lyon,  6  juin  1861. 

Avant  de  quitter  Lyon,  où  notre  rencontre  a  modifié  tes  projets, 
je  veux  résumer  notre  entretien  de  douze  heures  en  quelques  pages 
que  tu  reliras  peut-être  avec  fruit  dans  les  momens  d'épreuve  qui 
t'attendent  encore. 

Tu  étais  dans  le  vrai,  mon  fils,  et  je  n'ai  eu  qu'à  t' encourager 
dans  ta  vaillante  certitude  :  l'âme  des  époux  ne  doit  pas  faire  deux 
lits.  L'indissoluble  union  de  deux  êtres  appartenant  à  l'humanité  ne 
doit  pas  s'assimiler  à  l'accouplement  de  deux  êtres  quelconques  ap- 
partenant aux  rangs  inférieurs  de  la  vie  organique.  L'homme  doit 
être  l'homme  autant  que  possible,  c'est-à-dire  se  tenir  aussi  près 
de  la  Divinité  que  ses  forces  le  lui  permettent.  C'est  par  là  seule- 
ment qu'il  se  place  au-dessus  des  animaux,  qui  lui  sont  supérieurs 
par  la  persistance  et  la  simplicité  dans  la  sphère  des  instincts  ma- 
tériels. C'est  par  cette  constante  aspiration  vers  l'idéal  que  l'homme 
s'affirme  lui-même,  rend  hommage  à  Dieu,  prouve  sa  foi  et  fait  acte 
de  religion  réelle.  Toute  pensée,  toute  action,  toute  croyance  con- 
traires à  ce  but  sont  des  pas  bien  marqués  vers  la  déchéance ,  des 
abîmes  creusés  entre  Dieu,  qui  appelle  l'homme,  et  l'homme,  qui 
fuit  Dieu. 

(I)  Voyez  la  Revue  du  1"  mars. 

TOME  XLIV.   —  15   MARS.  17 


258  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Voilà  donc,  en  peu  de  mots,  notre  doctrine  de  l'amour  dégagée 
de  toute  incertitude  et  lumineuse  comme  le  soleil.  Dieu,  type  de 
toute  perfection,  a  mis  dans  l'homme  le  sentiment,  le  rêve  et  le  be- 
soin de  la  perfection.  Qui  nie  ce  principe  est  athée,  fût-il  prosterné 
nuit  et  jour  devant  l'image  de  ce  Dieu  qu'il  ne  comprend  pas,  et 
dont  sa  vaine  prière  ne  peut  être  exaucée. 

Je  ne  vois  pas  plus  de  nuages  dans  l'application  de  cette  théorie 
que  dans  la  théorie  elle-même.  Ceux  qui  croient  approcher  de  la 
perfection  en  violant  les  lois  de  la  nature,  soit  par  excès,  soit  par 
abstinence,  ne  peuvent  être  sur  la  voie  d'une  recherche  sérieuse. 
Obéir  aux  lois  de  la  nature  en  les  ennoblissant  toutes  par  la  com- 
préhension saine  du  but  sacré,  voilà,  je  pense,  la  pratique  de  cette 
perfection  dont  l'homme  a  pour  mission  de  se  rapprocher  sans  cesse. 

La  nature  présente  des  contradictions ,  mais  le  défaut  de  logique 
de  Dieu  n'est  qu'une  erreur  de  la  vision  humaine.  Rectifions  la  vue, 
étendons  la  notion,  ouvrons  notre  esprit  à  toute  la  connaissance  qu'il 
peut  contenir,  et  cherchons  le  véritable  amour  dans  la  plus  puis- 
sante et  la  plus  douce  de  nos  passions.  Ne  perdons  point  le  temps  à 
faire  le  procès  à  telle  ou  telle  doctrine  religieuse.  Il  n'y  en  a  qu'une 
vraie,  celle  qui  nous  montre  et  nous  donne  Dieu.  Toutes  celles  qui 
le  cachent  le  calomnient.  La  déduction  de  notre  principe  se  fait 
d'elle-même  à  toutes  les  heures  de  la  vie.  Toutes  les  idées,  toutes 
les  actions  humaines  se  rattachent  désormais  à  l'un  de  ces  principes 
éternellement  en  guerre  :  la  négation  du  progrès,  qui  est  un  principe 
de  mort;  la  perfectibilité^  mot  nouveau,  encore  incomplet,  mais  qui 
s'efforce  d'exprimer  le  développement  de  la  vie  sous  toutes  ses  faces 
divines  et  humaines. 

Nous  étions  déjà  d'accord  sur  ce  point  de  départ  que  je  viens  de 
paraphraser,  car  il  tient  en  deux  mots  :  jamais  plus  d'ombres,  tou- 
jours plus  de  lumière  entre  Dieu  et  l'homme. 

Cette  lumière,  qu'au  dernier  siècle  la  philosophie  a  cherchée  avec 
une  noble  audace  et  de  mémorables  succès,  se  dégage  beaucoup 
mieux  de  la  philosophie  de  notre  époque.  Elle  ne  s'appuie  plus  seu- 
lement sur  ce  qu'on  appelait  la  raison^  elle  n'est  plus  exclusivement 
expérimentale ,  elle  ne  sépare  pas  la  raison  de  la  foi ,  la  réalité  de 
l'idéal.  Les  sciences  naturelles  commencent  à  trouver  Dieu  au  bout 
de  toutes  leurs  voies,  c'est-à-dire  la  loi  des  lois,  la  loi  mère,  la 
grande  logique  souveraine,  l'effusion  immense,  la  vie  sans  lacune, 
la  force  sans  épuisement,  l'éternel  renouvellement  progressif  de  tout 
ce  qui  est,  par  conséquent  l'éternelle  sagesse  et  l'infinie  beauté... 
Tu  comprends  que,  quand  notre  pauvre  langue  humaine  applique 
à  cette  grandeur  incommensurable,  à  cette  inépuisable  munificence, 
à  cette  ordonnance  éblouissante  les  mots  de  son  vocabulaire,  <(  Dieu 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINÏE.  259 

puissant,  Dieu  bon,  Dieu  juste,  »  elle  exprime  d'une  façon  encore  bien 
pauvre  et  bien  enfantine  ce  qu'aucun  terme  convenable  n'expri- 
mera peut-être  jamais. 

Les  esprits  avancés  de  notre  époque  ont  un  grand  combat  à  sou- 
tenir aujourd'hui.  Il  s'agit  d'étendre  et  d'élever  la  notion  de  Dieu, 
que  depuis  tant  de  siècles  les  dogmes  religieux  s'acharnent  à  ren- 
fermer dans  les  étroites  limites  du  symbolisme.  Le  christianisme 
lui-môme,  qui  ouvrit  une  ère  de  progrès  si  féconde,  a  perdu  de  sa 
\  ertu  progressive  dans  la  captivité  où  la  lettre  a  enfermé  l'esprit. 

Il  s'agit  donc  entre  autres  choses,  et  celle-ci  est  peut-être  la 
plus  pressée,  de  dégager  la  sublime  doctrine  évangélique  de  la 
chape  de  plomb  qui  l'écrase,  et  disons  à  l'honneur  de  l'esprit  phi- 
losophique de  notre  siècle  qu'aucune  autre  époque  n'avait  encore 
compris  cette  doctrine  d'une  manière  aussi  saine,  aussi  large  et 
aussi  élevée.  La  critique  sérieuse  ne  s'occupe  plus  aujourd'hui  de 
contester  ou  de  railler  le  côté  légendaire  de  la  mission  du  Christ. 
Qu'elle  accepte  ou  rejette  les  miracles,  le  respect  s'attache  au  mer- 
veilleux, comme  l'enthousiasme  au  réel,  en  tout  ce  qui  concerne  la 
vie  et  la  mort,  la  parole  et  l'action  de  Jésus. 

Mais  faire  adopter  ce  vrai  sentiment  chrétien  si  équitable  et  si 
pur,  pouvoir  dire  à  tous  les  hommes  :  ((  Soyons  frères  dans  l'unité 
de  l'esprit,  et  laissons  à  chacun  la  liberté  d'étendre  le  sens  de  la 
lettre,  »  voilà  ce  qui  paraît  simple  et  facile,  voilà  ce  que  l'esprit  de 
persécution  ne  peut  supporter  et  ce  qu'il  combat  encore  à  outrance. 
Ceci  est  très  digne  de  remarque.  A  mesure  que  la  philosophie  s'est 
|)iritualisée  depuis  un  demi-siècle,  la  religion  s'est  matérialisée  vi- 
^.iblement.  Sous  la  restauration,  le  clergé  a  perdu  moralement  et 
intellectuellement  tout  ce  qu'il  avait  regagné  d'intérêt  et  de  pres- 
tige durant  la  persécution  terroriste.  Est-ce  une  loi  fatale  que  les 
croyances  s'épurent  dans  les  luttes  et  se  perdent  dès  qu'elles  gou- 
^ernent  le  monde  des  intérêts  matériels? 

Voici  que  ce  spectacle  recommence  et  qu'une  véritable  intolérance 
religieuse  essaie  une  nouvelle  campagne.  Sagement  contenue  par  la 
liberté  de  la  presse  sous  Louis-Philippe,  beaucoup  trop  caressée 
par  la  naïveté  héroïque  du  peuple  de  18/i8,  aujourd'hui  surveillée, 
mais  non  contenue,  par  une  arme  à  deux  tranchans,  la  censure, 
l'intolérance  profite  du  silence  plus  ou  moins  forcé  de  ses  adver- 
saires naturels,  les  philosophes  et  les  gens  de  lettres,  pour  risquer^ 
tout,  pour  oser  au  jour,  saper  en  secret,  et  jouer  le  rôle  de  victime 
aussitôt  que  les  lois  répressives,  qu'elle  aimerait  tant  à  absorber  à 
son  profit,  atteignent  les  écarts  de  son  zèle.  Aussi  prend -elle  des 
forces  sous  le  manteau  de  cette  prétendue  persécution,  qui  ne  sau- 
rait la  blesser  réellement,  puisqu'elle  repose  sur  le  même  principe 


260  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  la  fait  vivre.  A  l'intolérance  religieuse  ne  faut-il  pas,  comme  à 
la  défiance  politique,  le  régime 'de  l'étouffement? 

Tu  me  demandais  si  réellement  ce  mouvement  religieux  rétro- 
grade était  à  craindre,  s'il  fallait  blâmer  ou  plaindre  ce  dernier  râle 
de  l'esprit  du  passé?  En  philosophe,  je  t'ai  répondu  :  Plains  l'erreur 
et  ne  la  crains  pas.  Dieu  l'a  condamnée...  Mais  devant  Dieu  nos 
dures  et  traînantes  questions  politiques  et  sociales  comptent  si  peu! 
Si  nous  les  jugeons,  nous,  par  leur  durée  relative,  elles  prennent 
une  réelle  importance  pour  nous,  dont  la  vie  est  si  courte!  Et  quand 
tu  veux  savoir  quelles  luttes  t'attendent  dans  le  reste  de  siècle  que 
nous  traversons,  je  ne  dois  pas  te  donner  plus  d'insouciance  ou 
d'optimisme  que  je  n'en  ai.  Donc  j'ai  répondu  franchement  :  Oui, 
mon  enfant,  l'intolérance  religieuse  peut  triompher,  et  recommen- 
cer dans  peu  d'années  l'esprit  du  règne  de  la  restauration.  Il  ne  faut 
pour  cela  qu'une  suite  d'événemens  désastreux  dont  elle  saurait 
profiter,  parce  qu'elle  veille,  parce  qu'elle  est  organisée,  parce 
qu'elle  est  prête.  Elle  ne  conspire  pas,  je  crois,  pour  ou  contre 
tel  nom  propre.  Elle  n'a  pas  besoin  de  renverser  les  gouvernemens; 
elle  s'accommode  de  tous  ceux  où  elle  peut  s'insinuer,  faire  sa  place 
et  empêcher  la  liberté  de  discussion,  qu'elle  n'invoque  que  lors- 
qu'elle en  est  privée  pour  son  compte.  De  sa  nature,  l'intolérance, 
quand  elle  n'est  pas  hypocrite,  est,  comme  toutes  les  mauvaises 
passions,  inconséquente. 

Il  y  a  une  chose  certaine,  c'est  que  si  l'interdiction  de  la  presse 
libre  se  prolonge  beaucoup  et  si  nos  contemporains  s'endorment 
sous  certaines  influences  cléricales,  avant  dix  ans  le  faux  christia- 
nisme, l'hypocrisie,  l'esprit  persécuteur  en  un  mot  sera  debout,  et 
c'est  alors  qu'il  faudra  dire  :  «  La  mort  s'est  levée,  le  spectre  s'est 
roulé  sur  les  vivans.  11  écrase,  il  menace,  il  enlace,  il  tue,  il  pour- 
suit l'individu  dans  tous  les  développemens  de  son  existence,  dans 
ses  intérêts,  dans  ses  affections,  dans  ses  devoirs,  dans  ses  droits, 
dans  son  honneur.  Il  a  étendu  sur  les  masses  le  linceul  du  silence. 
Les  plus  mauvais  jours  du  passé  n'ont  point  vu  une  propagande 
d'étouffement  si  ardente,  un  zèle  de  meurtre  intellectuel  si  perfide 
et  si  tenace,  un  anéantissement  si  honteux  de  la  conscience  sociale, 
une  démission  si  abjecte  de  la  dignité  humaine.  » 

Voilà  ce  que  je  te  dirai  peut-être  à  ma  dernière  heure,  qui  sait? 
Mais  dès  aujourd'hui  il  y  a  une  prédiction  que  je  peux  te  faire,  c'est 
qu'en  me  suivant  dans  la  voie  où  j'ai  marché,  tu  cours  le  risque  sé- 
rieux de  rompre  avec  toutes  les  espérances  comme  avec  toutes  les 
sécurités  de  la  vie.  Quelle  que  soit  la  carrière  ouverte  à  ta  jeune  et 
légitime  ambition,  l'homme  du  passé  t'y  guette  et  t'y  attend  pour 
se  mesurer  avec  toi.  Si  tu  es  homme  de  science,  il  t'empêchera  d'à- 


MADEMOISELLE    LA   QUINTINIE.  261 

Yoir  une  tribune  pour  professer  ;  homme  de  lettres,  il  te  fera  railler, 
outrager,  calomnier  au  besoin  dans  ta  vie  privée  par  les  nombreux 
organes  dont  il  dispose  ;  artiste  en  contact  avec  le  public,  il  te  fera 
siffler,  lapider,  s'il  le  peut,  par  les  bandes  qu'il  enrégimente  ou  par 
les  passions  qu'il  soulève  et  qu'il  égare;  homme  politique,  il  te  fer- 
mera tous  les  chemins  de  l'action  et  s'efforcera  de  t' ouvrir  tous 
ceux  de  la  misère,  de  la  prison  ou  de  l'exil;  homme  de  loisir  ou  de 
réflexion,  il  suscitera  des  orages  autour  de  toi,  il  troublera  l'air  que 
tu  respires  par  des  paroles  empoisonnées,  il  aigrira  contre  toi  jus- 
qu'au plus  dévoué  de  tes  serviteurs  ;  époux  et  père,  il  te  disputera 
la  confiance  de  ta  femme  et  le  respect  de  tes  enfans ,  car  il  est  par- 
tout! De  tout  temps  il  a  ourdi  une  vaste  conspiration  au  sein  des 
civilisations  les  plus  florissantes,  il  traite  avec  les  souverains,  il  les 
menace,  il  les  effraie.  11  a  pénétré  dans  tous  les  conseils,  il  a  mis  le 
pied  dans  tous  les  foyers  domestiques;  il  est  dans  les  armées,  dans 
les  magistratures,  dans  les  corps  savans,  dans  les  académies,  sur  la 
place  publique,  sur  le  navire  en  pleine  mer,  dans  la  campagne,  à 
tous  les  carrefours,  dans  le  cabaret  de  village,  dans  le  couvent,  dans 
l'alcôve  conjugale.  Il  obsède  et  consterne  l'honnête  curé  qui  croit 
l'esprit  préférable  à  la  lettre.  Il  gouverne  les  pontifes,  il  raille,  mé- 
prise et  violente  ceux  qui,  une  fois  en  leur  vie,  ont  tenté  de  lui  ré- 
sister sur  quelque  point.  Et  peut-être  dans  dix  ans  j'ajouterai  :  Il 
faut  redoubler  de  courage,  car  l'homme  de  la  nuit  s'est  armé  de 
toutes  pièces;  on  a  laissé  faire,  on  a  été  confiant,  on  n'a  pas  prévu, 
et  à  présent  tout  à  coup  il  se  dévoile,  il  injurie,  il  menace  et  il 
frappe,  tenant  aux  pauvres  d'esprit  le  discours  terrible  que  tenait 
Éditue  en  l' Ile-Sonnante  :  «  Homme  de  bien,  frappe,  féris,  tue  et 
meurtris  tous  rois  et  princes  de  ce  monde,  en  trahison,  par  venin 
ou  autrement,  quand  tu  voudras.  Déniche  des  cieux  les  anges  :  de 
tout  auras  pardon;  mais  à  nous  ne  touche,  pour  peu  que  tu  aimes  la 
vie,  le  profit,  le  bien,  tant  de  toi  que  de  tes  parens  et  amis  vivans 
et  trépassés,  encore  ceux  qui  d'eux  après  naîtraient  en  seraient  in- 
fortunés! Amis,  ajoute  le  sage  Éditue  pour  expliquer  une  telle  puis- 
sance, vous  noterez  que  par  le  monde  il  y  a  beaucoup  plus  d'eunu- 
ques que  d'hommes,  et  de  ce  vous  souvienne!  » 

De  cette  vérité  sanglante  sous  sa  forme  enjouée,  encore  considé- 
rable aujourd'hui,  souviens-toi  en  effet,  cher  Emile  !  Ne  te  fais  pas 
d'illusion,  n'espère  pas  éviter  la  destinée.  Sois  eunuque  et  engraisse, 
ou  sois  homme  et  lutte;  il  n'y  a  pas  de  milieu. 
^  Je  t'ai  forcé  à  voir  cet  abîme,  je  t'ai  dépeint  tous  les  avantages 
d'une  vie  douce,  tranquille,  inoffensive,  tolérante  envers  le  mal, 
soumise  à  toutes  les  habitudes  du  convenu.  Je  t'ai  dit  :  «  Épouse 
une  femme  étroitement  dévote,  partage  son  âme  avec  le  prêtre,  ac- 


262  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

compagne-la  au  sermon,  élève  tes  enfans  dans  la  routine,  habitue- 
les  à  ne  pas  raisonner,  c'est-à-dire  laisse  étouffer  en  eux  le  sens 
viiil  et  divin  :  tout  ira  bien  pour  toi.  Choisis  la  carrière  que  tu  vou- 
dras pour  tes  fils  et  pour  toi-même,  vous  ne  serez  entravés  que  par 
la  concurrence  des  eunuques;  alors  vous  ferez  à  l'occasion  un  peu 
de  zèle  pour  vous  distinguer  du  troupeau  :  vous  insulterez  quelque 
mort  illustre,  vous  persécuterez  quelque  vivant  déjà  persécuté.  Dès 
lors  vous  aurez  le  pouvoir,  l'argent  et  le  succès.  Allez,  le  chemin 
est  sûr  et  facile;  la  voie  opposée  est  semée  d'écueils,  de  fatigues  et 
de  déceptions.  » 

Tu  as  rougi  jusqu'à  la  racine  des  cheveux  et  tu  m'as  dit  :  «  Cesse 
de  railler,  je  veux  être  un  homme.  »  Nous  nous  sommes  embrassés, 
et  je  t'ai  laissé  retourner  à  ton  jardin  des  Oliviers,  où  l'isolement,  la 
douleur  et  l'effroi  t'attendent.  Tu  vas  beaucoup  lutter  et  beaucoup 
souffrir  :  vaincras-tu?  Je  l'ignore.  Tu  es  seul  contre  un  million  d'en- 
nemis, car  la  destinée  de  Lucie,  l'influence  qu'elle  subit  se  ratta- 
chent probablement  par  des  fils  innombrables  à  cette  conspiration 
de  l'esprit  rétrograde  qui  enlace  la  société,  pour  longtemps  encore, 
de  la  base  jusqu'au  faîte.  Je  frémis  à  l'idée  du  combat  que  tu  vas 
livrer,  et  je  vois  couler  goutte  à  goutte  le  plus  pur  sang  de  ton  cœur, 
les  forces  vives  du  premier  amour.  Pourtant  je  ne  suis  plus  inquiet, 
tu  lutteras  sans  défaillance  pour  arracher  celle  que  tu  aimes  au 
royaume  des  ténèbres,  tu  combattras  à  poitrine  découverte  contre 
l'ennemi  caché  dans  tous  les  buissons,  tu  exerceras  ta  force  dans 
une  entreprise  sérieuse  et  passionnée,  et  si  tu  succombes,  si  tu  me 
l'e viens  seul  et  blessé,  tu  auras  porté  en  toi  l'amour  dans  un  cœur 
viril,  tu  n'auras  pas  versé  les  larmes  de  l'eunuque;  la  souffrance 
t'aura  grandi,  tu  seras  un  homme  ! 

Courage,  écris-moi  tout,  appelle-moi  quand  tu  voudras,  ton  père 
te  bénit.  H.  Lemontier. 

QUATRIÈME     LETTRE. 
EMILE    LEMONTIER    A    SON    PÈRE,    A    PARIS. 

D'Aix  en  Savoie,  6  juin  1861. 

J'arrive,  je  ne  sais  rien  encore,  je  n'ai  revu  aucun  de  nos  amis, 
je  m'enferme  avec  toi.  Je  veux  te  parler  encore  là,  tout  seul,  dans 
ma  petite  chambre,  avant  de  reprendre  le  cours  de  ma  vie  d'orage. 
J'ai  besoin,  avant  tout,  de  te  remercier  pour  le  bien  que  tu  m'as 
fait.  Père,  c'est  la  première  fois  que  tu  me  révèles  le  fond  de  ta 
pensée.  A  te  voir  si  doux,  si  modeste  et  si  bon,  même  pour  les  mé- 
chans,  je  croyais  ton  âme  inaccessible  à  l'indignation.  Ta  sérénité 


MxVDEAIOISELLE    LA    QUINÏINIE.  26 S 

me  faisait  peur,  je  l'avoue;  je  la  regardais  comme  le  résultat  de 
cette  noble  et  douloureuse  lassitude,  fruit  du  travail  et  de  l'expé- 
rience. Je  croyais  que  tes  années  de  labeur  et  de  vertu  avaient 
creusé  entre  nous  un  abîme  qui  ne  serait  pas  si  tôt  comblé!  Tu  m'as 
traité  comme  un  homme  qu'on  excite  et  non  comme  un  enfant  qu'on 
apaise;  je  t'en  remercie,  et  je  te  jure  que  tu  as  bien  fait.  Ta  ten- 
dresse a  un  peu  hésité;...  tu  me  croyais  encore  trop  jeune...  Pauvre 
père,  tu  as  tremblé  en  te  laissant  arracher  le  secret  de  ta  force  ;  eh 
bien!  ne  crains  plus,  j'étais  mûr  pour  cette  initiation,  elle  me  re- 
nouvelle, elle  me  baptise  dans  les  eaux  de  la  vie,  elle  me  pousse  en 
avant.  Tu  voulais  d'abord  m'emmener  loin  à' elle ,  me  distraire,  me 
faire  voyager.  —  Et  puis  tu  as  compris  que  tout  cela  aigrirait  mon 
mal  au  lieu  de  le  guérir,  et  tu  m'as  tendu  la  coupe  en  me  disant  : 
((  Bois  ce  fiel  et  triomphe.  » 

Sois  tranquille ,  je  saurai  souffrir,  car  à  présent  je  vois  un  but 
sublime  à  ma  souffrance.  Conquérir  celle  que  j'aime,  la  disputer  à 
une  mortelle  influence,  la  sauver,  l'emmener  avec  moi  dans  la  sphère 
de  l'amour  vrai,  la  rendre  digne  de  cette  passion  sacrée  que  j'ai 
pour  elle,  et  me  rendre  digne  moi-même  de  la  lui  inspirer;  ré- 
soudre le  problème  d'éclairer  sa  croyance  en  respectant  sa  liberté, 
d'épurer  sa  foi  sans  lui  enlever  les  vraies  bases  de  sa  religion  :  oui, 
oui,  je  le  tenterai,  et  si  j'échoue,  du  moins  rien  ne  m'aura  fait  re- 
culer ou  défaillir. 

Et  ne  crois  pas  que  cette  passion  soit  le  seul  stimulant  de  mon 
courage  !  Me  rendre  digne  de  toi,  être  le  fils  de  ta  foi'  et  de  ta  vo- 
lonté, c'est  là  mon  ambition,  maintenant  que  je  t'ai  compris.  Oui, 
mon  père,  tu  es  calme  et  doux  parce  que  tu  es  absolu  dans  le  vrai 
et  inébranlable  dans  la  certitude.  Tes  idées  sont  simples,  concises  et 
nettes;  tu  les  as  dégagées  d'une  suite  d'études  et  de  travaux  qui  se 
présentent  à  mes  yeux  comme  une  puissante  chaîne  de  montagnes, 
et  à  présent  tu  t'es  assis  au  faîte  de  la  plus  haute  cime,  tu  as  re- 
gardé la  terre  étendue  sous  tes  pieds,  et  puis,  élevant  tes  mains  vers 
la  Divinité,  tu  lui  as  dit  :  «  IN  on,  le  mal  n'est  pas  ton  œuvre  !  il  n'est 
que  l'ignorance  du  bien,  et  si  tu  abandonnes  cette  ignorance  aux 
châtimens  qu'elle  s'inflige  à  elle-même,  c'est  parce  qu'ils  doivent 
la  détruire.  Ainsi  tu  as  mis  en  chaque  être,  en  chaque  chose  de  la 
création,  l'agent  fatal  de  sa  transformation  providentielle.  L'erreur 
doit  se  dévorer  elle-même  comme  ces  volcans  déchaînés,  qui,  aux 
premiers  âges  du  globe,  ont  servi  à  constituer  l'écorce  terrestre, 
berceau  fécond  de  la  vie.  En  toi  est  la  source  du  bien,  la  loi  du  vrai, 
et  l'homme  y  boira  de  plus  en  plus  à  mesure  qu'il  te  connaîtra.  » 
Consolé  par  la  foi,  tu  t'es  relevé,  mon  père,  et  le  front  baigné  de 
lumière,  tu  as  souri  à  ces  hommes  qui  te  criaient  :  «  Nous  avons  la 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vérité;  Dieu  ne  se  révèle  qu'à  nous  et  pour  nous!  Maudit  soit  celui 
qui  nous  résiste  !  Notre  parole  l'extermine  en  ce  monde,  elle  le  dé- 
voue aux  enfers  dans  l'autre!  » 

Tu  as  souri  de  pitié,  et  ton  âme  a  surmonté  la  colère;  mais,  la 
flamme  de  la  vérité  dans  le  cœur,  tu  as  poursuivi  dans  tous  ses  re- 
tranchemens  l'ignorance,  qui,  dans  l'humanité,  suscite  tous  les  dé- 
lires du  mal.  C'est  bien,  voilà  où  il  faut  en  venir,  et  j'y  arriverai. 
Je  serai  doux  et  patient  avec  les  hommes,  inflexible  devant  le  men- 
songe; ceci  sera  ma  religion.  Je  ne  tuerai  point,  je  ne  maudirai, 
je  ne  renierai  aucun  de  mes  semblables;  mais  j'aurai  en  exécration 
les  doctrines  qui,  au  nom  de  Dieu,  calomnient  Dieu  et  combattent 
la  liberté  humaine,  le  développement  du  vrai!  Je  ne  fléchirai  le 
genou  dans  aucun  temple  d'où  la  liberté  de  penser  sera  exclue.  Je 
ne  bénirai  la  main  d'aucun  homme  ennemi  de  cette  liberté,  je  n'ac- 
cepterai aucun  culte  destructeur  de  la  parcelle  de  vérité  divine  qui 
s'appelle  en  moi  amour  et  justice,  je  ne  ferai  plus  grâce  au  pré- 
sent par  engouement  poétique  pour  le  passé,  je  ne  m'abandon- 
nerai plus  à  ces  mollesses  de  l'âme  qui,  regrettant  les  joies  de 
l'imagination,  les  rêveries  de  l'enfance,  abdique  les  austères  de- 
voirs de  l'âge  d'homme;  je  subirai  toutes  les  persécutions,  j'accep- 
terai refl*et  de  toutes  les  vengeances  :  il  faut  que  toute  initiation 
ait  ses  martyrs.  Les  tartufes  d'aujourd'hui  réclament  ces  gloires  de 
l'origine  chrétienne;  qu'ils  nous  les  donnent,  eux  qui,  se  disant  tou- 
jours persécutés,  se  sont  faits  persécuteurs  à  leur  tour  !  Montrons- 
leur  qu'aujourd'hui  les  chrétiens  c'est  nous,  et  qu'ils  sont,  eux,  les 
pharisiens.  Et  si  leur  puissante  conspiration  contre  la  liberté  hu- 
maine atteint  son  but,  s'ils  parviennent,  à  défaut  des  bûchers  de 
l'inquisition,  à  rétablir  la  torture  des  cœurs  et  des  consciences, 
soyons  prêts  :  je  suis  prêt,  moi  !  je  les  brave  et  les  défie! 

Je  viens  d'interrompre  ma  lettre  pour  recevoir  et  lire  la  tienne. 
Ah!  mon  père,  mon  maître,  mon  ami,  nos  pensées  ne  se  croisent 
pas,  elles  se  cherchent  et  s'embrassent.  Tu  vois!  j'avais  compris, 
et  je  suis  toujours  sous  le  charme  de  ta  parole,  sous  le  coup  de  ta 
vivifiante  bénédiction.  Oui,  oui,  je  relirai  cent  fois  tes  lettres.  Ne 
crains  pas  de  me  donner  la  fièvre  :  je  brûle  de  vivre,  l'inaction  me 
tuerait  ! 

A  bientôt  une  plus  longue  lettre,  et  toi,  écris-moi  de  Paris.  Adieu, 
je  t'aime. 

Henri  entre  chez  moi  et  m'apprend  que  Lucie  est  de  retour  à 
Turdy.  Son  père,  le  général  La  Quintinie,  y  est  arrivé  inopinément 
hier  soir.  J'irai  demain. 


MADEMOISELLE    LA    QUINTIME.  265 

CINQUIÈME    LETTRE. 
M***    A    MADEMOISELLE    LA    QUIMINIE,    AU    CHATEAU    DE    TURDY. 

Chambéry,  7  juin  1861. 

Je  m'inquiète  un  peu,  non  de  cette  joie  que  vous  avez  éprouvée 
en  apprenant  l'arrivée  de  monsieur  votre  père,  mais  de  l'empresse- 
ment que  vous  avez  mis  à  quitter  M"^  de  Turdy  le  soir  même.  J'ai 
trouvé  la  bonne  tante  tout  en  émoi  de  vous  savoir  seule  sur  les 
chemins  à  dix  heures  du  soir.  Ses  braves  serviteurs  sont  bien  vieux, 
ses  vieux  chevaux  bien  lents,  et  ce  lac  à  traverser. . .  Gomment  avez- 
vous  fait,  si,  comme  il  est  à  craindre,  votre  barque  ne  vous  atten- 
dait pas?  —  Vous  avez  dû  causer  au  général  une  bien  agréable  sur- 
prise; mais,  comme  il  ne  vous  appelait  auprès  de  lui  que  pour  le 
lendemain  matin,  cette  grande  hâte  était-elle  si  nécessaire? 

Ne  riez  pas,  mademoiselle,  de  voir  votre  ami  s'inquiéter  des  pe- 
tites choses.  Quand  il  s'agit  d'une  personne  telle  que  vous,  les 
moindres  résolutions  prennent  de  l'importance.  Vous  avez  peut- 
être  cru  me  faire  pressentir  vos  dispositions  à  demi-mot,  et  on  peut 
bien  ne  dire  à  son  ami  que  la  moitié  d'un  secret  délicat.  Puisque 
vous  autorisez  la  franchise  de  ma  sollicitude,  aussi  fervente  et  aussi 
désintéressée  aujourd'hui  qu'elle  l'a  été  dans  le  passé,  laissez-moi 
vous  dire  ce  que  je  pense  de  la  situation  de  vos  esprits.  Ce  jeune* 
homme  dont  vous  m'avez  parlé  vous  occupe  plus  que  vous  n'osez 
en  convenir,  et  l'inquiétude  que  sa  courte  maladie  vous  a  causée 
n'était  peut-être  pas  proportionnée  au  danger  que  sa  vie  a  couru, 
non  plus  qu'à  la  date  si  récente  de  vos  relations. 

Je  n'ai  pu  vous  témoigner  que  de  l'étonnement,  mais  j'ai  éprouvé 
de  la  stupeur  en  apprenant  que  vous  ne  repoussiez  pas  l'idée  de 
vous  unir  à  lui.  Vous  ne  m'aviez  pas  dit  son  nom,  et  vous  sembliez 
croire  que  vous  auriez  sur  sa  conscience  une  influence  à  l'égard  de 
laquelle  il  ne  m'est  plus  permis  de  me  faire  illusion.  Souffrez  que  je 
vous  dise  de  quelle  façon  les  renseignemens  me  sont  venus,  car  je 
ne  veux  pas  que  vous  me  supposiez  capable  de  chercher  la  vérité 
en  dehors  de  vos  paroles.  Je  n'ai  pu  vous  dire  encore  la  nature  des 
projets  qui  m'amènent  ici.  Ils  vous  seront  soumis  plus  tard;  mais  ce 
que  je  puis  vous  dire ,  c'est  que  je  les  ai  formés  avec  une  joie  ex- 
trême en  songeant  qu'ils  me  permettraient  de  vous  revoir  et  de  vous 
dire  de  vive  voix  tout  ce  que  les  lacunes  d'une  correspondance 
laissent  de  vague  ou  d'inachevé  dans  les  relations  du  cœur  et  de 
r  esprit. 

Je  n'étais  pas  sans  une  certaine  émotion  au  moment  de  vous  re- 


266  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

trouver.  Je  savais  combien  les  idées  échangées  entre  nous  par  lettres 
depuis  trois  ans  sont  contraires  à  celles  des  deux  principaux  chefs 
de  votre  famille,  et  c'est  toujours  une  situation  pénible  pour  une 
âme  délicate  que  celle  dont  votre  confiance  allait  peut-être  m'im- 
poser  les  devoirs  et  les  luttes.  —  Et  puis,  vous  l'avouerai-je?  je 
craignais  aussi  ce  que  j'ai  trouvé.  J'avais  comme  un  pressentiment 
de  la  crise  qui  s'opère  en  vous.  Vous  m'aviez  laissé  prendre  la  très 
douce  habitude  de  recevoir  vos  lettres  quatre  fois  l'an,  et  si  j'ai 
bonne  mémoire,  depuis  le  début  de  la  présente  année  je  n'en  ai  reçu 
qu'une,  et  celle-ci  de  moitié  plus  courte  et  moins  abandonnée  que 
les  autres.  Je  me  demandais  donc  comment  vous  recevriez  le  meil- 
leur de  vos  amis,  et  si  sa  brusque  apparition  ne  serait  pas  intem- 
pestive, fâcheuse  peut-être. 

J'eus  l'idée  de  vous  écrire  dès  le  soir  de  mon  arrivée  à  Cham- 
béry  ;  mais  j'avais  des  instructions  délicates  et  nécessaires  à  vous 
donner  sur  ma  situation,  et  je  dus  craindre  qu'une  lettre  ne  tombât 
dans  des  mains  ennemies.  Je  me  rendis  donc  seul  et  à  pied  au  bord 
du  lac,  et,  sous  prétexte  de  promenade,  je  le  traversai  dans  une 
petite  barque.  Je  demandai  à  voii'  cette  grotte  dont  vous  m'aviez 
souvent  parlé  dans  vos  lettres,  cette  chapelle  érigée  par  vous  à  la 
Vierge  immaculée. ..  C'est  là,  me  disiez-vous,  que  souvent,  aux  heures 
où  le  lac  n'est  guère  parcouru  par  les  oisifs,  le  soir  ou  aux  premières 
blancheurs  de  l'aube,  vous  aimiez  à  prier,  les  yeux  tournés  vers 
cette  pure  étoile  de  l'Orient  que  nos  saintes  et  poétiques  litanies  ne 
craignent  pas  de  comparer  à  la  mère  du  Sauveur  :  Stella  matutinaî 

Je  n'espérais  pas,  je  ne  désirais  pas  vous  parler  là;  mais  je  me 
demandais  s'il  ne  serait  pas  possible  d'y  déposer  une  lettre  que  vous 
ne  manqueriez  pas  de  trouver  à  l'heure  de  votre  prière  accou- 
tumée. 

C'est  au  moment  d'aborder  à  cette  grotte  que  j'appris  votre  ab- 
sence du  manoir;  mais  vous  deviez  revenir  le  lendemain,  au  dire 
du  batelier.  Je  feignis  d'être  indifférent  à  ce  détail  et  de  vouloir  en- 
trer seulement  par  dévotion  dans  la  chapelle.  Je  n'osai  pas  laisser 
de  lettre;  je  déposai  seulement  aux  pieds  de  la  sainte  image  un  bou- 
quet de  lis  cueillis  à  Aix  et  liés  d'un  ruban  qui  ne  pouvait  pas  me 
faire  reconnaître  de  vous,  mais  qui  devait  appeler  votre  prudente 
attention  sur  un  message  subséquent  plus  explicite.  Je  ne  pus  m'ar- 
rêter  qu'un  instant  dans  la  grotte.  Le  batelier  ne  m'y  faisait  aborder 
qu'avec  une  certaine  crainte  religieuse  de  vous  déplaire.  J'ai  vu  en- 
suite aux  discours  de  cet  homme,  que  j'ai  interrogé  sur  votre  compte 
comme  s'il  s'agissait  pour  moi  d'une  personne  étrangère  à  ma  vie, 
combien  votre  nom  était  en  vénération  parmi  ces  gens  pieux  et 
simples. 


MADEMOISELLE    LA   QUINTINIE.  267 

Pourtant  ce  batelier,  qui  parlait  plus  qu'il  n'y  était  provoqué,  me 
fit  entendre  qu'il  était  encore  question  pour  vous  d'un  mariage,  et 
que  depuis  quelque  temps  un  jeune  homme,  qu'il  appelait  Valmare, 
était  assidu  au  manoir  de  Turdy.  Je  ne  poussai  pas  plus  loin  des  in- 
vestigations qui  déjà  dépassaient  les  limites  de  la  curiosité  permise. 
Je  n'attachais  d'ailleurs  qu'une  médiocre  importance  à  cette  nouvelle 
obsession  de  mariage  qui  pouvait  échouer  auprès  de  vous  comme 
les  précédentes,  et  je  voulus  ne  tenir  que  de  vous  les  effets  de  votre 
confiance. 

De  retour  à  Ghambéry,  j'ai  su,  dès  le  lendemain,  votre  retraite 
aux  carmélites,  et  je  n'ai  pas  cru  devoir  la  troubler.  Que  sont  les 
conseils  d'un  ami  auprès  de  ceux  que  vous  demandiez  à  Dieu  même? 
Je  me  bornai  à  vous  informer  par  un  billet  du  nom  que  vous  deviez 
m' entendre  donner  et  du  silence  que  vous  feriez  bien  de  garder  à 
certains  égards,  quand  j'aurais  l'honneur  de  vous  être  présenté  par 
M"^  de  Turdy.  Dès  lors  j'attendis  avec  résignation,  et  l'âme  rem- 
plie d'espérance,  la  fm  et  l'effet  de  votre  semaine  de  retraite  et  de 
méditation  chez  les  saintes  filles  de  ***. 

Dimanche  dernier,  lorsque  votre  respectable  tante  me  pria  de  l'ac- 
compagner à' ce  couvent  pour  vous  entendre  chanter  et  de  là  vous 
ramener  chez  elle,  j'eus  un  moment  d'hésitation  intérieure.  Ce  n'est 
pas  à  travers  une  foule  que  j'eusse  préféré  vous  entendre,  et  puis  je 
ne  sentais  pas  dans  M"''  de  Turdy  l'auxiliaire  sur  lequel  vous  m'aviez 
toujours  dit  de  compter.  Cette  vénérable  dame  est  pieuse  et  croyante 
sans  aucun  doute,  mais  elle  fait  grand  cas  du  monde  et  de  ses  va- 
nités. Elle  est  fort  engouée  de  la  perpétuité  de  sa  noble  race,  et, 
tout  en  décernant  à  ce  qu'il  lui  plaît  d'appeler  mon  éloquence  des 
éloges  un  peu  puérils,  elle  m'a  semblé  compter  sur  moi  pour  vous 
influencer  à  l'occasion  dans  un  sens  tout  contraire  au  but  qui  jus- 
qu'à ce  jour  avait  fait  l'objet  de  vos  désirs. 

Vous  m'avez  donc  vu  assez  contraint,  et  dans  l'impossibilité  de 
m' expliquer  clairement  sur  quoi  que  ce  soit  devant  elle.  J'ai  man- 
qué totalement  de  prétexte  pour  me  trouver  seul  avec  vous,  et  je 
dois  noter  ceci,  que  vous  n'en  avez  fait  naître  aucun.  Elle  a  parlé  du 
désir  de  votre  grand-père  de  vous  marier  prochainement,  et  vous 
n'avez  point  dit  que  vous  fussiez  décidée  à  refuser. 

J'attendais  que  d'une  manière  détournée,  et  comme  par  hasard, 
vous  me  missiez  au  courant  des  faits.  Vous  vous  êtes  très  prudem- 
ment abstenue.  Une  seule  chose  m'a  donné  l'espoir  d'une  confé- 
rence prochaine  :  c'est  quand  vous  avez  parlé  à  M'^"  de  Turdy  de 
cette  sieste  qu'elle  fait  ordinairement  à  huit  heures  du  soir,  en  at- 
tendant que,  vers  neuf  heures,  son  salon  se  remplisse  de  ses  vieux 
habitués  jusqu'à  onze.  Je  me  suis  probablement  mépris  sur  vos  in- 


268  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tentions...  Quoi  qu'il  en  soit,  j'en  ai  pris  note;  mais,  obligé  par  des 
soins  particuliers  de  m'éloigner  un  peu  de  Ghambéry ,  ce  n'est  qu'hier 
soir  que  j'ai  pu  vous  renouyeler  ma  visite.  Qu'ai-je  trouvé?  M''^  de 
Turdy  seule,  fort  éveillée  et  fort  alarmée  de  la  précipitation  de  votre 
départ.  Sous  le  coup  de  cet  événement,  j'ai  pu  sans  affectation  la 
rendre  expansive,  et  c'est  d'elle  que  j'ai  appris  la  maladie  du  jeune 
homme  qui  vous  avait  si  fort  inquiétée  et  l'empressement  que  vous 
aviez  montré  de  retourner  à  Turdy.  Je  savais  déjà  d'autres  détails 
sur  vos  relations  avec  M.  Lemontier,  car  c'est  de  M.  Lemontier  fils 
qu'il  s'agit,  et  nullement  de  M.  Henri  Valmare,  comme  on  me  l'avait 
dit  d'abord.  Je  dois  vous  faire  savoir  comment  le  hasard  m'avait 
éclairé  sur  ce  point.  Ayant  eu  avant  hier  l'occasion  de  passer  à  Aix 
quelques  heures,  j'attendais  sur  la  promenade  une  personne  à  qui 
j'avais  donné  rendez-vous,  quand  je  me  suis  croisé  tout  à  coup,  dans 
une  allée,  avec  M'^^  Élise  Marsanne,  accompagnée  d'une  parente  que 
je  ne  connais  pas  et  d'un  jeune  homme  que  j'ai  su  être  M.  Henri  Val- 
mare.  J'ai  sur-le-champ  reconnu  Élise  malgré  le  changement  qui 
s'est  fait  en  elle  avec  les  années;  mais  soit  que  j'aie  changé  bien 
plus  qu'elle,  soit  qu'elle  n'ait  jamais  beaucoup  remarqué  ma  figure 
au  couvent  de  ***  à  Paris,  soit  enfin  qu'elle  n'ait  pas  le  don  de  l'ob- 
servation ou  le  sens  de  la  mémoire  bien  développé,  elle  m'a  re- 
gardé un  instant  avec  une  légère  hésitation,  et  ne  s'est  souvenue  de 
rien.  Je  vous  signale  ce  fait  pour  que  vous  ne  l'aidiez  point  à  se  sou- 
venir, si  elle  ne  vous  interroge  pas,  et  pour  que  vous  l'engagiez  à 
se  taire,  si  ses  questions  vous  mettaient  en  péril  de  mentir. 

Je  la  crois  encore,  sinon  pieuse,  elle  ne  l'a  jamais  été,  et  son  air 
n'annonce  point  qu'elle  le  soit  devenue,  du  moins  assez  soumise  à 
l'autorité  religieuse  pour  ne  point  oser  me  susciter  d'obstacles.  Dites- 
lui  donc  que  le  nom  sous  lequel  elle  m'a  connu  n'est  plus  celui  que 
je  porte,  et  que  j'ai  le  droit  de  porter  désormais.  Quant  à  mon  état, 
je  ne  dois  pas  l'afficher  en  ce  moment;  j'ai  pour  cela  des  motifs  qui 
échappent  à  la  discussion  frivole,  et  qu'elle  respectera,  si  elle  se 
rappelle  l'attachement  filial  qu'elle  a  eu  pour  moi.  Parlez-lui  en  ce 
sens.  C'est  à  vous  que  je  confie  le  soin  de  ma  liberté  d'action  pour 
le  moment.  Ces  précautions  sont  l'affaire  de  quelques  jours,  pas  da- 
vantage. 

Vous  allez  vous  demander  comment,  ne  pouvant  me  faire  recon- 
naître de  M"^  Marsanne,  j'ai  su  d'elle  tout  ce  qui  vous  concernait  : 
le  hasard  m'a  servi  à  l' improviste.  Ramené  à  un  banc  de  verdure 
que  j'avais  choisi  fort  ombragé  à  cause  de  la  chaleur,  je  me  suis 
trouvé  séparé  du  groupe  dont  elle  faisait  partie  par  un  rideau  de 
plantes  grimpantes  serrées  sur  un  treillage,  et,  sans  chercher  à 
écouter,  j'ai  entendu  toutes  les  réflexions  qu'elle  échangeait  sur 


MADEMOISELLE    LA   QUINTINIE.  269 

votre  compte  avec  la  personne  qu'elle  appelait  sa  mère  et  ce  jeune 
Valmare,  qui  me  paraît  être  son  fiancé.  Elle  disait  que  votre  ma- 
riage avec  Lemontier  ne  se  ferait  pas,  malgré  l'inclination  pronon- 
cée que  vous  aviez  l'un  pour  l'autre,  parce  que  jamais  M'^^  de  Turdy 
ne  consentirait  à  vous  laisser  porter  un  nom  sans  titre  et  sans  par- 
ticule, et  parce  que  le  général  devait  avoir  en  horreur  un  nom  com- 
promis par  des  opinions  anarchiques. 

A  ces  raisons,  légèrement  alléguées  selon  moi,  elle  en  ajoutait 
une  plus  sérieuse,  qui  m'a  frappé  :  Lucie  rompra  tout,  disait-elle, 
quand  elle  verra  qu'Emile  n'a  aucune  religion  et  prétend  être  l'u- 
nique confesseur  de  sa  femme. 

Là-dessus  M.  Valmare  a  répondu  d'un  ton  assez  grave  des  choses 
péremptoires  et  bien  faites  pour  donner  du  poids  aux  paroles  d'ÉHse. 
D'après  les  réflexions  de  ce  jeune  homme,  j'ai  compris  que  Lemon- 
tier fils  était  le  parfait  disciple  de  son  père,  un  esprit  fort  dans 
toute  l'acception  du  mot,  c'est-à-dire  un  de  ces  prétendus  penseurs 
de  la  pire  espèce,  qui  feignent  je  ne  sais  quelle  fantastique  religio- 
sité panthéiste  et  je  ne  sais  quelle  morale  épurée  tirée  du  christia- 
nisme, à  la  manière  des  protestans,  qui  osent  se  dire  plus  catholi- 
ques que  nous  dans  le  vrai  sens  du  mot. 

La  définition  que  le  jeune  Valmare  donnait  de  ce  qu'il  lui  plaît 
d'appeler  les  principes  de  son  ami  m'avait  donc  suffisamment  édifié, 
et  lorsque  votre  tante  m'a  nommé  le  prétendant  à  son  tour,  je  n'ai 
pu  me  résoudre  à  lui  cacher  ma  surprise  et  mon  inquiétude.  J'ai 
reconnu  avec  une  surprise  nouvelle  qu'elle  ne  s'opposait  point  à  ce 
projet  d'union,  qu'elle  faisait  bon  marché  du  nom,  qu'elle  était  sé- 
duite par  le  chiffre  d'une  fortune  au  moins  égale  à  la  vôtre,  et  sur- 
tout par  l'intérêt  que  vous  paraissiez  porter  au  jeune  Lemontier. 
C'est  alors  que,  m' ouvrant  son  cœur  comme  si  elle  m'eût  connu  de- 
puis dix  ans,  elle  m'a  dit  les  sentimens  que  vous  lui  aviez  confiés  ou 
qu'elle  vous  attribue,...  car  je  ne  puis  me  persuader  que  vous  ayez 
pris  si  grande  confiance  en  un  étranger  apparu  depuis  si  peu  de 
jours  dans  votre  existence.  Vous  prétendez,  selon  votre  tante,  qu'il 
n'a  rien  d'un  athée,  qu'il  croit  aux  principaux  dogmes  de  la  foi,  et 
que  vous  avez  la  ferme  espérance  de  le  convertir  au  culte  des  vrais 
fidèles.  M''«  de  Turdy,  qui  me  paraît  fort  crédule,  partage  cette 
illusion,  et  a  fait  tout  son  possible  pour  me  la  faire  partager.  Selon 
elle,  ce  serait  une  gloire  pour  vous  et  un  triomphe  pour  la  religion, 
si  le  fils  d'un  homme  dont  les  dangereux  écrits  sont  tristement  cé- 
lèbres abjurait  pubhquement  ses  erreurs  en  vous  épousant.  Elle 
croit  que  l'amour  fera  ce  miracle,  que  Dieu  n'a  pu  faire,  et  j'ai  dû 
combattre  de  telles  espérances  avec  des  argumens  que  je  viens  vous 
répéter  et  vous  soumettre  en  peu  de  mots. 


270  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Non,  ma  chère  Lucie, —  laissez-moi  vous  donner  encore  ce  doux 
nom  de  votre  enfance  si  pure  et  de  votre  adolescence  si  édifiante, 
—  non,  l'amour  profane  ne  fait  point  de  miracles  sérieux.  11  est  ca- 
pable de  toutes  les  hypocrisies,  et,  s'il  est  sincère,  il  se  prête  aveu- 
glément à  tous  les  sophismes.  Pour  vous  obtenir,  bien  des  hommes 
seraient  capables  de  tout;  mais  l'amour  vrai,  l'amour  sacré,  l'amour 
de  l'âme  n'habite  point  le  cœur  de  l'incrédule,  et  quand  la  passion 
charnelle  est  assouvie,  le  vieil  homme  reparaît.  11  a  des  sophismes 
nouveaux  à  son  service  pour  expliquer  au  profit  de  son  parjure  ceux 
qu'il  a  invoqués  pour  faire  croire  à  sa  conversion.  Il  est  le  chien  de 
l'Écriture  qui  retourne  à  son  vomissement.  Il  brise  ce  qu'il  a  adoré, 
il  adore  de  nouveau  ce  qu'il  a  brisé,  et  chaque  jour  le  voit  devenir 
semblable  au  figuier  stérile,  à  la  mauvaise  terre  où  l'ivraie  repousse. 
Lucie,  ouvrez  les  yeux,  il  en  est  temps  encore,  ce  jeune  homme 
veut  vous  perdre,  et  il  vous  perdra,  si  vous  ne  le  fuyez.  Il  est  doué, 
dit-on,  d'une  certaine  instruction,  probablement  superficielle,  qui 
vous  éblouit.  Il  a  hérité  de  son  père  la  grâce  des  manières  et  le 
charme  de  la  parole.  Enfin  il  a  une  figure  régulière  et  des  yeux 
expressifs...  Combien  il  leur  est  facile  de  plaire,  à  ceux  que  l'aus- 
térité de  leur  vie  et  les  ordres  rigoureux  de  leur  conscience  n'en- 
veloppent point  du  suaire  des  renoncemens  sublimes!  Ils  n'ont  ni 
mérites  ni  vertus,  ils  sont  des  enfans  sans  pureté,  des  hommes 
sans  mœurs,  des  chrétiens  sans  Dieu;  ils  se  montrent  et  ils  plaisent! 

Quoi!  mademoiselle,  vous!  vous-même!  vous  qu'une  véritable 
vocation  semblait  animer,  vous  qu'un  céleste  rayonnement  de  la 
grâce  semblait  couronner  de  l'auréole  des  saintes  et  de  la  splendeur 
des  vierges  choisies  pour  le  ciel,...  parce  qu'^Y  est  jeune,  parce 
qu'?7  est  beau!... 

Mais  je  ne  veux  pas  vous  faire  de  reproches,  je  n'ai  sur  votre  con- 
science que  des  droits  fraternels,  et  d'un  jour  à  l'autre  vous  pou- 
vez me  les  retirer.  Ma  douleur  serait  grande,  si  ma  sollicitude  bles- 
sait votre  juste  fierté...  Ah!  Lucie,  en  ce  rapide  instant  que  j'ai 
passé  dans  la  grotte  du  lac,  j'avais  bien  prié  pour  vous  cependant! 
J'avais  mis  dans  une  minute  de  prosternation  toute  une  vie  de  dé- 
vouement et  de  ferveur!  C'était  un  seul  cri  de  l'âme,  mais  un  de 
ces  cris  qui  parfois  ébranlent  la  voûte  du  ciel  et  montent  jusqu'au 
trône  de  Dieu!  Le  jour  où  je  vous  ai  entendue  chanter  dans  l'église 
des  carmélites,  votre  voix,  devenue  si  belle,  avait  des  accens  si  ma- 
gnifiques d'adoration  et  de  candeur,  que  je  crus  ma  prière  exau- 
cée et  que  des  larmes  de  joie  et  de  reconnaissance  baignaient  mon 
visage...  Je  ne  vous  voyais  pas,  mais  votre  âme  était  devant  mes 
yeux  comme  une  lumière  ineffable.. .  Et  à  présent  vous  voilà  ren- 
due aux  misérables  épreuves  de  la  vie,  vous  voilà  choisissant  le 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  271 

chemin  rempli  d'embûches,  et  infatuée  de  l'espoir  d'un  chimérique 
triomphe  !  Et  quand  vous  l'obtiendriez,  ce  triomphe  si  précaire  de 
faire  plier  un  instant  les  deux  genoux  à  un  impie,  qu'est-ce  que 
cela  au  prix  de  ce  que  vous  perdez  de  gloire,  de  bonheur,  en  renon- 
çant à  l'hymen  du  Christ!  Eh  quoi!  cet  obscur  enfant  du  siècle  est 
une  conquête  plus  précieuse  que  la  palme  immortelle  et  la  lampe 
éternellement  resplendissante  des  vierges  sages  ! 

Adieu,  Lucie,  le  jour  paraît,  et  le  sommeil  ne  m'a  point  visité. 

J'ai  beaucoup  prié  en  songeant  à  vous.  Votre  réponse  dictera  ma 

conduite.  Selon  ce  que  vous  lui  prescrirez,  votre  ami  s'abstiendra 

'le  toute  sollicitude  importune,  ou  s'introduira  au  manoir  de  Turdy 

ous  le  nom  de  Moreali. 

SIXIÈME    LETTRE. 
LUCIE    A    M.    MOREALI,    A    CHAMBÉRY. 

Château  de  Turdy,  vendredi  soir  7  juin. 

Monsieur  et  ami,  votre  lettre,  furtivement  remise  par  un  inconnu, 
m'a  surprise  et  touchée;  mais,  est-ce  votre  faute  ou  la  mienne?  c'est 
la  première  fois  qu'une  lettre  de  vous  ne  m'apporte  point  une  sa- 
tisfaction sans  mélange.  Je  trouve  dans  celle-ci  comme  un  ton  de 
blâme  et  d'amertume,  et,  je  veux  vous  le  dire  avec  la  franchise  à 
laquelle  vous  m'avez  autorisée,  des  expressions  qui  me  blessent,  des 
idées  que  je  ne  connais  pas.  J'y  vois  bien  votre  constante  sollicitude 
pour  moi,  le  zèle  que  vous  avez  pour  mon  salut,  la  ferveur  enthou- 
siaste de  votre  piété;  mais  la  délicatesse  de  votre  amitié  fraternelle, 
la  charmante  pureté  de  votre  entretien  paraissent  avoir  souffert,  de 
vos  préoccupations,  quelque  atteinte  singulière  qui  me  contriste 
sans  que  je  puisse  dire  pourquoi.  J'examine  ma  conscience  et  je  ne 
la  trouve  pourtant  pas  si  coupable.  Je  m'interroge  avec  crainte  et 
je  ne  sens  rien  de  déchu  dans  mon  être,  rien  de  souillé  dans  mes 
pensées.  Yous  me  reprochez  une  réserve  prudente  qui  n'est  pas 
dans  mon  caractère,  et  que  le  mystère  dont  vous  entourez  votre 
présence  me  commandait  absolument.  Je  ne  sais  rien  feindre,  et  je 
vous  avoue  qu'en  parlant  de  la  sieste  de  ma  bonne  tante,  je  ne  son- 
geais pas  du  toulj  à  vous  avertir  d'en  profiter.  Ce  que  j'attendais, 
moi,  dans  cet  entretien  plein  de  contrainte  que  nous  avons  eu  de- 
vant elle,  c'est  qu'il  vous  vînt  l'idée  de  lui  confier  le  nom  sous  le- 
quel je  vous  ai  connu  jusqu'ici.  Ce  nom,  que  je  lui  ai  souvent  répété 
en  lui  faisant  part  de  vos  lettres,  lui  eût  expliqué  notre  liaison. 
Ma  tante  est  faite  pour  garder  un  secret,  et  j'eusse  trahi  le  vôtre 
sans  inquiétude,  si  vos  regards  n'eussent  exprimé  une  méfiance  et 


272  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

une  crainte  particulières.  Laissez-moi  vous  dire,  mon  ami,  que  si  je 
respecte  les  mystères  de  nos  dogmes  sacrés,  je  n'aime  pas  ceux  qui 
ne  tiennent  qu'aux  intérêts  de  l'église.  A  coup  sûr,  vous  vous  êtes 
dévoué  à  une  œuvre  de  propagande  dont  le  résultat  doit  être  selon 
Dieu;  mais  quel  est  donc  le  bien  qu'on  ne  peut  pas  faire  ouverte- 
ment ?  Ces  allures  de  conspirateur  conviennent-elles  à  un  homme 
de  votre  caractère  ? 

Quant  à  moi,  je  ne  saurais  aller  plus  avant  dans  cette  sorte  de 
complicité.  Je  vous  supplie  de  vous  ouvrir  franchement  à  ma  tante, 
puisque  vous  voilà  déjà  lié  avec  elle,  et  de  ne  pas  me  demander  de 
tromper  mon  grand-père  et  mon  père;  autorisez-moi  au  contraire  à 
leur  parler  de  vous  ou  à  ne  leur  annoncer  votre  visite  qu'après  les 
avoir  mis  dans  votre  confidence.  Mon  père  n'apportera  probable- 
ment aucun  obstacle  à  nos  rapports  :  depuis  plus  d'un  an  que  je  ne 
l'ai  vu,  je  sais  qu'il  s'est  fait^en  lui  un  changement  extraordinaire, 
et  que  ses  anciennes  idées  sont  comme  si  elles  n'avaient  jamais  été. 
C'est  là  une  chose  importante  dont  nous  parlerons  à  loisir,  si  nous 
pouvons  causer  sans  abuser  de  la  confiance  de  personne. 

Pour  mon  grand -père,  il  sera  plus  difficile  de  le  persuader  :  il 
m'en  a  coûté  de  ne  jamais  lui  parler  de  vos  lettres;  mais  son  op- 
position à  ma  croyance  lui  était  si  douloureuse  que  j'ai  cru  faire 
mon  devoir  en  évitant  tout  sujet  de  discussion.  Pourtant  lui  aussi 
s'est  modifié  et  radouci  devant  la  douceur  et  la  tendresse,  et  de  ce 
que  la  tâche  est  difficile,  je  n'y  renonce  pas.  Dites-moi  que  vous 
tenez  essentiellement  à  être  reçu  chez  nous  à  Turdy,  et  j'essaierai 
avec  courage,  mais  toujours  sous  la  condition  de  ne  pas  mentir,  de 
vous  y  faire  bien  accueillir  de  tout  le  monde. 

Mettez  ma  conscience  en  repos  sur  tous  ces  points,  et  si  nous 
n'arrivons  pas  à  ce  résultat  de  pouvoir  nous  parler,  je  vous  écrirai 
une  longue  lettre  sur  l'état  de  mon  âme  et  sur  le  fond  de  mes  pen- 
sées. Vous  y  verrez,  je  l'espère,  que  je  mérite  toujours  votre  estime, 
votre  fraternelle  et  bienfaisante  affection.  Lucie. 


SEPTIÈME    LETTRE.  * 
M***    A    MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE,    AU    CHATEAU    DE    TURDY. 

Ghamtéry,  8  juin. 

Mademoiselle, 

Si  j'avais  une  mission  secrète,  ce  secret  ne  m'appartiendrait  pas, 
et  je  n'hésite  pas  à  vous  dh^e  que  vous  n'auriez,  ni  comme  femme 
bien  pensante,  ni  comme  chrétienne  orthodoxe,  le  droit  de  censure 
et  d'examen  sur  les  démarches  officielles  ou  secrètes  qui  tendent  à 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  273 

assurer  le  triomphe  de  la  religion  et  la  prospérité  de  l'église.  N'es- 
sayez pas  de  faire  une  distinction  spécieuse  entre  ces  deux  termes 
identiques  :  ce  serait  une  hérésie  dont  votre  nouvel  ami  vous  aurait 
infectée.  J'espère  que  vous  n'en  êtes  point  encore  là,  et  que  vous 
reconnaîtrez  la  nécessité  où  nous  pouvons  être,  dans  ces  temps  de 
persécution,  de  cacher  nos  actes  les  plus  purs  et  les  plus  méritoires. 
Les  premiers  chrétiens  célébraient  les  divins  mystères  au  sein  des 
catacombes  de  Rome.  Étaient-ils  des  conspirateurs  et  des  traîtres? 

Mais  je  n'ai  de  mission  secrète  ni  publique  ;  rassurez-vous.  Un 
scrupule  qui  vous  honore  du  reste  vous  fait  hésiter  à  tromper  vos 
parens.  S'il  le  fallait  absolument  pour  le  service  de  Dieu  et  de  l'é- 
glise, je  vous  absoudrais  du  péché  en  toute  conscience;  il  ne  le  faut 
pas  cependant,  et  cela  ne  sera  pas.  J'ai  devancé  vos  confidences  à 
M"^  de  Turdy.  Elle  sait  maintenant  qui  je  suis,  elle  me  connaissait 
déjà  par  les  lettres  de  moi  que  vous  lui  aviez  communiquées.  J'ai 
toute  sa  confiance  et  même  son  amitié. 

Quant  au  général,  je  sais  maintenant  que  je  pourrai  m'ouvrir  à 
lui  aussi.  Mademoiselle  votre  tante  m'a  fait  connaître  l'heureux 
changement  qui  s'est  opéré  dans  son  esprit,  et  dont  ses  lettres  té- 
moignent. Je  compte  lui  être  présenté  par  elle  dès  qu'il  viendra  la 
voir.  Il  ne  reste  donc  que  votre  grand-père  à  ménager  à  cause  de 
ses  préventions  particulières.  Je  crois  que  nous  pourrons  éviter  le 
contact  avec  lui,  et  mettre  ainsi  votre  sincérité  à  l'abri  de  toute 
souffrance. 

Vous  me  trouvez  changé,  Lucie;  n'est-ce  point  vqus  qui  l'êtes? 
Et  d'ailleurs  pouvez-vous  dire  que  vous  ayez  jamais  connu  en  moi 
une  personnalité  quelconque  voulant  se  placer  entre  vous  et  Dieu  ? 
Vous  avez  cru  découvrir  en  moi  quelques  lumières,  et  vous  m'avez 
consulté  comme  on  consulte  un  frère  aîné  doué  d'expérience  et  plein 
de  dévouement.  Toute  ma  sagesse  consistait,  soyez-en  sûre,  dans 
une  sincérité  d'affection  que  vous  ne  rencontrerez  nulle  part  aussi 
entière  et  aussi  pure.  Ma  tâche  était  facile.  Il  n'y  avait  jamais  eu  de 
discussion  entre  nous,  et  jamais  vous  ne  m'aviez  confié  un  projet 
de  votre  esprit,  un  vœu  de  votre  cœur,  que  je  ne  fusse  en  mesure  de 
bénir  et  d'approuver.  Votre  foi  était  si  belle,  si  large,  si  tranquille! 
Elle  paraissait  assurée  à  jamais,  et  l'on  ne  pouvait  que  remercier 
Dieu  de  vous  avoir  faite  telle  que  vous  étiez!  J'ai  donc  pu  vous  pa- 
raître optimiste  et  tolérant  par  nature.  Je  ne  le  suis  pas,  Lucie;  j'ai 
trop  souffert  en  ce  monde  pour  croire  qu'on  y  trouve  le  bonheur,  et 
j'ai  trop  sondé  les  abîmes  de  ma  propre  faiblesse  pour  croire  qu'il  y 
a  des  fautes  légères  devant  le  tribunal  d'une  conscience  vraiment 
chrétienne.  Pécheur  entre  tous,  je  ne  me  flatte  donc  pas  d'avoir  ex- 
pié  mes  propres  chutes,  et  si  quelque  chose  pouvait  m'en  adoucir 

TOME   XLIV.  18 


•274  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'amer  regret,  c'est  le  spectacle  que  me  donnait  l'épanouissement 
de  vos  vertus.  Hélas!  dois-je  renoncer  à  cette  joie  si  sainte?  Suis-je 
destiné  à  l'horrible  épreuve  de  vous  voir  quitter  le  commerce  des 
anges  et  les  voies  du  bien  éternel? 

Quelques  expressions  de  ma  dernière  lettre  ont  eu  le  malheur  de 
vous  déplaire.  Je  ne  sais  lesquelles;  mais,  si  elles  portent  la  plus 
légère  atteinte  au  noble  attachement  que  je  vous  ai  voué,  je  les  re- 
tire et  les  désavoue.  Il  faut  me  pardonner  d'être  devenu  un  peu 
sauvage  dans  la  retraite  où  j'ai  passé  ces  derniers  temps,  auprès 
d'un  de  ces  esprits  de  forte  race  qui  ne  connaissent  pas  les  mena- 
gemens,  parce  qu'ils  se  placent  de  droit  au-dessus  des  vaines  con- 
venances. 

Et  puis  C3tte  langue  italienne,  dans  laquelle  j'ai  pris  l'habitude 
d'écrire  et  de  penser,  est  aussi  plus  primitive  que  la  nôtre  dans  ses 
allures.  Elle  définit  mieux  les  cas  de  conscience,  elle  épargne  moins 
les  susceptibilités  de  la  pudeur.  J'ai  à  me  corriger  et  à  me  repren- 
dre, d'autant  plus  que,  par  nature,  j'ai  le  malheur  d'être  un  homme 
de  premier  mouvemerlt.  Pardonnez-moi  donc,  Lucie;  épargnez-moi 
le  calice  de  perdre  votre  amitié  et  de  ne  plus  pouvoir  travailler  effi- 
cacement avec  vous  à  l'œuvre  bénie  de  votre  salut  éternel. 

Votre  ami  M.... 

HUITIÈME     LETTRE. 
HENRI    VALMARE    A    M.    H.    LEMONTIER,    A    PARIS. 

Aix  en  Savoie,  8  juin  18G1. 

Monsieur  et  ami. 

Je  sais  que  vous  avez  déjà  reçu  des  nouvelles  d'Emile  depuis  son 
retour  de  Lyon,  et  je  viens  seulement,  d'après  vos  ordres,  vous  con- 
firmer le  bon  état  de  sa  santé.  J'en  voudrais  dire  autant  de  son  es- 
prit, auquel  un  peu  de  calme  serait  fort  nécessaire  ;  mais  il  y  a  là 
encore  bien  de  l'agitation  en  dépit  de  lui-même  et  de  vos  bons  con- 
seils. Je  ne  me  permettrai  pas  de  vous  donner  sur  la  circonstance 
l'avis  d'un  petit  blanc-bec  de  mon  espèce.  Pourtant  la  sincérité  dont 
je  me  pique  et  l'affection  que  je  vous  porte  à  tous  deux  me  com- 
mandent de  vous  dire  que  je  n'augure  rien  de  bon  de  ce  projet  de 
mariage,  —  qu'il  s'accomplisse  ou  qu'il  se  dénoue.  Du  moment 
qu'Emile  ne  veut  pas  transiger  avec  ce  que  j'appellerai  les  nôcessitês 
du  temps,  et  du  moment  surtout  que  vous  l'approuvez  dans  l'austé- 
rité de  ce  principe,  je  ne  vois  plus  la  nécessité  d'une  lutte  où  il  sera 
vaincu  à  coup  sûr,  et  dont  la  durée  rendra  ses  regrets  beaucoup 
plus  sensibles.  J'eusse  préféré  qu'il  écoutât  le  conseil  de  votre  pre- 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  275 

mier  mouvement,  qu'il  partît  avec  vous  pour  Paris  et  qu'il  s'effor- 
çât d'oublier  une  personne  dont  le  mérite  est  incontestable,  mais 
dont  le  caractère  me  paraît  inflexible.  C'est  l'avis  de  son  amie 
M"^  Marsanne,  qui  la  connaît  bien,  et  ce  serait  peut-être  aussi  le 
vôtre,  si  vous  jugiez  utile  de  la  voir  et  de  pénétrer  dans  sa  famille. 
Emile  m'a  dit  que  vous  aviez  eu  cette  intention  d'abord,  mais  que, 
réflexion  faite,  vous  aviez  craint  de  l'engager  trop  lui-même  en  vous 
montrant.  C'est  là  un  cercle  vicieux  d'où  je  prévois  qu'il  sera  mal- 
aisé de  sortir. 

Permettez-moi  d'insister  sur  cette  situation,  monsieur,  et  de  vous 
confier  un  souci  de  ma  conscience.  Vous  savez  tout,  Emile  vous  a 
tenu  au  courant,  M'"^  Marsanne  vous  a  écrit...  Vous  n'ignorez  donc 
pas  que,  sans  le  vouloir,  je  me  suis  trouvé  en  rivalité  de  position 
avec  Emile  auprès  de  la  charmante  Élise.  Croyez  bien  que  jamais  je 
n'eusse  donné  cours  à  mon  inclination  naîssantey  si  Emile  ne  m'y 
eût  autorisé  par  ses  confidences  et  ses  encouragemens.  Il  m'a  juré 
que  vous  l'autorisiez,  lui,  à  ne  pas  se  marier  sans  amour,  il  m'a  juré 
aussi  qu'il  n'aurait  jamais  d'amour  que  pour  Lucie.  N'ai-je  pas  été 
bien  jeune,  bien  enfant,  moi  qui  me  pique  de  raison,  de  prendre 
cet  enthousiasme  si  spontané  au  pied  de  la  lettre?  Je  crains  de  vous 
avoir  déplu,  je  crains  d'avoir  été  un  mauvais  ami,  et  d'avoir,  au 
beau  milieu  de  cette  promenade  matinale  de  notre  vie,  saisi  avec 
empressement  le  meilleur  chemin,  en  laissant  mon  aventureux  ca- 
marade s'engager  follement  dans  les  abîmes!  Si  je  suis  coupable 
d'égoïsme,  grondez-moi  et  arrêtez-moi.  Rien  n'est  perdu  peut-être. 
Elise  n'a  encore  pris  envers  moi  aucun  engagement,  non  plus  que 
moi  envers  elle.  Elle  est  encore  assez  jeune  pour  que  sa  mère  ne 
soit  point  pressée  de  fixer  son  avenir.  Emile  peut  un  jour,  bientôt 
peut-être,  renoncer  à  Lucie  et  regretter  Élise...  Enfin  dites  un  mot, 
et  je  retourne  à  Paris  sur-le-champ.  Je  suis  peut-être  égoïste  de 
premier  mouvement;  mais  vous  m'avez  toujours  dit  qu'au  fond  du 
cœur  j'étais  un  assez  bon  diable,  et  je  suis  jaloux  de  ne  pas  vous 
faire  mentir  pour  la  première  fois  que  je  me  vois  à  l'épreuve.  Le 
sacrifice  me  serait  un  peu  dur,  je  l'avoue,  beaucoup  plus  dur  qu'il  ne 
l'eût  été  il  y  a  environ  un  mois,  quand  Emile  m'a  interrogé  pour  la 
première  fois;  mais  il  n'est  pas  encore  impossible ,  et  impossible  ou 
non,  si  la  délicatesse  et  l'amitié  l'exigeaient!...  Vous  voyez,  d'après 
ma  soumission,  que  je  peux  encore  vous  prendre  pour  arbitre  sans 
compromettre  le  bonheur  de  M"^  Marsanne,  jusqu'ici  fort  peu  im- 
patiente de  faire  son  choix. 

Nous  avons  tous  passé  l'après-midi  à  Turdy  pour  y  fêter  le  re- 
tour de  M"«  La  Quintinie  dans  ses  pénates.  Je  ne  vous  dirai  rien  de 
ce  qui  s'est  passé  entre  elle  et  Emile,  d'abord  parce  qu'en  ce  mo- 


276  *     REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

ment  il  est,  j'en  suis  bien  sûr,  occupé  à  vous  l'écrire,  ensuite  parce 
que  je  crois  qu'il  ne  s'est  rien  passé  du  tout.  Nous  avons  été  tous 
fort  guindés  et  presque  glacés  par  la  présence  d'un  nouveau  per- 
sonnage, le  général  La  Quintinie,  père  de  la  jeune  personne,  un 
être  fabuleux  en  vérité,  et  auquel  je  ne  puis  penser  sans  rire  tout 
seul  en  face  de  mon  encrier,  en  dépit  du  sérieux  de  mes  réflexions 
sur  tout  ce  qui  vous  préoccupe.  Je  crois  que  c'est  une  réaction  ner- 
veuse contre  la  gravité  qu'il  m'a  fallu  soutenir  toute  la  soirée. 

Je  m'explique  à  présent  l'épithète  à' imposant  qu'un  jour,  avec 
un  certain  sourire  moqueur,  le  vieux  Turdy  appliquait  à  son  gendre 
en  parlant  de  lui,  à  Emile  et  à  moi,  avec  éloge.  Figurez-vous  le  gé- 
néral, un  homme  de  soixante-cinq  ans,  un  ancien  beau  de  1830, 
très  dévasté  par  les  campagnes  d'Afrique,  un  brave,  un  lion,  mais 
parfaitement  incapable,  et  que  de  notables  fautes  ont  relégué  défi- 
nitivement, dit-on,  dans  les  emplois  pacifiques  et  honorables.  Ce 
guerrier  naïf  croit  que  quelques  marques  imprudentes  de  regret 
pour  les  princes  d'Orléans  ont  entravé  sa  carrière,  et  il  passe  sa 
vie  à  justifier  de  très  honnêtes  sentimens  dont  il  voudrait  bien  se 
faire  un  héroïsme  politique.  Gela  est  difficile  à  concilier  avec  l'en- 
thousiasme qu'il  proclame  pour  le  gouvernement  actuel;  mais  j'ai 
remarqué  souvent,  et  l'histoire  du  siècle  en  témoigne,  qu'il  y  a 
pour  quelques  hommes  un  code  tout  spécial  de  fidélité  militaire, 
particulièrement  pour  les  hauts  grades.  Servir  la  patrie  est  un  grand 
mot  qui  implique  un  magnifique  devoir,  celui  de  la  défendre  contre 
l'ennemi  du  dehors,  quelle  que  soit  la  couleur  du  drapeau.  Sans 
aucun  doute,  M.  La  Quintinie  a  ce  principe  dans  le  cœur  et  le  met- 
trait encore  volontiers  en  pratique;  mais  il  est  de  ceux  qui  adorent 
tous  les  pouvoirs,  quels  qu'ils  soient,  et  qui  font,  des  hommes  qui 
se  succèdent  sur  les  trônes,  une  galerie  de  fétiches  également  re- 
grettables, mais  également  autorisés  à  se  chasser  les  uns  les  autres. 
Ainsi  le  général  est  à  la  fois  légitimiste,  orléaniste  et  bonapartiste, 
ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'avoir  quelquefois  une  parole  de  sympa- 
thie pour  le  général  Cavaignac  à  cause  des  journées  de  juin  18i48. 
Ce  qui  le  fascine,  c'est  l'autorité  et  ce  qu'il  appelle  invariablement 
la  vigueur.  Ainsi  les  princes  d'Orléans  avaient  de  la  vigueur,  le  gé- 
néral Cavaignac  a  eu  de  beaux  momens  de  vigueur,  et  l'empereur 
Napoléon  III  est  un  homme  de  vigueur.  Quant  aux  légitimistes,  ils 
prennent  place  dans  sa  considération  à  cause  de  la  vigueur  de  leur 
principe,  qui  est  d'arrêter  l'anarchie  des  esprits,  comme  le  souve- 
rain d'aujourd'hui  a  la  vigoureuse  mission  de  réprimer  l'anarchie 
des  événemens.  Je  ne  sais  pas  si  les  souverains  font  grand  cas  de 
ces  admirations  banales,  ni  si  elles  leur  sont  véritablement  utiles; 
mais  je  sais  que  le  général  La  Quintinie  est  le  plus  ennuyeux  apo- 


MADELMOISELLE    LA    QUINTINIE.  277 

logiste  du  pouvoir  que  j'aie  jamais  rencontré.  C'est  là,  j'imagine,  le 
mauvais  côté,  le  côté  excessif  de  l'esprit  militaire.  Le  fétichisme 
outré  de  la  discipline  doit  produire  ces  types,  exceptionnels,  je 
l'espère,  d'engouement  aveugle  pour  toutes  les  causes  qui  triom- 
phent. Le  général  La  Quintinie  est  un  modèle  du  genre,  et,  pour 
compléter  la  liste  de  ses  croyances  variées  et  assorties,  il  s'est  fait 
dévot  depuis  peu,  et  tient  déjà  pour  le  pouvoir  temporel  avec  fureur. 

Il  faut  vous  dire,  pour  excuser  ce  sabreur  papiste,  que  s'il  a  beau- 
coup fait  brûler  de  poudre  en  sa  vie,  il  n'en  a  pas  inventé  le  plus 
petit  grain.  Je  le  crois  d'une  bonne  foi  parfaite  dans  ses  inconsé- 
quences, et  le  grand  cas  qu'il  fait  de  lui-même  ne  doit  d'ailleurs 
pas  lui  permettre  de  s'interroger  et  de  se  reprendre  sur  quoi  que  ce 
soit.  Cette  foi  en  sa  propre  infaillibilité  se  trahit  dans  la  raideur  et 
l'aplomb  de  toute  sa  personne.  Son  cou  est  ankylosé,  à  coup  sûr, 
par  la  majesté  du  commandement.  Il  coupe  son  pain  avec  une  di- 
gnité hautaine;  il  avale  sa  côtelette  d'un  air  féroce;  il  ne  touche  à  son 
verre  qu'après  l'avoir  regardé  d'un  œil  menaçant,  et  si  son  fromage 
se  permettait  de  lui  résister,  il  lui  passerait  son  sabre  au  travers  du 
corps.  Son  œil  rond  lance  des  éclairs  sur  les  paltoquets  qui  se  per- 
mettent d'avoir  une  opinion  quelconque  avant  qu'il  n'ait  émis  la 
sienne.  Il  a  avec  le  vieux  Turdy  le  ton  bref  et  rogue  d'un  caporal 
parlant  à  un  conscrit.  Sa  voix  rauque  a  la  prétention  d'être  ton- 
nante, et  les  vieux  domestiques  de  son  beau-père  prennent  devant 
lui  des  poses  de  volaille  effarouchée.  M"^  Lucie  n'a  pourtant  pas 
l'air  de  le  craindre,  et  le  grand-père,  qui  ne  manque  pas  de  malice, 
le  traite  poliment  de  crétin  sans  qu'il  s'en  aperçoive.  Il  se  pourrait 
bien  que  ce  pourfendeur  au  service  de  toutes  les  causes  gagnées  fût 
dans  son  intérieur  le  plus  doux  et  le  meilleur  des  hommes. 

Emile  l'a  trouvé  insupportable  ;  mais  il  a  fait  bonne  contenance, 
et  j'ai  admiré  le  courage  qu'il  a  eu  de  ne  pas  le  railler;  je  m'en 
suis  abstenu  aussi  dans  la  crainte  de  brouiller  les  cartes  :  aussi  nous 
avons  tous  bâillé  à  nous  décrocher  la  mâchoire. 

Ceci  n'est  encore  que  plaisant,  mais  je  crains  que  ce  guerrier  à 
courtes  vues  n'apporte  de  nouveaux  embarras  à  la  situation.  Il  nous 
a  déjà  fait  entendre  clairement  qu'il  fallait  de  la  religion,  et  qu'une 
famille  impie  ne  pouvait  prospérer.  Emile,  qui  a  du  sang-froid  et 
qui  se  pique  d'être  plus  religieux  que  les  dévots,  lui  a  répondu  gra- 
vement qu'il  était  de  son  avis  :  le  grand  La  Quintinie  a  paru  flatté 
de  cette  adhésion;  mais  gare  l'interrogatoire  en  détail!  Je  doute 
qu'Emile  soutienne  l'assaut  sans  que  la  bombe  éclate. 

Répondez  deux  lignes  paternelles,  cher  monsieur,  à  l'offre  très 
sérieuse  qui  fait  le  fond  de  cette  lettre  absurde,  et  croyez-moi  très 
sérieusement  votre  serviteur  dévoué  sans  réserve. 

Henri  Valmare. 


278  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

NEUVIÈME     LETTRE. 
EMILE    LEMONTIER    A    SON    PÈRE. 

Aix,  8  juin  18C1. 

Henri  m'a  promis  de  t' écrire  ce  soir  et  de  te  faire,  comme  il  l'en- 
tend, le  portrait  d'un  certain  général  que,  pour  ma  part,  j'ai  trouvé 
plus  fâcheux  que  divertissant.  Ce  qu'il  t'importe  de  savoir,  c'est 
dans  quelles  dispositions  j'ai  retrouvé  Lucie.  Ah!  mon  père!  Lucie 
est  bien  bonne,  elle  est  adorable,  et  que  je  sois  un  jour  le  plus  heu- 
reux ou  le  plus  malheureux  des  hommes,  je  l'aime  avec  idolâtrie. 
Je  l'ai  trouvée  pâle,  fatiguée  et  pourtant  plus  active  que  de  cou- 
tume, agitée  presque  à  mon  arrivée,  comme  si  elle  m'eût  attendu 
avec  impatience.  Elle  m'a  serré  la  main  à  la  dérobée  tout  en  embras- 
sant M'"^  Marsanne  et  Élise,  dont  les  voltigeans  atours  nous  déro- 
baient un  instant  à  la  vue  du  général,  et  il  me  semble  qu'il  y  avait 
dans  ce  serrement  de  main  une  tendresse  réelle.  Elle  m'a  présenté 
ensuite  à  son  père  en  lui  disant  d'un  ton  confiant  et  décidé  :  —  Voici 
M.  Lemontier  dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure.  —  Puis  elle  m'a 
interrogé  sur  ma  maladie,  sur  mon  voyage  à  Lyon  et  sur  toi,  avec 
une  sollicitude  non  équivoque  et  des  regards  inquiets  et  attendris 
qui  m'ont  rafraîchi  et  ranimé  jusqu'au  fond  du  cœur;  mais  ce  qui 
m'a  rendu  fou  de  bonheur,  c'est  qu'elle  a  chanté  pour  moi,  oui, 
pour  moi  seul.  Son  père  l'avait  priée  de  chanter,  et  elle  se  disait  un 
peu  souffrante.  J'ai  dit  que  j'allais  me  retirer,  et  que  sans  doute  elle 
chanterait  pour  son  père,  car  en  ce  moment  nous  étions  seuls  avec 
lui  au  salon.  —  Je  chante  toujours  pour  mon  père  et  pour  mon 
grand-père,  a-t-elle  répondu,  et  jamais  pour  les  autres,  parce  que 
je  ne  sais  que  de  la  musique  sérieuse  qui  ennuie  généralement; 
mais,  si  vous  me  dites  que  vous  aurez  du  plaisir  à  m' entendre,  je 
chanterai. 

Avant  que  j'eusse  répondu,  le  général  a  braqué  sur  moi  ses  gros 
yeux  ronds,  et  m'a  dit  d'un  ton  moitié  agréable,  moitié  furieux, 
—  je  ne  sais  pas  encore  lire  dans  cette  physionomie  hétéroclite,  — 
que  j'étais  privilégié,  et  que  j'eusse  à  mériter  cette  gâterie. 

—  Ce  n'est  pas  une  gâterie,  a  repris  Lucie.  C'est  tout  bonnement 
parce  qu'il  est  l'homme  le  plus  sincère  que  je  connaisse,  et  que  s'il 
me  demande  de  chanter,  ce  n'est  pas  pour  être  poli  et  bâiller  en- 
suite en  cachette;  c'est  parce  qu'il  a  envie  que  je  chante. 

J'ai  dit  oui,  elle  s'est  mise  au  piano,  annonçant  qu'elle  ne  chan- 
terait qu'à  demi- voix,  et,  se  tournant  vers  moi,  elle  a  ajouté  :  —  Ce 
n'est  pas  par  avarice,  c'est  pour  ne  pas  couvrir  le  bruit  de  la  cas- 
cade qui  empêche  les  promeneurs  du  jardin  de  m'entendre.  — Et 
comme  je  l'aidais  à  chercher  son  livre  de  musique,  elle  m'a  encore 


3IADEM0ISELLE    LA    QUINTINIE.  279 

dit  tout  bas  :  —  Dès  qu'ils  rentreront,  ne  me  demandez  pas  de  con- 
tinuer. Je  chanterai  tant  que  vous  voudrez  quand  nous  serons  seuls 
avec  mes  parens. 

Elle  a  chanté  un  vieux  air  italien  d'une  ravissante  simplicité,  et, 
comme  elle  le  disait  en  effet  à  demi-voix  et  avec  une  douceur  suave, 
le  général  s'est  endormi  à  la  dixième  mesure.  Elle  a  réprimé  un  sou- 
rire en  me  disant  du  regard  :  —  Vous  voyez  l'effet  ordinaire  de  ma 
musique  !  —  mais  elle  a  bien  vu  que  je  buvais  comme  une  rosée  du 
ciel  cette  mélodie  adorable ,  si  adorablement  exprimée ,  et  ses  yeux 
se  sont  attachés  sur  les  miens  avec  une  fixité  calme,  une  confiance 
absolue.  Jamais  encore  elle  ne  m'avait  regardé  ainsi  :  l'étrange  et 
magnifique  regard!  Aucun  trouble,  aucune  frayeur,  aucun  embarras 
déjeune  fille.  Il  semble  que  cette  âme  de  diamant  n'ait  pas  besoin 
de  cette  petite  honte  ingénue  et  touchante  qu'on  appelle  la  pudeur. 
Elle  plane  au-dessus  de  la  région  des  sentimens  définis  et  des  idées 
connues.  Elle  questionne,  elle  observe,  elle  veut  savoir  si  elle  est 
comprise,  et  sa  fière  loyauté  semble  dire  :  —  Je  croirai  avec  la  force 
que  je  mets  à  chercher,  j'aimerai  avec  la  puissance  que  je  porte 
dans  mon  investigation.  —  Je  te  jure,  mon  père ,  qu'il  faut  être  un 
honnête  homme  jusqu'au  bout  des  ongles  pour  soutenir  ce  regard- 
là  sans  effroi. 

Elle  a  été  contente  de  la  réponse  de  mes  yeux.  M'^'^'  Marsanne 
rentraient.  Elle  m'a  souri  en  refermant  le  piano,  et  pendant  que  son 
père  travaillait  à  se  réveiller,  elle  m'a  dit  très  vite  :  —  Venez  sou- 
vent. , 

En  revenant  à  Aix,  j'ai  causé  avec  M'"^  Marsanne.  Elle  m'a  dit  que 
Lucie  était  pour  elle  un  grand  problème,  qu'elle  paraissait  m' aimer 
réellement,  bien  qu'elle  n'en  voulût  convenir  avec  personne  et  avec 
Élise  moins  qu'avec  toute  autre.  Élise  paraît  un  peu  piquée  de  cette 
réserve,  que  pour  mon  compte  je  m'explique  instinctivement.  Élise 
ne  m'inspire  pas  à  moi-même  une  confiance  absolue.  Elle  n'a  aucun 
sot  dépit  contre  moi ,  et  pourtant  elle  est  femme ,  et  peut-être  eût- 
elle  mieux  aimé  repousser  mes  assiduités,  qu'elle  ne  désirait  pas, 
que  de  n'avoir  pas  à  les  repousser  du  tout.  Elle  porte  Lucie  aux 
nues  à  tout  propos;  mais,  comme  il  n'est  pas  dans  sa  nature  d'ad- 
mirer quelque  chose  ou  quelqu'un,  on  sent  dans  ses  éloges  le  man- 
que de  naturel  et  d' à-propos.  C'est  comme  si  elle  obéissait  à  l'esprit 
d'un  rôle  qu'elle  se  serait  tracé,  mais  qu  elle  ne  saurait  pas  bien 
jouer.  Je  suis  peut-être  injuste,  ne  crois  pas  rigoureusement  ce  que 
je  te  dis  là;  mais  il  faut  bien  que  tu  saches  pourquoi  je  ne  me  sens 
porté  à  aucun  abandon  avec  elle,  tandis  que  sa  mère  est  toujours  la 
même  pour  moi. 

Celle-ci  m'a  appris  que  Lucie  s'était  fort  inquiétée  de  me  savoir 


280  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

malade,  ou  plutôt  de  m' avoir  su  malade,  car  on  ne  lui  a  dit  ma  fièvre 
que  quand  j'ai  été  hors  d'afiaire.  Et  puis,  en  apprenant  mon  départ, 
elle  s'est  évanouie,  et  elle  t'a  écrit  ensuite  une  lettre  qu'après  ré- 
flexion elle  n'a  plus  voulu  t'envoyer.  Que  s'est-il  donc  passé  dans 
cette  âme  mystérieuse?  Pourquoi,  si  elle  m'aimait,  avoir  agi  de  ma- 
nière à  me  désespérer?  Il  est  impossible  de  soupçonner  en  elle  la 
moindre  perfidie,  et  jamais  femme  n'a  ignoré  plus  complètement  les 
coquetteries  du  caprice.  Elle  subissait  une  influence...  L'a-t-elle 
définitivement  secouée?  Ah!  qu'il  me  tarde  de  pouvoir  être  seul 
avec  elle  et  avec  le  grand-père,  devant  qui  elle  peut  dire  tout  ce 
qu'elle  pense!  —  Sois  pourtant  bien  tranquille  sur  mon  compte,  et 
si  Henri  t'écrit  que  je  suis  trop  agité,  n'en  crois  rien.  Henri  ne  sait 
pas  ce  que  c'est  que  les  bienfaisantes  consolations  et  les  vivifians 
conseils  d'un  père  comme  toi. .  Ton  Emile. 

DIXIÈME    LETTRE. 


LUCIE    A    M.    MOREALI,    A    CHAMBERY. 


Turdy,  le  9  juin. 

La  voici,  cette  grande  confidence.  Soyez  assuré  qu'elle  est  aussi 
nette  et  aussi  sincère  qu'une  confession. 

Je  ne  vous  ai  écrit  qu'une  fois  cette  année,  et  ma  lettre  était  plus 
courte  que  les  autres.  Je  n'arrangerai  rien,  j'avouerai  le  fait.  Je  n'ai 
pas  senti  le  besoin  de  vous  écrire  davantage ,  et  comme  c'est  tou- 
jours moi  qui  ai  besoin  de  vous,  comme  vous  ne  pouvez  jamais  avoir 
besoin  de  moi,  je  me  suis  crue  dispensée  de  vous  importuner  de  ces 
écritures  sans  but  et  sans  portée  qui  servent  à  tuer  le  temps  dans 
les  relations  des  gens  du  monde. 

Depuis  un  an,  mes  idées  se  sont  modifiées.  Je  croyais  que  cela  ne 
durerait  pas,  j'attendais  pour  vous  le  dire  que  je  fusse  sortie  de  cette 
épreuve;  mais  ce  n'était  pas  une  épreuve,  c'était  une  vue  nouvelle  : 
sa  clarté  et  sa  durée  m'ont  donné  le  droit  d'y  croire. 

H  y  a  un  an,  mon  grand-père  était  à  Lyon;  j'étais  à  Ghambéry, 
auprès  de  ma  tante.  Je  voyais  beaucoup  les  communautés  instituées 
pour  r éducation  chrétienne  des  jeunes  filles.  J'aime  les  enfans,  vous 
le  savez,  et  quand  j'ai  aspiré  si  longtemps  et  si  fortement  à  l'état  re- 
ligieux, c'est  toujours  sous  la  forme  d'institutrice  et  de  mère  adop- 
tive  de  l'enfance  que  ce  noble  état  m'apparaissait.  Vous  m'aviez 
conseillé  de  fréquenter  ces  établissemens  afin  d'y  prendre  de  plus 
en  plus  le  goût  des  devoirs  auxquels  ils  sont  consacrés.  Eh  bien! 
c'est  là  précisément  que  j'ai  perdu  le  goût  de  cette  maternité  banale 
qui  n*est  pas  celle  que  Dieu  inspire  directement  à  la  femme.  D'abord 


MADEMOISELLE   LA    QUINTINIE.  281 

ces  établissemens  ne  peuvent  se  soutenir  qu'à  l'aide  de  spéculations 
et  de  calculs  dont  le  côté  matériel  me  répugne,  et  puis  ils  sont  bien 
plus  institués  par  l'esprit  de  parti  du  dehors  que  par  l'esprit  de 
charité  du  dedans.  L'hostilité  déclarée,  ardente,  sans  cesse  en  mou- 
vement de  cette  lutte  contre  le  siècle  a  quelque  chose  qui  m'effraie 
et  me  consterne.  J'ai  craint  de  me  tromper,  j'ai  obtenu  de  mes  pa- 
rens  la  permission  de  voyager  avec  des  dames  missionnaires  en 
tournée;  j'ai  fait  avec  elles  plusieurs  voyages,  j'^i  visité  une  grande 
partie  du  centre  et  du  midi  de  la  France.  Eh  bien!  j'ai  vu  des  intri- 
gues véritables  pour  faire  tomber  les  établissemens  séculiers,  pour 
tuer  toute  concurrence,  pour  accaparer  et  monopoliser  le  bénéfice 
d'un  commerce,  car  cela  est  devenu  un  commerce  la  plupart  du 
temps.  L'état  religieux  est  devenu  généralement  lui-même  un  mé- 
tier pour  vivre,  et  l'esprit  de  corps  n'est  qu'un  esprit  d'égoïsme  un 
peu  moins  étroit,  mais  beaucoup  plus  âpre  que  l'égoïsme  individuel. 
Ne  vous  récriez  pas,  mon  ami  :  je  ne  sais  comment  les  choses  se  pas- 
sent ailleurs;  mais  aujourd'hui,  en  France,  je  les  ai  vues  telles 
qu'elles  sont,  et  elles  ne  sont  point  à  la  gloire  de  Dieu.  J'ai  voulu 
savoir  si  c'était  seulement  la  corruption  de  l'idéal  dans  certaines 
communautés.  J'ai  été  mise  dans  la  confidence  de  l'esprit  de  l'ordre, 
et  j'ai  vu  un  esprit  de  lucre  et  de  domination  poussé  et  soutenu  par 
un  esprit  de  conspiration,  je  ne  dirai  pas  contre  tel  ou  tel  gouver- 
nement, mais  contre  toute  espèce  d'institutions  ayant  la  liberté  pour 
base.  Je  suis  à  peu  près  sûre  aujourd'hui  qu'il  en  est  ainsi  dans  la 
plupart  des  établissemens  religieux  des  deux  sexes  et  que  cette  po- 
pulation de  serviteurs  de  Dieu,  en  prenant  une  extension  subite  et 
en  disposant  de  ressources  considérables,  s'est  donnée  à  l'esprit 
mercantile  et  positif  du  siècle.  Non,  Dieu  n'est  plus  là,  et  cela  devait 
arriver.  L'état  de  renoncement  est  un  état  sublime  qui  doit  rester 
exceptionnel,  pauvre,  et  pour  ainsi  dire  caché.  Du  moment  qu'il 
s'affiche,  qu'il  tourne  au  prosélytisme  calculé  et  intéressé,  du  mo- 
ment qu'il' se  recrute  avec  aussi  peu  de  choix  et  de  scrupule  que 
s'il  ne  s' agissait  pas  de  servir  d'exemple,  du  moment  qu'il  se  répand 
dans  toutes  les  affaires  de  ce  monde  et  qu'il  se  mêle  à  tous  les  cou- 
rans  vulgaires  de  ses  intrigues  puériles,  il  n'est  plus  le  premier, 
mais  le  dernier  des  états,  car  il  trafique  des  choses  les  plus  sacrées, 
la  foi  et  le  renoncement. 

Je  me  suis  donc  éloignée  de  ces  projets,  navrée  d'abord,  et  puis 
peu  à  peu  rassurée  dans  ma  foi,  car  rien  ne  prouve  contre  Dieu,  et 
les  faux  prophètes  n'ont  point  ébranlé  l'arche  sainte  de  la  vraie 
croyance;  mais  j'ai  souffert  pour  me  remettre  sur  mes  pieds.  Il  y 
avait  eu  pour  moi  quelque  chose  de  si  doux  à  me  sentir  vivre  dans 
une  atmosphère  de  vaste  fraternité  religieuse  avec  la  foule  grossis- 


282  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

santé  des  fidèles!  L'association  des  idées,  des  sentimens  et  des  actes, 
c'est  vraiment  l'idéal  social  et  divin!  J'étais  fière  alors  d'appartenir 
à  l'église  romaine,  à  ce  catholicisme  dont  le  nom  signifie  doctrine 
universelle.  Je  voyais  se  réaliser  le  rêve  de  ma  foi,  l'esprit  de  Dieu 
se  répandre  dans  les  masses,  les  aumônes  se  formuler  en  millions, 
les  monastères  se  relever  sur  tous  les  points  de  la  France,  les  poé- 
tiques chartreuses  se  rebâtir  avec  leurs  propres  ruines  dans  les  sites 
sauvages,  les  paysans  se  prosterner  naïvement  devant  les  chapelles 
pittoresques  et  les  croix  bénies,  les  églises  se  remplir  d'une  foule 
avide  de  la  parole  de  Dieu,  comme  aux  plus  beaux  temps  de  la  foi; 
je  voyais  enfin  cette  grande  chose  s'opérer  :  l'union  dans  la  force  de 
l'amour!  Et  ces  belles  sociétés  de  secours,  cette  fraternité  puissante, 
cet  appui  que  le  faible  était  toujours  sûr  de  trouver  en  invoquant  le 
nom  du  Christ,  ce  sentiment  de  confiance  qui  me  poussait  dans  la  vie 
avec  la  certitude  de  pouvoir  faire  le  bien  en  donnant  tout,  ma  fortune, 
mon  temps,  mon  intelligence  et  ma  vie  à  une  église  vraiment  évan- 
gélique,  oh!  oui,  tout  cela  était  bien  beau,  et  je  respirais  à  pleine 
poitrine  dans  mon  idéal!  J'étais  jeune,  j'étais  gaie;  tout  me  souriait 
dans  le  présent  et  dans  l'avenir.  Il  n'y  avait  aucune  ombre  en  moi, 
aucun  écueil  possible  dans  ma  vie.  Le  ciel  était  pur  sur  ma  tête,  le 
monde  était  lancé  irrésistiblement  sur  la  pente  du  vrai.  Tous  mes 
semblables  allaient  être  heureux  et  bons.  Plus  de  détresse,  plus 
d'isolement  pour  ma  pensée!  L'Évangile  était  debout,  et  l'humanité 
chrétienne  était  une  immense  chaîne  de  mains  amies,  enlacées  les 
unes  aux  autres  pour  s'aider  et  s'entraîner  dans  la  voie  du  beau  et 
du  bien  î 

Rêve  d'enfant  que  j'ai  bien  pleuré  !  Les  temps  que  je  croyais  venus 
sont  loin  encore.  Il  n'a  manqué  qu'une  chose  à  ce  grand  élan  reli- 
gieux du  siècle,  la  sincérité!  Elle  n'y  est  point;  par  conséquent  ni 
foi,  ni  charité  réelle,  ni  espérance  rassurante  dans  ce  prétendu  ré- 
veil divin.  Le  bien  s'y  fait  mal,  avec  partialité,  avec  calcul.  On  y 
vend  l'aumône,  puisqu'on  y  achète  la  prière.  On  y  spécule  de  l'ai- 
sance des  familles  et  de  la  sécurité  des  existences.  On  y  chante  les 
louanges  de  Dieu  sans  penser  à  Dieu.  On  s'y  permet  beaucoup  de 
ce  que  l'on  défend  aux  autres ,  et  le  mal  lui-même  y  a  quelquefois 
des  sanctuaires  de  refuge  et  des  licences  impunies  comme  au  moyen 
âge.  Ne  dites  pas  que  je  me  trompe,  que  j'ai  mal  vu,  mal  compris, 
que  je  subis  de  funestes  influences.  Je  n'en  ai  subi  aucune,  je  n'ai 
jamais  laissé  discuter  ma  foi,  même  par  mon  grand-père,  qui  est 
mon  meilleur  ami;  je  ne  suis  pas  un  esprit  faible,  et  je  ne  m'aban- 
donne pas  à  l'impression  d'un  fait  isolé.  Je  n'en  signale  aucun  en 
particulier,  et  ce  n'est  pas  le  pays  que  j'habite  qui  m'a  fourni  des 
sujets  saillans  d'observation;  c'est  un  ensemble  de  choses  qu'on  m'a 


MADEMOISELLE    LA   QUINTINIE.  283 

laissé  connaître  et  apprécier,  comptant  me  rallier  à  l'œuvre  géné- 
rale. Je  ne  me  suis  pas  livrée  à  cet  examen  attentif  et  clairvoyant  des 
personnes  et  des  choses  par  curiosité  frivole  et  avec  l'arrière-pen- 
sée  d'y  trouver  le  prétexte  d'une  défection.  Oh  non  !  Dieu  m'en  est 
témoin  !  mon  parti  était  pris ,  j'avais  accepté  d'avance  toutes  les 
luttes,  et  j'allais  même  jusqu'à  la  cruauté  envers  la  famille  pour 
réaliser  le  vœu  de  mon  cœur.  Je  voulais  être  religieuse  et  je  ne  vou- 
lais que  choisir  l'ordre  où  je  me  sentirais  plus  utile  à  la  religion. 
Qu'ai-je  trouvé?  Rien  qui  parle  à  ma  foi,  si  ce  n'est  ce  pauvre  cou- 
vent de  carmélites  où  je  vais  encore  quelquefois  et  où  je  n'irai 
plus,  parce  que  j'y  ai  reconnu,  à  mon  dernier  examen,  un  esprit 
étroit  et  sombre,  un  ascétisme  sans  chaleur,  un  sauvage  mépris  de 
l'humanité,  une  protestation  sincère,  mais  sauvage  et  stupide  contre 
la  civilisation  et  contre  l'avenir  de  la  société  (1). 

Ceci  n'est  pas  ce  que  vous  m'avez  enseigné,  mon  ami!  Vous 
m'avez  montré  le  vaste  et  riant  horizon  de  la  foi  sous  les  couleurs 
de  mon  rêve.  Ce  rêve  s'est  évanoui.  J'ai  dû  alors  rentrer  en  moi- 
même  et  me  demander  au  service  de  quelle  cause  sainte  et  féconde 
mon  cœur  toujours  croyant  et  mon  esprit  toujours  logique  allaient 
maintenant  se  dévouer. 

Jusqu'ici  ma  vie  n'a  pas  été  celle  de  tout  le  monde.  Il  m'a  man- 
qué d'avoir  une  mère ,  j'ai  à  peine  connu  la  mienne,  et  ma  grand'- 
tante  ne  pouvait  pas  la  remplacer;  il  y  avait  trop  de  distance  d'âge 
entre  nous.  Mon  père  a  toujours  vécu  loin  de  moi,  mon  enfance  s'est 
donc  écoulée  dans  le  monde  antique  et  suranné  de  Ghambéry  ou  dans 
l'austère  solitude  de  ce  vieux  manoir,  en  tête-à-tête  avec  un  vieil- 
lard excellent  et  charmant,  mais  tout  d'une  pièce  dans  ses  idées  et 
fort  peu  disposé  à  régler  et  à  développer  mes  premières  aspira- 
tions. Point  de  sœurs,  point  de  compagnes  de  mon  âge;  à  Turdy, 
point  de  religion;  à  Ghambéry,  beaucoup  de  pratiques  religieuses, 
aucune  dévotion  intérieure  et  sentie.  Hélas!  faut-il  reconnaître  que, 
panni  tant  de  manières  de  croire  qui  se  partagent  la  religion  de 
notre  temps,  cette  dévotion  inoffensive  et  tolérante  est  encore  une 
des  moins  mauvaises? 

Quoi  qu'il  en  soit,' j'étais  sans  religion  aucune  quand  ma  tante 
me  fit  envoyer  à  ce  couvent  de  Paris  où  j'ai  eu  le  bonheur  de  vous 
connaître.  Vous  vous  souvenez  de  cette  enfant  sauvage  qui  chantait 
d'une  voix  de  clairon  à  la  tribune  de  l'orgue  et  qui  ne  se  souciait  de 
rien  que  de  musique,  d'étude  silencieuse  et  de  récréation  bruyante? 
Vous  avez  mieux  auguré  d'elle  que  les  autres,  vous  avez  dit  :  «  G'est 
une  bonne  personne,  elle  est  tout  entière  à  ce  qu'elle  fait.  »  Et 

(l)  L'auteur  n'a  pas  besoin  de  dire  qu'il  ne  désigne  aucun  couvent  particulier,  et 
qu'il  ignore  s'il  y  a  des  carmélites  à  Ghambéry  ou  aux  environs. 


284  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

VOUS  avez  entrepris  de  m'instruire  dans  la  religion,  en  même  temps 
que  vous  dirigiez  mes  études  profanes  dans  le  sens  le  moins  étroit 
possible,  au  sein  d'un  couvent  de  femmes.  On  m'a  trouvé  de  la  mé- 
moire et  de  la  facilité  :  vous  me  trouviez ,  vous ,  du  jugement  et  de 
l'ordre  dans  les  idées.  Vous  m'avez  beaucoup  gâtée  en  m'encoura- 
geant  à  me  servir  de  ma  logique  naturelle  pour  comprendre  Dieu, 
et  de  mon  cœur  tel  qu'il  était  disposé  à  l'aimer.  Je  vous  dois  tout 
le  bonheur  que  mon  âme  d'enfant  pouvait  trouver  en  ce  monde  si 
désert  pour  moi.  Vous  m'avez  donné  le  ciel,  et  vous  avez  toléré  tous 
les  élans  de  mon  petit  esprit,  jusqu'à  me  permettre  en  souriant  de 
ne  pas  croire  d'une  manière  absolue  à  l'éternelle  damnation  et  à 
ces  tortures  matérielles  de  l'enfer  qui  me  paraissaient  indignes  du 
sens  moral  de  la  foi. 

Sur  bien  d'autres  points  encore,  vous  avez  élargi  pour  moi  le 
cercle  étroit  d'une  certaine  orthodoxie  farouche;  vous  m'avez  pro- 
mis que  mon  grand-père  ne  serait  pas  jugé  et  perdu  sans  retour 
pour  n'avoir  pas  compris  Dieu;  vous  m'avez  autorisée,  fût-ce  à 
l'heure  suprême  de  la  mort,  à  ne  pas  le  tourmenter  inutilement 
pour  le  faire  rentrer  dans  le  sein  de  l'église;  vous  m'avez  défendu 
de  haïr  et  de  mépriser  les  dissidens;  enfin  vous  m'avez  enseigné 
une  religion  d'amour,  de  grâce  et  de  bonté  qu'il  ne  me  serait  plus 
possible  de  changer  contre  une  autre,  et  pour  laquelle  je  vous  bé- 
nirai tant  que  je  serai  moi-même. 

Vos  lettres  si  paternelles  et  si  véritablement  évangéliques  ont 
continué  votre  ouvrage  et  maintenu  mon  cœur  dans  cet  état  de 
béatitude  jusqu'à  l'année  dernière.  De  ce  moment,  il  m'a  semblé 
que  vous  changiez  de  sentiment  intérieur  et  que  vous  me  parliez  un 
langage  nouveau.  Après  avoir  ajourné  pendant  des  années  le  désir 
que  j'éprouvais  de  renoncer  au  monde,  vous  m'avez  poussée  à  ce 
parti  avec  une  énergie  soudaine.  Il  semble  que  ce  vénérable  père 
Onorio,  dont  vous  me  parliez  avec  enthousiasme,  ait  modifié,  dirai- 
je  dénaturé?  votre  foi...  Vous  ne  pensiez  plus  que  mon  salut  fût  con- 
ciliable  avec  mes  devoirs  de  famille,  et  pendant  quelques  instans, 
quelques  semaines  peut-être,  j'ai  travaillé  à  vous  obéir  en  pesant 
un  peu  sur  la  tendresse  de  mon  grand-père,  et  en  le  dominant  par 
la  crainte  de  me  pousser  à  la  révolte.  Mon  ami,  je  me  suis  vue  au 
seuil  du  fanatisme,  et  j'ai  eu  là  quelques  accès  d'obstination  et  de 
malice  d'un  enfant  gâté.  Au  moment  où  je  commençais  à  me  le  re- 
procher, la  désillusion  s'est  faite  à  l'égard  de  l'esprit  de  la  religion 
de  ce  temps-ci,  et  voilà  où  j'en  étais  quand  votre  arrivée  m'a  sur- 
prise, quand  votre  lettre  m'a  bouleversée.  Ah!  que  cette  lettre-là 
ressemble  peu  aux  anciennes,  et  comme  il  m'est  difficile  de  vous 
reconnaître  à  travers  ce  ton  indigné,  chagrin  et  rempli  d'épouvantes! 


MADEMOISELLE    LA    QUINTINIE.  285 

Votre  style  lui-même  est  changé  comme  votre  accent,  comme  votre 
figm'e,  et  je  vous  ai  cru  lancé  dans  ces  mystérieuses  affaires  qui 
se  résolvent  toujours  par  une  récolte  d'argent,  dont  l'emploi  n'est 
pas  toujours  vraiment  utile  et  pieux!  Mon  ami,  pardonnez-moi  de 
vous  dire  tout  cela;  mais  je  ne  sais  pas  feindre.  Vous  aimiez  ma 
franchise.  Il  faut  l'aimer  encore  et  répondre  à  mes  objections  par 
des  raisons,  non  par  des  menaces;  je  n'y  croirais  pas.  Souvenez- 
vous  qu'entre  Dieu  et  moi  je  n'ai  jamais  pu  apercevoir  le  diable.  Si 
Dieu  veut  me  châtier,  il  ne  se  servira  pas  de  l'esprit  du  mal  pour 
me  ramener  au  bien,  et  s'il  est  pour  moi  sans  merci,  s'il  veut  me 
confondre  et  m'anéantir,  il  m'abandonnera  à  moi-même.  C'est  bien 
assez  de  moi  pour  me  torturer,  si  ma  conscience  est  coupable;  c'est 
bien  assez  de  l'horreur  des  ténèbres,  si  l'œil  de  Dieu  n'est  plus  le 
flambeau  de  ma  vie. 

Pour  aujourd'hui,  voilà  tout  ce  que  j'ai  à  vous  dire.  La  confidence 
de  mes  sentimens  personnels  et  de  mes  projets  est  tout  à  fait  inutile, 
si  nous  ne  pouvons  plus  nous  entendre  sur  le  point  de  départ,  la  re- 
ligion. La  mienne  n'a  pas  changé  depuis  tantôt  six  ans  que  vous 
lisez  dans  mes  pensées,  et  je  ne  vois  rien  dans  le  présent  que  je  ne 
puisse  combattre  seule,  si  je  m'y  sens  en  péril  sérieux.  Soyez  sûr 
que  j'y  ai  songé  et  que  je  n'ai  pas  été  pour  rien  m' enfermer  aux 
carmélites.  Lucie. 

ONZIÈME    LETTRE. 
MOREALI    A    MADEMOISELLE    LA     QUINTINIE,    A    TURDY. 

Chambéry,  le  10  juin. 

Oui,  j'ai  changé,  Lucie,  j'ai  changé  complètement  d'esprit  et  de 
volonté;  ne  vous  l'avais-je  pas  écrit?  J'étais  sorti  de  la  voie  du  salut, 
j'y  suis  rentré,  et  il  faut  que  je  vous  y  ramène,  il  le  faut  absolument, 
ou  un  remords  éternel  pèsera  sur  mon  âme  en  ce  monde,  peut-être 
un  éternel  châtiment  dans  l'autre. 

Lucie,  vous  êtes  toute  préparée  pour  ce  que  j'ai  à  vous  dire;  vous 
avez  vu  clair,  la  vraie  religion  est  perdue.  Personne  ne  croit  plus, 
chacun  l'interprète  à  sa  manière,  il  n'y  a  plus  d'orthodoxie.  Les  ca- 
tholiques se  sont  faits  protestans  à  leur  insu,  beaucoup  se  sont  faits 
juifs  tout  en  criant  contre  les  juifs,  moins  âpres  dans  leur  cupidité 
que  ne  le  sont  ces  prétendus  chrétiens.  Le  mal  est  partout,  il  ne 
connaît  même  plus  cette  contrainte  de  l'hypocrisie  dont  on  disait 
qu'elle  était  un  hommage  rendu  à  la  vertu.  Non,  en  fait  d'hypo- 
crites, il  n'y